« Les amygdales »
LEFORT Gérard
(L’Olivier)
Gérard Lefort ! Libé ! Indissociables ! En ces temps déjà reculés où la lecture du quotidien offrait d’intenses fulgurances. Gérard Lefort en fut une des plumes les plus alertes, les plus vivifiantes. En ces domaines, ceux de la culture (et du cinéma tout particulièrement) où il est de coutume de pontifier.
Voilà donc qu’il s’en revient avec un livre. Un livre sur l’enfance. Son enfance ? Gérard Lefort accumule tant et tant de détails qu’il s’avère impossible de douter qu’une part de lui-même ne se dissimule pas derrière le gamin espiègle et facétieux qui raconte des instantanés de son existence. Au sein d’une famille bourgeoise (« C’est une maison où l’on jette l’argent par les fenêtres. »). Le papa et la maman, bien entendu. Lui plutôt bonasse, distant, mais non dénué d’humour. Elle autoritaire, dominatrice, un tantinet cul bénit. Le gamin a deux frères ainés et une petite sœur, l’accident, l’inattendue, « l’enfant du miracle… Au prénom à la noix… Corinne… Coco.. ».
L’humour de Gérard Lefort est omniprésent. Un humour grinçant. Un humour féroce. Qui ne s’édulcore pas aussi bien lorsqu’il se tourne vers la cellule familiale que lorsqu’il s’en prend la société bourgeoise et réactionnaire des années soixante. Chaque chapitre contient sa propre histoire, qu’il n’est peut-être pas nécessaire d’inclure dans ce qui pourrait s’apparenter à la globalité du récit. Sauf que le Lecteur qui est l’ainé de Gérard Lefort (d’une dizaine d’années) a ressenti l’impérieux besoin d’accompagner le jeune narrateur dans ses pérégrinations, assorties de révoltes, de soumissions à l’ordre dominant ici. Il s’est retrouvé, entre autres, à La Bourboule où l’on soignait (et soigne toujours) les maladies respiratoires. Il s’est complu à humer l’atmosphère si particulière du monde rural. Il a, en quelque sorte, par le truchement de Gérard Lefort, revécu des moments de sa propre enfance. Et comme l’écriture de l’ancien de Libé atteint souvent au magistral, il est sorti de sa lecture comme revivifié.
Quant aux amygdales ? « Le docteur est arrivé par derrière, tout emmailloté de blanc, des pieds à la tête, façon papillote géante comme pour visiter une centrale atomique. Il est énorme, surtout des mains qu’il tient dressées devant lui, les paumes tournées vers sa poitrine, comme s’il présentait une offrande invisible. Un masque de tissu lui cache la moitié du visage. Derrière les lunettes panoramiques qu’on dirait un champion de ski, ses yeux sont gras. Il ne me parle pas, il dit : « Allez-y, ma sœur, versez », sa voix est lasse et étouffée, et la religieuse verse dans ma bouche quelques gouttes d’une liqueur verte. Je ne sens plus ma langue, je crois m’endormir mais bientôt j’entends tout, surtout le bruit d’un vélomoteur au fond de ma gorge, à moins que ce ne soit un chien féroce qui aboie avec ma voix ou les hurlements des supporters pendant un match de foot lorsque leur équipe a marqué un but. Mais bon sang où êtes-vous maintenant ? C’est long. Je ne dors pas. Je ne suis pas réveillé. »
Gérard Lefort - Les amygdales