"Triomphe d'abord des hommes, ensuite fais-en ce que tu veux".

J'ai conscience de ne pas vraiment choisir la facilité en mettant en titre de ce billet cette phrase. Et pourtant, après réflexion, elle me semble parfaite et je vous expliquerai pourquoi dans le développement. A la base, un fait divers, l'un des plus célèbres de son époque, un personnage central à la réputation sulfureuse mais au charisme certains, un changement d'ère et la terrible rançon d'une notoriété basée sur un drame. Ensuite, un auteur né après les faits, truculent, cynique et passionné, qui sort sa tenue d'avocat pour défendre cette femme comme elle ne l'a jamais été. Au final, un livre composite, qui fait passer le lecteur par un très large spectre d'émotions et donne des clés de lecture nouvelles à propos de cette affaire grâce au recul pris et à de très minutieuses recherches. Avec "La petite femelle" (en grand format chez Julliard), Philippe Jaenada, déjà auteur de "Sulak", nous emmène dans cet après-guerre, à la fois si proche et si éloigné de notre époque et nous offre le portrait d'une femme qui fut certainement la personne la plus haïe de son temps...

Le 17 mars 1951, Pauline Dubuisson, 24 ans depuis quelques jours, tue de trois balles de 6,35 Félix Bailly, un étudiant en médecine qu'elle avait rencontré en 1947 à la fac et avec qui elle a eu une liaison avant de refuser de l'épouser. Elle essaye ensuite de se suicider, mais l'arme s'enraye. Elle essaiera encore de se tuer au gaz, mais les pompiers la sauveront.
Ce drame se déroula rue de la Croix-Nivert, dans le 15e arrondissement de Paris, à deux pas du métro aérien, et va défrayer un long moment la chronique. Pauline Dubuisson va devenir la bête noire des journalistes et de l'opinion publique et échappera de peu, sans doute grâce à l'intervention de la seule femme présente au sein du jury, à la peine de mort...
Peut-être cette affaire ne vous dit-elle rien, mais en son temps, dans ce début des années 50, encore marqué par la guerre, alors que la société commence à changer, en particulier concernant la place des femmes, ce fut une des affaires judiciaires les plus retentissantes qu'ait connu la France, et ses conséquences s'étaleront sur plus d'une décennie...
Voilà pour le factuel. Mais, Philippe Jaenada a choisi de nous raconter de manière parfaitement chronologique la vie et le destin de Pauline Dubuisson. De commencer dès l'enfance de la jeune femme le récit de cette histoire hors du commun, immortalisée aussi bien dans différents ouvrages qu'au cinéma.
Et pour cause, pour le romancier, comprendre le drame de la rue de la Croix-Nivert passe par la connaissance de cette existence particulière, marquée par une éducation très spéciale, mais aussi par une période historique au combien mouvementée. Pauline Dubuisson n'est pas le fruit d'une époque, elle est en avance sur son temps, et c'est ce qui va lui coûter très cher.
Née à la fin des années 1920, à Malo-les-Bains, commune désormais rattachée à la ville de Dunkerque, elle est le troisième enfant d'un couple de notables protestants. La différence d'âge avec ses frères est assez importante, car Pauline est née sur le tard. Et, dès sa tendre enfance, sa singularité se précise.
Eduquée par un père omniprésent, sans tendresse de la part d'une mère fantomatique une grande partie de sa vie, Pauline va acquérir très tôt un caractère bien trempé ainsi qu'une grande indépendance. Ainsi lancée dans la vie, elle atteint l'adolescence alors que débute l'Occupation. La guerre a laissé des traces à Dunkerque et M. Dubuisson espère relancer son affaire en travaillant avec les Allemands.
Dans cette stratégie, Pauline va occuper une place particulière et, sans doute, sceller son destin en grande partie lors de ces années sombres. La gamine, un peu trop libre, aux yeux de la société dans laquelle elle vite, s'affiche avec l'occupant. Très tôt, elle entretient des relations avec des officiers nazis, des relations intimes, charnelles...
Belle, séduisante, mais jugée arrogante et légère, Pauline Dubuisson sera montrée du doigt à la Libération. Bien plus que son père. Et subira probablement les foudres de cette épuration arbitraire confondant vengeance et justice. Sa réputation est faire, elle la suivra jusqu'aux Assises et encore après... Pas d'indulgence pour celles qui ont séduit les Boches...
C'est donc une Pauline en reconstruction qui rencontre Félix, en 1947. Elle a l'ambition de devenir médecin, pédiatre, plus précisément. Et elle en a certainement les capacités, car c'est une jeune femme très intelligente et studieuse. Cette nouvelle rencontre, qui va cristalliser l'enseignement de son père, va faire basculer bien des vies.
Je n'entre pas dans les détails, car le livre de Philippe Jaenada (épais de 720 pages) est extrêmement dense et complet. On y découvre une jeune femme que l'opinion juge manipulatrice mais qui est surtout insoumise, rejetant le carcan social qui est réservé aux filles de son âge. Une personnalité complexe qui ne va rien arranger à son cas.
Philippe Jaenada décortique tout, cherche à tout éclairer, plonge dans une masse de documentation immense afin de retracer son parcours, de Malo-les-Bains jusqu'au Maroc. Avec une évidence : les erreurs paternelles vont peser lourd dans la balance, et sur les épaules de la seule Pauline. Cette longue première partie est d'autant plus importante que, lors de son procès, elle sera quasiment occultée...
Née 20 ans plus tôt, Pauline Dubuisson aurait sans doute été une garçonne, ces femmes qui défiait la société de leur temps par leur tenue, leur coiffure, leurs attitudes. Née 20 ans plus tard, elle aurait sans doute adhéré au mouvement de la libération de la femme (ici, c'est mon avis que je donne) mais elle est née entre les deux et elle a dénoté dans cette société d'après-guerre pas encore dégrippée.
L'affaire Pauline Dubuisson a tout, en apparence, d'un crime passionnel. Il sera présenté comme un acte prémédité, fruit du plan d'une âme machiavélique et vicieuse. De l'acquittement, possible dans le premier cas, à la peine de mort, redoutée, la ligne est ténue. A la même époque, d'autres affaires assez voisines, que nous raconte Jaenada, vont déboucher sur des verdicts tellement différents...
Pourquoi Pauline Dubuisson a-t-elle ainsi focalisé les haines d'une France encore traumatisée par son passé récent ? Pourquoi la petite femelle, comme l'appelle l'auteur (l'explication de cette expression est dans le livre), va-t-elle devenir une cible du ressentiment national ? L'enquête qui se trouve en nos mains fournit bien des pistes de réflexion à ce sujet.
On sent d'ailleurs que Philippe Jaenada a un faible pour cette jeune femme, qu'il a envie de la défendre coûte que coûte. Contrairement à Bruno Sulak, Pauline Dubuisson apparaît indéfendable, inexcusable. Alors, l'auteur se mue en ténor du barreau. Pas en maître Floriot, avocat de la famille Bailly, ni en maître Baudet, défenseur de la jeune femme, qui en prennent pour leur grade au fil des pages, mais en une espèce de Dupont-Moretti, tonitruant et truculent.
Oh que j'ai imaginé, en lisant "la petite femelle", Philippe Jaenada, vêtu de la robe noire et du rabat que portent les avocats au prétoire. Oui, je l'ai imaginé, devant une cour d'Assises, exposant les faits, déployant des effets de manches remarquables, ne ménageant pas les témoins hostiles, faisant citer des témoins à décharge ou montrant les contradictions des témoins à charge.
On le voit aussi bousculant un policier et un président de la Cour partiaux, un avocat général déjà convaincu avant même le début des débats et son collègue avocat de la partie civile trop sûr de lui. Autant d'hommes incarnant un patriarcat qui cherche à rétablir sa domination, après la défaite cuisante de la guerre...
Vous allez me dire : et toi, alors, tu la vois comment, Pauline Dubuisson ? Ah... S'il y a bien un rôle qui doit être inconfortable, c'est d'être juré d'Assises... Jaenada convainc des faiblesses d'un dossier instruit manifestement uniquement à charge. Il donne aussi une image plus mesurée de Pauline qui, à l'instar de bien des accusés, a joué contre elle lors du procès.
Il examine minutieusement les heures, les jours, même, précédant le drame, essaye de retracer le scénario du drame au plus près des faits, utilise un regard moderne, celui d'un homme vivant à l'époque des "Experts"... Les procédures actuelles auraient-elles raconté autre chose ? C'est possible, sans pour autant que ce soit une vérité absolue.
Alors, avec ce décalage de plus de 60 ans, le regard du lecteur sur Pauline Dubuisson diverge de celui de ses contemporains. Forcément. La société a tellement changé au cours de ces décennies ! Jaenada réussit-il dans son entreprise de plaider le crime passionnel et l'acquittement ? Je serai enclin à le penser, ce qui n'efface pas pour autant le crime et la mort de Félix...
Mais, Philippe Jaenada ne s'arrête pas là. Comme dans "Sulak", où il radiographiait ce tournant si important des années 1970-1980, il dresse ici le portrait de la France de l'après-guerre, meurtrie, humiliée, divisée, en reconstruction, pansant ses plaies mais entachée par cette reddition et l'acceptation de la férule nazie.
A travers l'affaire Dubuisson, il nous raconte une France entrée dans une nouvelle ère, tant sur le plan politique, économique que social et même moral. On la voit évoluer sous nos yeux, mais pas assez vite pour que Pauline ne se démarque pas dans ce décor. Et même lorsqu'elle voudra s'effacer, se faire oublier, alors, elle n'y parviendra pas, sans cesse ramenée à son passé, comme marquée du sceau indélébile de l'infamie...
On entre en empathie avec la Pauline Dubuisson que nous présente Philippe Jaenada. La deuxième moitié du livre montre la fragilité de cet être qui a vécu longtemps engoncée dans l'armure que lui avait fabriqué son père. Le titre de ce billet, c'est un résumé de l'enseignement qu'il a donné à sa fille... Et c'est exactement ainsi qu'elle a été perçue par l'opinion publique après le drame...
Sur elle, que vous dire de plus ? On n'a pas en main un polar ou un roman à suspense, mais je pense que les lecteurs qui ne connaissent pas cette affaire voudront qu'on garde le mystère. Alors, parlons de la dernière dimension forte de "la petite femelle" : le style Jaenada, qui réussit à mêler le sérieux des recherches à un esprit potache que j'apprécie beaucoup.
Est-ce pour alléger la noirceur du propos central, l'auteur ne peut s'empêcher d'intervenir dans son récit et d'y placer des intermèdes à la tonalité souvent plus légère, voire carrément hilarante (mention spéciale pour les saucisses et pour la cérémonie des 20 ans du prix de Flore, hilarants moments dans un contexte qui prête peu à rire).
On avait déjà remarqué les interventions du trublion Jaenada dans "Sulak", mais j'ai trouvé que c'était bien plus marqué cette fois. Peut-être cela vient-il aussi du fait que, pour ce livre, il n'y a pas de témoins directs et que la paperasse, au bout d'un moment, on a envie d'en sortir, de respirer un bon coup qui ne soit pas saturé de poussière et de relents de papier moisi.
Dans ce contexte, Philippe Jaenada s'en donne à coeur joie et cabotine avec esprit, usant et abusant des parenthèses et des digressions, parfois à l'intérieur même des parenthèses et des digressions premières, et cela donne un rythme tout à fait particulier à ce livre qui se lit alors sans aucun effort. Cet interventionnisme, qui rebutera peut-être certains, donne un vrai cachet à ce livre et en fait surtout un vrai objet littéraire.
Curieusement, cette année, un autre roman est sorti sur l'affaire Dubuisson, "Je vous écris dans le noir", de Jean-Luc Seigle. D'une part, je ne l'ai pas lu, d'autre part, je ne jouerais pas au jeu des comparaisons, mais il est évident que les tonalités des deux livres sont radicalement différentes. Dans le fond, comme dans la forme.
Philippe Jaenada a choisi de s'écarter de la légende pour essayer de s'approcher au plus près du personnage fascinant, déroutant, touchant et pourtant inquiétant, de Pauline Dubuisson. Il y réussit, en la rendant tout simplement humaine. Et sa mise en scène, où s'entrelace son drame à elle et sa comédie à lui, captive le lecteur, jusqu'à le laisser indigné la dernière page tournée.
"La petite femelle" est un roman d'une grande richesse et d'une grande densité. Il est aussi servi par un personnage extraordinaire, à la fois héroïne d'une tragédie antique et antihéroïne absolue, ne se réclamant d'aucune cause, simplement en quête d'un bonheur simple tellement difficile à atteindre, que l'auteur fait revivre, aussi douloureux que ce destin puisse être.
Mais c'est aussi un exercice de style majuscule car, c'est bien connu, les mélanges de genres, ça ne supporte pas la médiocrité, ma brave dame ! Le tour de force de Philippe Jaenada, c'est de ne pas, avec son numéro d'auguste, atténuer la force du récit central. Non, les émotions qu'il sait nous donner son puissantes et sonnent parfaitement juste.
Et ce, quoi qu'on puisse penser de Pauline Dubuisson...