Il y a près de deux ans, déjà, que le temps passe vite, j'évoquais sur ce blog "le cercle celtique", roman noir et maritime de Björn Larsson. Dans ce livre, était évoqué un roman beaucoup plus ancien, puisque paru, dans sa version originale, en 1903. Par curiosité, j'étais allé jeter un oeil à cet autre bouquin, sans forcément me dire que j'allais l'acheter, doutant même qu'il soit encore disponible. Et puis, voyant non seulement le sujet du livre, son contexte historique et l'étonnant destin de son auteur, je me suis renseigné avec plus de soin et j'ai découvert que "l'énigme des sables", d'Erskine Childers, écrivain irlandais, était disponible en poche, chez Libretto. Alors, je me suis lancé, je l'ai acheté, l'ai laissé dormir quelque temps puis, profitant d'un enchaînement de lecture où la mer et les bateaux tiennent une grande place, je me suis dit que le moment était venu de tenter l'expérience. Une lecture étonnante, considérée comme un des premiers romans d'espionnage jamais écrits et qu'il convient de lire dans cet esprit, avec toute l'histoire en tête...
C'est la fin de l'été et Carruthers s'ennuie à mourir... Seul à ne pas avoir pris quelques congés en ce mois de septembre, il assure une permanence à son bureau, à Londres, au ministère des Affaires Etrangères. Il ne se passe rien, il n'y a presque personne, c'est un calme plat qui fait regretter au jeune homme de ne pas avoir lui aussi trouvé un endroit où aller passer quelques jours.
Et puis, dans cette langueur pesante, arrive une lettre. Pour lui, Carruthers. Avec un timbre allemand, sur l'enveloppe... Etrange, mais peut-être aussi l'occasion qu'il attendait pour ne pas se laisser engluer dans son ennui comme dans des sables mouvants. Ce courrier est signé par un certain Davies, un ami, oui, pas un proche ou un intime, un ami du temps des études à Oxford.
Mais, qu'à cela ne tienne, ce Davies lui propose de venir le rejoindre en Mer Baltique pour passer quelques jours sur son yacht, naviguer, chasser le canard, évoquer le bon vieux temps aussi, certainement... Peu importe, cette proposition arrive pile au bon moment et Carruthers, malgré les demandes de matériel assez excentriques que contient la lettre, s'empresse d'accepter.
Le rendez-vous est fixé à la fin septembre, à Flensbourg, dans le nord de l'Allemagne, à la frontière avec le Danemark, dans la première phalange de cette presqu'île. Ensuite, ils rejoindront le yacht de Davies, joliment baptisé "la Dulcibella". Bon, ça fait une trotte, de Londres, il faut prendre un ferry pour Hambourg, puis le train, mais tout, plutôt que de rester dans ce sinistre bureau !
Première surprise, "la Dulcibella" ne ressemble pas vraiment à un yacht tel que Carruthers se l'imagine. En fait, le bateau de Davies a tout l'air d'une coque de noix, sans aucun luxe, et cela ne dit rien qui vaille au Londonien, brutalement refroidi... Mais, il fait bonne figure, monte à bord de ce bateau et vogue la galère !
Commence alors une croisière le long des côtes allemandes, mais aussi néerlandaises, celles de cette région qu'on appelle la Frise, connue pour ses très nombreux bancs de sable. Une région où se rejoignent Mer du Nord et Mer Baltique. Carruthers n'est pas plus emballé que ça, ni par le décor, ni par la vie quotidienne à bord, mais il joue le jeu.
Jusqu'à ce qu'il comprenne que l'invitation soudaine de Davies n'a pas juste pour but de renouer avec lui, de se rappeler la belle époque d'Oxford et de tirer quelques canards sauvages. Pas plus que de pratiquer la plaisance. "La Dulcibella" est le domicile de Davies, qui vit sur l'eau depuis des années, et s'il a contacté Carruthers, ce n'est pas un hasard.
Comptant sur son expérience au ministère des Affaires Etrangères, Davies raconte à Carruthers une étonnante histoire : on aurait essayé de le tuer, quelques jours plus tôt, en l'envoyant par mauvais temps, se perdre dans ce labyrinthe de sables qui longe la côté dans cette région. Et celui qui a essayé de se débarrasser de lui, il en est sûr, est un Anglais !
Oh, l'homme se présente comme un Allemand, mais le sixième sens de Davies a réagi aussitôt et il n'en démord pas : c'est bien un Anglais qui lui a parlé et lui a tendu un piège. Le plaisancier en est certain, même si cela ne repose que sur des éléments a priori assez abstraits, il est tombé sur un espion qui trahit la Couronne britannique au profit du Kaiser...
Les deux hommes vont alors entamer une étrange enquête, le plus souvent sur l'eau, pour essayer de trouver les preuves de la trahison que Davies pense avoir mise à jour... Et, bien sûr, comprendre ce que manigance cet espion potentiel, avec ses complices présumés, dans cette région. Une idée folle, et pourtant, qui a de quoi faire froid dans le dos des deux amis.
Ce plan, il concerne la possible invasion de l'Angleterre, encore une fois ! L'insularité des Britanniques a toujours agacé, depuis les Romains jusqu'à Napoléon. C'est là qu'on en vient au contexte historique dans lequel Erskine Childers a écrit "l'énigme des sables", au début de ce XXe siècle particulièrement tendu entre les principales puissances européennes.
Guillaume II est à la tête d'une Allemagne en pleine politique d'expansion et qui se verrait bien damer le pion à l'Angleterre et à la France, dans le domaine colonial. Mais pas uniquement. Un des soucis de l'Allemagne, ce sont ses débouchés maritimes. Qui se trouve justement dans cette région, entre Baltique et Mer du Nord.
Je ne vais évidemment pas entrer dans les détails, mais il est important de préciser ces éléments, car il faut les avoir à l'esprit en lisant ce roman. En 1903, l'idée d'une nouvelle guerre en Europe, qui ne serait pas seulement franco-prussienne, comme la précédente, est omniprésente, redoutée, mais attendue. Childers est un peu en avance en imaginant l'ennemi fourbissant ses armes...
Mais voilà, ce qu'imagine le romancier paraît très crédible. Et met surtout le doigt sur un point douloureux, apparemment négligé par les autorités britanniques. La force de ce livre, c'est son côté vraisemblable. Et ce n'est sans doute pas un hasard si, en 1916, la plus importante bataille navale de la première Guerre Mondiale opposera flottes britannique et allemande dans cette région, au Jutland.
Cette impression de réalisme va plus loin : l'édition que j'ai en main, une réédition datant de 2008, reprend la première traduction française, signée par Jeanne Véron, qui est datée de... 1915 ! Et Jeanne Véron d'expliquer que la demande d'une traduction française de "l'énigme des sables" lui a été faite dans une certaine urgence lorsque la certitude d'un conflit a été avérée.
Cyniquement, on pourrait dire que la maison d'éditions anglaise a senti le bon moment pour exporter de l'autre côté de la Manche le succès, énorme, semble-t-il, de ce roman. En jouant sur la curiosité autant que sur l'inquiétude de voir les Allemands chercher à envahir l'Angleterre, en proposant un roman populaire à suspense sur la question, il y a certainement tous les ingrédients d'un succès éditorial.
Pourtant, on l'a dit, le genre "espionnage" n'existe pas encore vraiment. C'est le tournant du XIXe au XXe siècle et c'est l'époque où la littérature dite populaire se structure véritablement, romans policier, fantastique, science-fiction, en volume ou en feuilletons, etc. On découvre la joie de lire autre chose qu'une littérature mimétique racontant le quotidien pour se lancer dans des récits extraordinaires.
"L'énigme des sables", une douzaine d'années avant un autre classique du genre, "les 39 marches", de John Buchan, par exemple, pose les bases de ce genre si spécial. Ah, disons-le, si, pour vous, roman d'espionnage rime avec la triplette Forsyth-Ludlum-Clancy, vous risquez de vous enlisez un peu. Idem pour les fans de James Bond...
Dans "l'énigme des sables", tout repose sur quelque chose de terriblement fragile : une intuition. Longtemps, on se demande si ce brave Davies, choqué d'avoir failli se perdre corps et âme au milieu des sables frisons, n'a pas tout inventé. Mais, il a l'air si sûr de lui que Carruthers accepte de le suivre dans cette drôle d'enquête, entre hauts-fonds, cartes marines difficiles à décrypter et brouillards...
Le suspense, qui se nourrit de tout ce contexte, fictif, géographique, historique, etc., monte comme la marée, avec le danger qu'on sait. Si l'on se demande un bon moment où l'on va, si le rythme est dicté le plus souvent par la navigation, et pas en hors-bord mais à la voile, la dernière partie est tout à fait prenante et passionnante et vaut le déplacement.
Le lecteur du XXie siècle, nourri aux (techno-)thrillers, littéraires et cinématographiques, risque de ne pas y trouver son compte s'il l'aborde avec le même état d'esprit que ses lectures habituelles. Pour dire les choses clairement : Carruthers n'est pas Jason Bourne, loin de là. Mais, "l'énigme des sables" n'en est pas moins intéressante pour autant.
En revanche, pour les amateurs de romans maritimes, pour les navigateurs amateurs ou plus chevronnés, il y a sans doute plein d'éléments intéressants à venir y glaner, et même, probablement, quelques idées de balades à élaborer, dans des zones où, avec un matériel moderne, la plaisance doit être bien plus facile, bien moins risquée.
Le périple, comme c'était le cas, d'ailleurs, dans "le cercle celtique", indépendamment de l'intrigue, vaut le détour et l'on se laisse griser au gré des déplacements, même s'il faut sans doute ne pas trop craindre le mal de mer et savoir se montrer patient, entre échouages volontaires, marée basse, remontée de la mer, nouveau départ...
La mer est un des éléments importants de ce roman, parce qu'elle conditionne tout, ou presque, dans les difficultés permanentes qu'elle impose aux hommes, qu'ils se promènent, en poursuivent d'autres à la trace ou qu'ils essayent de mettre sur pied un audacieux plan d'attaque par voie maritime. Et ces eaux-là ne ménagent personne, alors qu'on ne parle que du relief, et à peine du climat, en ce début d'automne.
Dernier point à aborder dans ce billet : le destin étonnant (et dramatique) de l'auteur. Né en 1870, Erskine Childers est le fils d'un Anglais et d'une Irlandaise. Mais, très jeune, il se retrouve orphelin et est confié à un oncle qui vit en Irlande. En 1899, il s'engage dans l'armée britannique et participe à la deuxième guerre des Boers, pendant laquelle il est blessé.
Sa grande passion, c'est la mer. Pas étonnant, donc, de le voir écrire "l'énigme des sables", dont le personnage de Carruthers lui emprunte certainement quelques traits de caractère. Mais, Childers est également de plus en plus proche des idées nationalistes irlandaises. Il trafique même des armes, via la mer, avec l'Allemagne, afin d'équiper les groupes indépendantistes qui prennent de l'ampleur.
Pourtant, en 1914, le rejoint la Navy en tant qu'officier du renseignement. Le voilà devenu un espion, et en temps de guerre ! Efficace, d'ailleurs, puisque son action lui vaudra des décorations et des promotions. Pourtant, la violente répression qui suivra l'insurrection irlandaise des fêtes de Pâques 1916 le pousse à accentuer son engagement.
A la fin de la guerre, il s'installe à Dublin et milite ouvertement pour l'indépendance de l'île Verte. Il devient ministre, représente l'Irlande à Versailles lors de la signature du traité mettant fin à la première Guerre Mondiale, publie des pamphlets anti-anglais, est élu député et participe aux négociations du traité anglo-irlandais qui va donner naissance, en 1921, à la République d'Irlande.
Pourtant, Childers rejette cet accord et embrasse une voie plus violente, alors que l'île connaît une guerre civile. L'écrivain refuse toute allégeance des élus irlandais à l'Angleterre, comme le stipule le traité. Ce choix va lui coûter cher : traqué, il finit par être arrêté et est condamné à mort puis exécuté en 1922... La fin d'un étonnant parcours que son fils poursuivra.
Erskine Hamilton Childers n'a que 16 ans quand son père est fusillé. On raconte que l'adolescent est allé serrer la main de tous les hommes ayant voté la sentence de mort à l'encontre de son père. L'opinion, elle, voit une vengeance, plus qu'une décision de justice... Un demi-siècle plus tard, Erskine Hamilton Childers succédera à Eamon de Valera, l'homme que son père devait rencontrer lorsqu'il fut arrêté, à la présidence de la République d'Irlande... Romanesque, non ?
Voilà donc un livre un peu oublié, en tout cas en France, mais régulièrement réédité en langue anglaise depuis plus d'un siècle, un roman novateur, très réaliste et même plausible, sur un sujet fascinant, tant en y repensant avec le regard de l'époque qu'avec du recul, et signé par un homme au destin hors du commun.
Et puis, parce que c'est tout de même aussi le décor principal, il y a la mer, la navigation. Je suis un marin d'eau douce, sujet au mal de mer, moyennement attiré par le large, je dois le reconnaître, et pourtant, je suis très friand de récits marins et de voyages immobiles sur l'eau. C'est plus sûr, sans doute. Alors, voilà un bel exemple de cette grande tradition romanesque que sont les romans de mer.
C'est atypique, certains jugeront peut-être cela désuet. Personnellement, je n'ai pas du tout été dérangé par le style, alors que la traduction a tout juste un siècle (et c'était une crainte en découvrant cet aspect qui m'avait échappé). Un vrai classique du roman populaire qui ne demande qu'à être redécouvert et a certainement inspiré toute la tradition du roman d'espionnage britannique.
Alors, qu'attendez-vous pour vous lancer ?
C'est la fin de l'été et Carruthers s'ennuie à mourir... Seul à ne pas avoir pris quelques congés en ce mois de septembre, il assure une permanence à son bureau, à Londres, au ministère des Affaires Etrangères. Il ne se passe rien, il n'y a presque personne, c'est un calme plat qui fait regretter au jeune homme de ne pas avoir lui aussi trouvé un endroit où aller passer quelques jours.
Et puis, dans cette langueur pesante, arrive une lettre. Pour lui, Carruthers. Avec un timbre allemand, sur l'enveloppe... Etrange, mais peut-être aussi l'occasion qu'il attendait pour ne pas se laisser engluer dans son ennui comme dans des sables mouvants. Ce courrier est signé par un certain Davies, un ami, oui, pas un proche ou un intime, un ami du temps des études à Oxford.
Mais, qu'à cela ne tienne, ce Davies lui propose de venir le rejoindre en Mer Baltique pour passer quelques jours sur son yacht, naviguer, chasser le canard, évoquer le bon vieux temps aussi, certainement... Peu importe, cette proposition arrive pile au bon moment et Carruthers, malgré les demandes de matériel assez excentriques que contient la lettre, s'empresse d'accepter.
Le rendez-vous est fixé à la fin septembre, à Flensbourg, dans le nord de l'Allemagne, à la frontière avec le Danemark, dans la première phalange de cette presqu'île. Ensuite, ils rejoindront le yacht de Davies, joliment baptisé "la Dulcibella". Bon, ça fait une trotte, de Londres, il faut prendre un ferry pour Hambourg, puis le train, mais tout, plutôt que de rester dans ce sinistre bureau !
Première surprise, "la Dulcibella" ne ressemble pas vraiment à un yacht tel que Carruthers se l'imagine. En fait, le bateau de Davies a tout l'air d'une coque de noix, sans aucun luxe, et cela ne dit rien qui vaille au Londonien, brutalement refroidi... Mais, il fait bonne figure, monte à bord de ce bateau et vogue la galère !
Commence alors une croisière le long des côtes allemandes, mais aussi néerlandaises, celles de cette région qu'on appelle la Frise, connue pour ses très nombreux bancs de sable. Une région où se rejoignent Mer du Nord et Mer Baltique. Carruthers n'est pas plus emballé que ça, ni par le décor, ni par la vie quotidienne à bord, mais il joue le jeu.
Jusqu'à ce qu'il comprenne que l'invitation soudaine de Davies n'a pas juste pour but de renouer avec lui, de se rappeler la belle époque d'Oxford et de tirer quelques canards sauvages. Pas plus que de pratiquer la plaisance. "La Dulcibella" est le domicile de Davies, qui vit sur l'eau depuis des années, et s'il a contacté Carruthers, ce n'est pas un hasard.
Comptant sur son expérience au ministère des Affaires Etrangères, Davies raconte à Carruthers une étonnante histoire : on aurait essayé de le tuer, quelques jours plus tôt, en l'envoyant par mauvais temps, se perdre dans ce labyrinthe de sables qui longe la côté dans cette région. Et celui qui a essayé de se débarrasser de lui, il en est sûr, est un Anglais !
Oh, l'homme se présente comme un Allemand, mais le sixième sens de Davies a réagi aussitôt et il n'en démord pas : c'est bien un Anglais qui lui a parlé et lui a tendu un piège. Le plaisancier en est certain, même si cela ne repose que sur des éléments a priori assez abstraits, il est tombé sur un espion qui trahit la Couronne britannique au profit du Kaiser...
Les deux hommes vont alors entamer une étrange enquête, le plus souvent sur l'eau, pour essayer de trouver les preuves de la trahison que Davies pense avoir mise à jour... Et, bien sûr, comprendre ce que manigance cet espion potentiel, avec ses complices présumés, dans cette région. Une idée folle, et pourtant, qui a de quoi faire froid dans le dos des deux amis.
Ce plan, il concerne la possible invasion de l'Angleterre, encore une fois ! L'insularité des Britanniques a toujours agacé, depuis les Romains jusqu'à Napoléon. C'est là qu'on en vient au contexte historique dans lequel Erskine Childers a écrit "l'énigme des sables", au début de ce XXe siècle particulièrement tendu entre les principales puissances européennes.
Guillaume II est à la tête d'une Allemagne en pleine politique d'expansion et qui se verrait bien damer le pion à l'Angleterre et à la France, dans le domaine colonial. Mais pas uniquement. Un des soucis de l'Allemagne, ce sont ses débouchés maritimes. Qui se trouve justement dans cette région, entre Baltique et Mer du Nord.
Je ne vais évidemment pas entrer dans les détails, mais il est important de préciser ces éléments, car il faut les avoir à l'esprit en lisant ce roman. En 1903, l'idée d'une nouvelle guerre en Europe, qui ne serait pas seulement franco-prussienne, comme la précédente, est omniprésente, redoutée, mais attendue. Childers est un peu en avance en imaginant l'ennemi fourbissant ses armes...
Mais voilà, ce qu'imagine le romancier paraît très crédible. Et met surtout le doigt sur un point douloureux, apparemment négligé par les autorités britanniques. La force de ce livre, c'est son côté vraisemblable. Et ce n'est sans doute pas un hasard si, en 1916, la plus importante bataille navale de la première Guerre Mondiale opposera flottes britannique et allemande dans cette région, au Jutland.
Cette impression de réalisme va plus loin : l'édition que j'ai en main, une réédition datant de 2008, reprend la première traduction française, signée par Jeanne Véron, qui est datée de... 1915 ! Et Jeanne Véron d'expliquer que la demande d'une traduction française de "l'énigme des sables" lui a été faite dans une certaine urgence lorsque la certitude d'un conflit a été avérée.
Cyniquement, on pourrait dire que la maison d'éditions anglaise a senti le bon moment pour exporter de l'autre côté de la Manche le succès, énorme, semble-t-il, de ce roman. En jouant sur la curiosité autant que sur l'inquiétude de voir les Allemands chercher à envahir l'Angleterre, en proposant un roman populaire à suspense sur la question, il y a certainement tous les ingrédients d'un succès éditorial.
Pourtant, on l'a dit, le genre "espionnage" n'existe pas encore vraiment. C'est le tournant du XIXe au XXe siècle et c'est l'époque où la littérature dite populaire se structure véritablement, romans policier, fantastique, science-fiction, en volume ou en feuilletons, etc. On découvre la joie de lire autre chose qu'une littérature mimétique racontant le quotidien pour se lancer dans des récits extraordinaires.
"L'énigme des sables", une douzaine d'années avant un autre classique du genre, "les 39 marches", de John Buchan, par exemple, pose les bases de ce genre si spécial. Ah, disons-le, si, pour vous, roman d'espionnage rime avec la triplette Forsyth-Ludlum-Clancy, vous risquez de vous enlisez un peu. Idem pour les fans de James Bond...
Dans "l'énigme des sables", tout repose sur quelque chose de terriblement fragile : une intuition. Longtemps, on se demande si ce brave Davies, choqué d'avoir failli se perdre corps et âme au milieu des sables frisons, n'a pas tout inventé. Mais, il a l'air si sûr de lui que Carruthers accepte de le suivre dans cette drôle d'enquête, entre hauts-fonds, cartes marines difficiles à décrypter et brouillards...
Le suspense, qui se nourrit de tout ce contexte, fictif, géographique, historique, etc., monte comme la marée, avec le danger qu'on sait. Si l'on se demande un bon moment où l'on va, si le rythme est dicté le plus souvent par la navigation, et pas en hors-bord mais à la voile, la dernière partie est tout à fait prenante et passionnante et vaut le déplacement.
Le lecteur du XXie siècle, nourri aux (techno-)thrillers, littéraires et cinématographiques, risque de ne pas y trouver son compte s'il l'aborde avec le même état d'esprit que ses lectures habituelles. Pour dire les choses clairement : Carruthers n'est pas Jason Bourne, loin de là. Mais, "l'énigme des sables" n'en est pas moins intéressante pour autant.
En revanche, pour les amateurs de romans maritimes, pour les navigateurs amateurs ou plus chevronnés, il y a sans doute plein d'éléments intéressants à venir y glaner, et même, probablement, quelques idées de balades à élaborer, dans des zones où, avec un matériel moderne, la plaisance doit être bien plus facile, bien moins risquée.
Le périple, comme c'était le cas, d'ailleurs, dans "le cercle celtique", indépendamment de l'intrigue, vaut le détour et l'on se laisse griser au gré des déplacements, même s'il faut sans doute ne pas trop craindre le mal de mer et savoir se montrer patient, entre échouages volontaires, marée basse, remontée de la mer, nouveau départ...
La mer est un des éléments importants de ce roman, parce qu'elle conditionne tout, ou presque, dans les difficultés permanentes qu'elle impose aux hommes, qu'ils se promènent, en poursuivent d'autres à la trace ou qu'ils essayent de mettre sur pied un audacieux plan d'attaque par voie maritime. Et ces eaux-là ne ménagent personne, alors qu'on ne parle que du relief, et à peine du climat, en ce début d'automne.
Dernier point à aborder dans ce billet : le destin étonnant (et dramatique) de l'auteur. Né en 1870, Erskine Childers est le fils d'un Anglais et d'une Irlandaise. Mais, très jeune, il se retrouve orphelin et est confié à un oncle qui vit en Irlande. En 1899, il s'engage dans l'armée britannique et participe à la deuxième guerre des Boers, pendant laquelle il est blessé.
Sa grande passion, c'est la mer. Pas étonnant, donc, de le voir écrire "l'énigme des sables", dont le personnage de Carruthers lui emprunte certainement quelques traits de caractère. Mais, Childers est également de plus en plus proche des idées nationalistes irlandaises. Il trafique même des armes, via la mer, avec l'Allemagne, afin d'équiper les groupes indépendantistes qui prennent de l'ampleur.
Pourtant, en 1914, le rejoint la Navy en tant qu'officier du renseignement. Le voilà devenu un espion, et en temps de guerre ! Efficace, d'ailleurs, puisque son action lui vaudra des décorations et des promotions. Pourtant, la violente répression qui suivra l'insurrection irlandaise des fêtes de Pâques 1916 le pousse à accentuer son engagement.
A la fin de la guerre, il s'installe à Dublin et milite ouvertement pour l'indépendance de l'île Verte. Il devient ministre, représente l'Irlande à Versailles lors de la signature du traité mettant fin à la première Guerre Mondiale, publie des pamphlets anti-anglais, est élu député et participe aux négociations du traité anglo-irlandais qui va donner naissance, en 1921, à la République d'Irlande.
Pourtant, Childers rejette cet accord et embrasse une voie plus violente, alors que l'île connaît une guerre civile. L'écrivain refuse toute allégeance des élus irlandais à l'Angleterre, comme le stipule le traité. Ce choix va lui coûter cher : traqué, il finit par être arrêté et est condamné à mort puis exécuté en 1922... La fin d'un étonnant parcours que son fils poursuivra.
Erskine Hamilton Childers n'a que 16 ans quand son père est fusillé. On raconte que l'adolescent est allé serrer la main de tous les hommes ayant voté la sentence de mort à l'encontre de son père. L'opinion, elle, voit une vengeance, plus qu'une décision de justice... Un demi-siècle plus tard, Erskine Hamilton Childers succédera à Eamon de Valera, l'homme que son père devait rencontrer lorsqu'il fut arrêté, à la présidence de la République d'Irlande... Romanesque, non ?
Voilà donc un livre un peu oublié, en tout cas en France, mais régulièrement réédité en langue anglaise depuis plus d'un siècle, un roman novateur, très réaliste et même plausible, sur un sujet fascinant, tant en y repensant avec le regard de l'époque qu'avec du recul, et signé par un homme au destin hors du commun.
Et puis, parce que c'est tout de même aussi le décor principal, il y a la mer, la navigation. Je suis un marin d'eau douce, sujet au mal de mer, moyennement attiré par le large, je dois le reconnaître, et pourtant, je suis très friand de récits marins et de voyages immobiles sur l'eau. C'est plus sûr, sans doute. Alors, voilà un bel exemple de cette grande tradition romanesque que sont les romans de mer.
C'est atypique, certains jugeront peut-être cela désuet. Personnellement, je n'ai pas du tout été dérangé par le style, alors que la traduction a tout juste un siècle (et c'était une crainte en découvrant cet aspect qui m'avait échappé). Un vrai classique du roman populaire qui ne demande qu'à être redécouvert et a certainement inspiré toute la tradition du roman d'espionnage britannique.
Alors, qu'attendez-vous pour vous lancer ?