Traditionnels ou nouveaux, les médias ont brui, ces derniers temps, d’un sujet auquel ils ne sont guère
Millénium et une enquête : les chiffres, la vedette et le public. On dirait le titre d’un film de Leone ; dans ce cas, évidemment, c’est le public, bonne pâte, qui occupe la place du bon, tandis que les chiffres jouent, bien sûr, la brute : la brutalité des comptes et l’abrutissement dont ils permettent sournoisement de faire l’apologie. Car si le bon peuple, bien gavé de publicité, conditionné médiatiquement et surtout persuadé par le discours courant qu’il a toujours raison, quelles que soient sa pratique, ses capacités et surtout son ouverture d’esprit ou son repli sur des habitudes confortables, si le bon peuple, donc, achète, c’est que c’est bon. Il n’y a rien à ajouter : toute valeur se mesure au nombre et au numéraire, point à la ligne. Lire n’est plus affaire de culture, mais de divertissement ; il n’est plus question de choix personnel, mais de soumission à la rumeur (au buzz, comme il faut maintenant dire). Qu’importe l’auteur, il est remplaçable : la vedette, c’est le produit, Millénium et non feu Stieg Larsson. La réussite, c’est du marketing qui a atteint son but. Le talent, c’est du bruit, sur la Toile ou les ondes. Tout est dans tout et réciproquement : nous vivons dans l’empire de l’évidence tautologique. On ne lit que ce qui se vend et on ne vend que ce qui se lit.
Quel public ?
Dans ce contexte, le public n’est plus qu’une masse, travaillée, triturée, contrôlée. Ou livrée aux aléas de l’air du temps et à l’effet boule de neige qui, devenu le poumon de nos sociétés, rend certaines choses « virales », comme on dit. Ou « incontournables », susceptibles de donner des « coups de cœur », bref de nous faire vivre dans une urgence, en grande partie artificielle, mais qui est devenue notre lieu commun. Comme une syncope collective provoquée.
Il est difficile de dire s’il s’agit d’une évolution « naturelle » de nos sociétés ou si le chant des sirènes marchand qui rive nos vies à l’immédiat la commande, mais l’air du temps, formaté par cette évolution, nous contraint à la courte vue, à l’immédiat, à l’ordinaire. La seule transcendance, la seule magnification de nos egos étriqués nous vient désormais de toutes les béquilles informatiques qu’on nous pousse à acheter, puis jeter, puis racheter dans un nouveau format : notre durée, individuelle autant que collective, est celle de l’objet, c’est lui qui la mesure et lui donne son échelle. Et les valeurs dont le système a besoin pour huiler ses rouages, c’est lui qui les promeut, les produit même. La machine est déjà en nous : dans nos idées, nos rêves, notre façon binaire et simplette de penser, nos opinions et nos croyances.
Parlant de machine, s’il m’est permis de parler un peu de moi, je vanterai sans vergogne mes talents de prophète, alors occupé dans une compagnie de micro-informatique, en invoquant un article publié dans Québec Français (no 54, mai 1984, pp. 27-29) intitulé : Écriture et ordinateur, la mort prochaine du public. La réflexion s’est d’ailleurs poursuivie quelques mois plus tard lors d’une conférence, Vers une ordinosémie, présentée au colloque de l’Union des écrivains québécois au titre évocateur : « Culture et technologie, fusion ou collision » dans le cadre du 6e Congrès mondial de la Fédération internationale des professeurs de français (Québec, le 16 juillet 1984).
L’optimiste que me commandait d’être ma fonction au sein de l’entreprise (il faut vendre pour survivre) avait des accents triomphalistes : la machine allait libérer la créativité de chacun, multiplier à l’infini le nombre des artistes, des poètes, des inventeurs, des écrivains. Lautréamont n’avait-il pas écrit, en plein cœur du XIXe siècle : « La poésie doit être faite par tous. Non par un. »
Le problème, c’est qu’on voit bien aujourd’hui, avec le déversement de messages cybernétiques qui nous submergent sur toutes les tribunes que, pas plus que le bon sens, n’en déplaise à Descartes, la créativité n’est pas « la chose du monde la mieux partagée » et que l’intelligence collective n’est qu’un vain mot nouvelâgiste. Sans parler de ces ingrédients de base de tout art : le talent et la nécessité de créer, à la limite pour sauver sa peau ou son esprit, et non pour assurer sa présence au monde, agrandir sa renommée ou augmenter le nombre de ses amis Facebook. La création n’est pas un droit, ce n’est pas non plus un devoir, c’est une exigence, dans tous les sens du mot.
Une exigence et une nécessité intimes qui, pour moi, se définissent par deux formules complémentaires : celle d’André Gide qui parle d’« une longue patience » et celle de Sartre qui évoque « la solution d’un enfant désespéré. » Les deux parlent du génie, c’est entendu, d’où leur caractère extrême, mais le désespoir de Sartre et son rapport à l’enfance disent bien que la nécessité naît là, sans doute dans un rapport difficile avec les signes, du moins les signes sociaux, par exemple ceux qui envoient à l’enfant qui se découvre ou se sent homosexuel un message de déviance qu’il n’arrivera que progressivement, et parfois dans son œuvre et par son œuvre, à interpréter plutôt comme une différence qui le définit.
Il n’est pas nécessaire d’insister sur le fait que l’exigence, intime ou autre, n’est plus à l’ordre du jour de nos sociétés où chacun désormais s’épivarde. Parce qu’il en a le droit et parce que la machine lui en donne les moyens.
Voilà sans doute pourquoi peu lisent, mais tous écrivent et tous se publient, et s’il le faut à compte d’auteur.
La devise du siècle sera décidément : « moi aussi ! » Sous-entendu, j’y ai droit, tout simplement parce que j’existe. J’appelle ça une exigence de client, mais un client qui a raison et qui ne paye même pas.
Et je pense à Mark Twain qui disait : « Let us make a special effort to stop communicating with each other, so we can have some conversation. » ou « Faisons un effort particulier pour cesser de communiquer les uns avec les autres, afin que nous puissions converser un peu. » (traduction libre)
Cette voix qui nous vient du début du siècle précédent nous enjoint d’arrêter de communiquer pour enfin nous parler : dans le dialogue et la reconnaissance de l’existence de l’autre, plutôt que de le bombarder de papotages assourdissants, sans daigner entendre, ou si peu, ce qu’il dit.
Puissions-nous l’entendre et arrêter de piailler ou babiller pour écouter un peu. Arrêter de voir pour regarder. Et d’écrire pour lire un peu.
Au fond, cela s’appellerait vivre.
Notice biographique
Écrivain, sémioticien et chercheur, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a enseigné depuis sa fondation en 1969. Outre des centaines d’articles dans des revues universitaires