Laisser courir

Par Lecteur34000

" Laisser courir "

ROTH Philip

Le Lecteur poursuit sa redécouverte, et dans un ordre chronologique, des romans de Philip Roth traduits en français et publiés par Gallimard. De ce " Laisser courir " il n'avait gardé qu'un souvenir ténu, inconsistant. Doit-il invoquer sa jeunesse, son inattention d'alors, sa méconnaissance de l'Amérique pour se justifier de cette sorte de page blanche dans sa mémoire ? Est-il en droit d'évoquer ses réticences lorsqu'il s'en revint près d'un demi-siècle plus tard vers ce roman après avoir lu les critiques que Philip Roth adressaient à l'encontre de ses premières œuvres ? L'essentiel n'est-il pas, au contraire, qu'il se soit immergé dans " Laisser courir " et qu'au terme de sa lecture il ne soit pas parvenu à la conclusion que ce roman-là se situait au niveau des choses mineures qu'un Ecrivain est en droit de répudier.

Pourquoi ? D'abord parce que " Laisser courir " est un formidable, un prodigieux outil de découverte de ce qu'était l'Amérique de la fin des années cinquante de l'autre siècle. Une société figée, empêtrée dans des relations aux appartenances ethniques (et pas seulement raciales), une société frileuse au sein de laquelle les relations hommes/femmes s'engluaient dans des conformismes qui ne concédaient que peu d'espace au " Deuxième sexe ". Avec toutes les pesanteurs imposées par l'enfermement à l'intérieur de communautés religieuses.

C'est dans ce contexte-là que Philip Roth fait évoluer quelques personnages dont les destinées, amoureuses ou pas, vont s'entrecroiser durant quelques années. Gabe Wallach, jeune enseignant universitaire, fils d'un dentiste veuf et fortuné. Paul Herz, son collègue d'origine juive, en rupture de ban avec sa famille et donc avec sa communauté. Libby Herz, fragile mais séduisante jeune femme, que Paul finit par épouser. Martha Reganhart, à la beauté rayonnante, divorcée et mère de deux enfants. Et quelques autres comparses qu'il serait trop long de mentionner ici.

La plus grande partie du récit tourne autour de ces quatre personnages-là. Deux hommes et deux femmes qui cristallisent toutes les difficultés qu'éprouvent leurs contemporains à se désentraver des pesanteurs succinctement mentionnées ci-dessus. Quatre personnages attachants, et en particulier, les deux femmes, Libby et Martha. Deux femmes qui se débrouillent, comme elles le peuvent, pour trouver leur place dans une société qui ne leur concède qu'un recoin, qui se battent avec leurs armes à elles, qui surmontent les souffrances que leur impose le respect des convenances. Des pages superbes décrivent, par exemple, le drame que constituaient alors les grossesses non désirées.

C'est un Philip Roth à mille lieu des clichés habituels qui se révèle dans " Laisser courir ". Un Philip Roth qui prend leur parti à elles, les damnées de la terre d'Amérique, fussent-elles liées aux franges privilégiées de la société. Le roman a enthousiasmé le vieux Lecteur qui peut comprendre le rejet tardif de l'Ecrivain de ses œuvres de jeunesse mais qui ne se sent nullement obligé de l'accompagner dans ce rejet. D'autant moins que la plume, trempée dans une encre acide, brosse un tableau sans concession de cette société-là.

" Il y eut soudain un certain mouvement, principalement vers les deux salles de bains. Les femmes se refaisaient les yeux devant tous les miroirs de la maison. Les hommes se mouchaient dans des mouchoirs somptueux. On avait son fils, son petit-fils, la chair de sa chair à des kilomètres et des kilomètres... Pendant un moment, on ne vit dans la pièce que des dos bien rembourrés. Mais je ne sais par quel miracle - le miracle de l'alcool, de la camaraderie, parce que chacun se sentait une obligation envers les Pèlerins - la soirée ne devint pas un assemblage de vieilles gens s'effondrant sur le sol en se grattant la poitrine. Pendant quelques minutes, on n'en fut pas loin - Mrs. Norton était devenue presque violette de tristesse au milieu de la pièce qui se vidait - puis on se mit à avoir mal aux pieds, les ventres se ballonnèrent, on eut des brûlures d'estomac. Des gémissements et des soupirs l'emportèrent sur les douleurs plus profondes et les ventres pleins s'élevaient et s'abaissaient, épuisés. Les femmes étaient assises, la tête en arrière et les bras croisés ; les hommes dormaient... "