"E ma unãn ! Toute seule ! Telle serait ma devise".

Disons-le tout de suite, le livre dont nous allons parler aujourd'hui n'est certainement pas celui qui me laissera le plus grand souvenir. Et je vais vous expliquer pourquoi dans ce billet. Pour autant, il est loin d'être dénué d'intérêt et saura sans doute séduire certains lecteurs, épris d'aventures, de personnages intrépides, d'histoires gentiment romanesques et de soif de liberté... Avec "l'Abeille noire" (publié aux éditions Carpentier, Thierry Conq et Ronan Robert, deux professeurs amoureux de littérature, d'écrivains voyageurs, et de mer, signent un premier roman à quatre mains, qui va transporter le lecteur de la Bretagne à l'île de Saint-Domingue, en plein siècle des Lumières. Dommage que la première partie, de mon humble point de vue, ne soit pas à la hauteur, Awen Le Du, personnage central de cette histoire, me paraissant être un fort beau personnage qui aurait gagné à être plus étoffé, dans un contexte rendu un peu plus solide... Mais, on se dépayse et la deuxième partie, pleine d'actions, pimente la donne, pour divertir le lecteur pendant quelques heures.
Awen Le Du est la fille d'un pêcheur breton de Saint-Nic, devenue l'aîné de la fratrie quelques années plus tôt, lorsque son grand frère a disparu. Désormais âgée de 15 ans, c'est elle qui sort en mer avec son père pour ramener la pêche censée nourrir la famille, au lieu de travailler aux côtés de sa mère, comme ses jeunes soeurs.
Cette situation de garçon manqué va lui être bien utile quand, elle aussi, un jour de 1755, va choisir de s'enfuir, le coeur brisé, mais certaine qu'elle ne peut agir autrement. Le curé du village, aux moeurs a minima libertines, pour ne pas dire carrément immorales, s'est permis un comportement déplacé envers l'adolescente qui prend peur. Qui la croirait ?
Alors, elle décide de quitter ce village qui était jusqu'ici son unique horizon pour se lancer sur les traces de son frère. Comment le retrouver, elle n'en sait encore rien, mais, portée par cet espoir, elle devient une autre. Awen n'existe plus, c'est en garçon, sous le prénom d'Ildut, que la Bretonne se rend à Brest où elle espère commencer une nouvelle vie.
Pas facile, mais elle va faire une rencontre décisive, non seulement parce qu'elle va lui permettre de se tirer d'un bien mauvais pas (preuve que, dans ce monde, se faire passer pour un garçon ne protège pas de tout...), mais aussi parce que les deux hommes qui vont l'aider vont bouleverser profondément son existence.
Le premier est un vieillard, aveugle, érudit et autoritaire, qui semble être en quête d'un disciple à qui transmettre son savoir, qui se fait appeler Youn An Dall. L'accompagne, taciturne, discret, mais toujours prêt à tout, un homme noir, le premier que rencontre Ildut, à l'imposante stature et répondant au nom de Bethléem.
A leurs côtés, la jeune fille, qui continue à se faire passer pour un garçon, va énormément apprendre. Il faut dire que Youn An Dall se comporte plus comme un précepteur, et des plus sévères, que comme un mentor. Mais, le vieil homme, comme son étrange acolyte, restent entourés de mystère, y compris aux yeux de l'adolescente.
Ce curieux trio aurait pu vivre longtemps à Brest et dans les environs sans quelques incidents qui vont hâter leur départ. C'est à Londres, en fait, que la vie d'Ildut va prendre un nouveau cours, lorsque son vieux professeur lui apprend qu'il a retrouvé la trace de son frère. C'est à Saint-Domingue, ce l'autre côté de cet Océan Atlantique qu'elle observe depuis toujours, qu'il se trouverait.
Et, par l'entremise de Youn, qui a décidément le bras long, Ildut/Awen va pouvoir embarquer sur un bateau pour se rendre dans les Caraïbes... Un voyage dangereux, mais que l'entêtée bretonne veut accomplir. Un voyage qui va lui réserver aussi un lot de surprises, pas franchement toutes agréables, bien au contraire...
Et, surtout, un voyage qui va permettre à l'adolescente de découvrir une situation qu'elle méconnaissait voire ignorait totalement : celle de l'esclavage, en vigueur sur l'île et dans toute la région, pour produire café et sucre, principalement, à destination des plus nantis du Royaume de France...
Jusqu'ici, tout va bien. Si j'ajoute la liste des auteurs qui ont inspiré nos deux primo-romanciers, Stevenson, Conrad, Melville, Defoe, Loti, Chateaubriand, Hugo et j'en passe, on se dit que le lecteur est placé sous les meilleurs auspices... Le souffle est là, oui, c'est certain. Mais, il y a un mais... Et de taille, en tout cas pour moi.
Ce mais, on le trouve dans la première partie de ce roman, là où nos deux auteurs auraient pu (dû ?) approfondir leur personnage central pour lui donner de l'étoffe, du volume et en faire un personnage superbe. Car il y a la matière pour cela, alors, pourquoi avoir juste esquissé cette intrépide Arwen, vive, au caractère entier et à la détermination de granit.
Alors, je ne comprends pas... Pourquoi la faire partir déguisée en garçon, sans que ce travestissement n'intervienne véritablement ? Avouez que, même à 15 ans, il ne doit pas être simple pour une jeune fille de se faire passer pour un jeune gars et que cette situation pose, en toutes circonstances, des soucis d'intendance et la nécessité d'une attention sans relâche.
Or, ici, tout cela est juste effleuré. Au lieu d'u argument romanesque fort, on n'a guère plus qu'un postulat : Arwen, qui est pourtant à un âge où son corps change (ce n'est pas sale, pensez aux fleurs...), se fait passer pour un garçon et trompe tout son monde, comme une lettre passe à la poste... Il m'a manqué quelque chose, cet absence de traitement m'a frustré.
De la même façon, Ildut devient quasiment capitaine du bateau que Youn An Dall met à sa disposition. Là encore, qu'un aussi jeune homme, sorti de nulle part, impose ses quatre volontés à un équipage de vieux loups de mer qui a dû en voir des vertes et des pas mûres sur toutes les mers du monde, ne semble poser aucun souci.
Tout se fait le plus naturellement du monde, comme si le charisme d'Ildut était tel que personne ne moufte... Admettons... Mais, que ce même jeune homme, dont l'expérience en mer se limite à des sorties de pêche avec son père, se montre d'un seul coup apte à commander un navire transatlantique, je suis assez dubitatif...
Bien sûr, deux ans ont passé entre le départ de Saint-Nic et l'embarquement pour Saint-Domingue. Bien sûr, on comprend que Youn An Dall a sérieusement fait travailler son élève, mais dans le domaine des humanités plus que sur le terrain. En tout cas, rien ne nous est montré en ce sens, dans cette première partie, qui avait tout d'un potentiellement formidable roman initiatique...
Corollaire de cette situation, quid de l'enseignement martial ? Autant Arwen connaissait la mer, autant je l'imagine mal s'entraînant au maniement des armes, épée et pistolet, le soir, à la veillée, au retour des campagnes de pêche. Pourtant, là encore, la Bretonne révèle de véritables talents en la matière... Qu'elle n'ait pas froid aux yeux, ça ne me dérange pas, mais qu'elle devienne un complet combattant, sans rien avoir, apparemment, expérimenté, là, je reste dubitatif...
Entendons-nous bien : ce qui me gêne, c'est que ces différents aspects que je viens d'évoquer manquent au récit. Peut-être, lors de ces deux années aux côtés du vieil aveugle et de Bethléem, Arwen a-t-elle appris ce genre de choses, mais cela ne nous est pas raconté. Dans la liste des auteurs référents, je n'ai pas cité Paul Féval. On avait là de quoi faire de la première partie un hommage au Bossu et à tous le genre cape et épée, et c'est éclipsé...
Conq et Robert ont eu l'idée de ce personnage d'Arwen qui a tout pour prendre de l'ampleur, pour se construire, étape par étape, et remplir tout l'espace au fur et à mesure. Mais cette première partie est vraiment trop précipitée, on s'en rend vraiment compte une fois le voyage vers Saint-Domingue lancé, depuis les premiers événements, le départ de Saint-Nic, jusqu'à cette prise de commandement.
Dernier petit point, parce que, au point où j'en suis, autant chipoter jusqu'au bout, j'aurais bien pris quelques scènes maritimes supplémentaires, ou que, au moins, celles que l'on découvre soient un poil plus mouvementées. Cet océan Atlantique m'a paru un peu trop... pacifique, si vous me permettez ce jeu de mots un peu facile... Ce n'est pas que je cherche spécialement le mal de mer, mais quelques aléas sont toujours les bienvenus !
Voilà, j'ai craché ma bile, même si ces critiques se veulent d'abord constructives. C'est du dépit de lecteur ambitieux, rêveur et ayant dévoré les livres de certains des auteurs cités dans les remerciements par Conq et Robert. Le bourgeon Arwen méritait, je trouve, une éclosion plus lente et surtout plus complète que dans "l'Abeille noire".
Un dernier mot sur Arwen, qui prononce la phrase que j'ai choisie comme titre de ce billet. Oui, il me semble que cela la représente parfaitement, du moins pour ce livre-ci. Assez paradoxalement, alors qu'elle doit beaucoup aux personnes qu'elle rencontre, Youn et Bethléem en tête, elle ne peut véritablement compter que sur elle.
Les autres lui cachent bien trop de choses, suscitent bien des doutes et des questionnements pour qu'elle puisse leur faire une confiance absolue. Quant aux autres... Ils sont des ennemis, qui n'hésiteront pas à lui jouer les pires tours si elle relâche son attention. Alors, oui, depuis le jour où elle a choisi de s'enfuir jusqu'à ce séjour caribéen, elle est toute seule. Mais cela peut vite changer, qui sait ?
Refermons cette page, parlons aussi de ces questions qui sous-tendent la seconde partie et dont certaines restent fortement d'actualité. Le roman se déroule sous Louis XV, dans un contexte qui se tend, avec le développement de guerres opposants Français et Anglais sur différents théâtres de bataille, en Europe et Outre-Mer.
Les Caraïbes sont un enjeu de cette guerre, évidemment. Saint-Domingue est colonie française, les grands propriétaires, les fameux békés, sont issus de l'aristocratie hexagonale, mais cela pourrait changer. Il n'est pas vraiment question de cette guerre, où corsaires et flibustiers joueront un rôle important, mais je ne serais pas surpris que, en cas de suite, cela prenne une plus grande place...
Pourtant, ce contexte joue un rôle dans notre roman, je n'en dis pas trop, bien sûr, mais je l'évoque. Arwen va mettre le pied sur une île où gronde la révolte. Les esclaves noirs, exploités, battus, considérés comme du bétail plus que comme des humains, voudraient briser ce carcan et faire tomber les békés qui les maltraitent...
Dans ce siècle des Lumières, où les revendications commencent à se faire entendre de plus en plus fortement et aboutirons, quelques décennies plus tard, à la Révolution, cela vient s'intégrer parfaitement. Arwen, qui n'a rien d'une philosophe, va se retrouver dans une société très particulière, dans laquelle elle va devoir trouver une place. Sa place.
Et cela n'a rien d'évident, tant les Français présents à Saint-Domingue semblent appartenir à la pire frange de la société d'Ancien Régime, libertine, arbitraire, raciste, oisive, déconnectée des réalités, amorale pour ne pas dire immorale. Vraiment, le genre de cercle où on a envie de se trouver... L'ordre établi est immuable, ils en sont certains. Sans doute trop...
Cette deuxième partie ne souffre pas, à mes yeux, en tout cas, des mêmes lacunes que la première. On y croit, on n'y croit pas, chaque lecteur se fera son idée. Mais, dans cette partie caribéenne, les rebondissements s'enchaînent et Arwen s'affirme, comme on s'y attend. Et quitte définitivement l'enfance pour l'âge adulte.
Comme je l'ai déjà laissé entendre, il me semble que sont posés les jalons pour une suite, dans laquelle Arwen poursuivra son périple et connaîtra forcément de nouvelles péripéties. L'occasion de poursuivre aussi la construction d'un personnage grandi un peu vite et qui doit relever de nouveaux défis.
Malgré mes longues récriminations, je dois dire que j'ai passé un moment agréable à la lecture de "l'Abeille noire", vrai roman populaire qui saura, j'en suis certain, plaire à des lecteurs amateurs d'aventures et de dépaysement, appréciant des lectures sans chichi, pleines d'actions, de personnages attachants et d'autres carrément exécrables...