Difficile de lui donner un âge. La quarantaine en tout cas. En compagnie de deux femmes qu’elle délaissait à tout bout de champ pour aller au-devant de gens qu’elle embrassait sur les joues. Ses mains me fascinaient. Aériennes malgré les bagues, des cabochons aux formes rebondies, dorés et massifs, un pour chaque doigt. Ses ongles étaient vernis de la même couleur que sa robe. Ils pointaient en direction du ciel alors que la paume de sa main prenait appui sur l’épaule de son interlocuteur. On aurait juré des papillons.
En face de moi, Claude parlait, parlait, parlait. J’écoutais à demi. J’étais captive de cette femme qui portait toute son attention sur son interlocuteur, comme s’il n’y avait eu qu’eux sur cette terrasse. Fascinante. Elle était simplement fascinante. Lorsqu’elle revenait à sa table où les deux autres l’attendaient, elle s’arrêtait en chemin, échangeait avec l’un et l’autre. Elle connaissait un tas de monde. Des hommes surtout. Ça me rendait jalouse, j’avoue. Lorsqu’elle riait, elle renversait la tête. Je me disais que celui à qui elle tendait ainsi son cou devait être tenté de le baiser. Le reste du temps, elle souriait, la tête inclinée sur l’épaule. Au contraire de moi, elle fixait ses interlocuteurs dans les yeux, en battant des cils, à la façon de certaines actrices. Elle portait un collier de perles argent à rang triple. Un bijou extravagant. Sans doute coûteux. Je n’aurais jamais osé. Je la trouvais belle et sexy, j’étais hypnotisée par elle. C’est fou, je sais. Mais elle était si à l’aise parmi tous ces gens alors que j’étais d’une telle maladresse ! J’aurais fondu sur place, avoir été elle, avec tous ces regards sur moi. Sa façon de se déplacer me laissait bouche bée. Elle dansait, on aurait dit. Je n’aurais pas fait dix pas avec ça aux pieds. Des talons interminables. Je ne me serais jamais levée de ma chaise avec pareille robe sur le dos. Un vêtement qui la sculptait, court, d’un rouge vif, à mi-cuisse, dernier cri. Son corps était un défi au temps. Je l’enviais, vous n’avez pas idée.
J’étais obèse. Ronde de partout. Depuis l’enfance. Nous étions une génération entière à l’être. Malgré les régimes de toutes sortes. J’étais bien plus jeune que cette femme. Bien plus grosse. Pour moi, les occasions de sorties étaient raretés. Claude, mon voisin de palier, m’avait tendu la perche. Les terrasses venaient d’ouvrir, la soirée s’annonçait chaude, une exception en ce temps de l’année. Je m’étais dit pourquoi pas une petite virée en ville ? Et voilà le résultat, je me tenais droite sur ma chaise, à vivre l’instant à travers elle. Par procuration comme. Face à moi, Claude parlait, parlait, parlait. S’il avait été possible de le téléporter, j’aurais claqué des doigts. Derrière lui, cette femme emplissait mon horizon. Tout mon horizon.
∞∞∞
Grotesque. Elle était grotesque. Ta mère aurait agi de la sorte que tu aurais eu honte. Elle était accompagnée de deux femmes. Deux pareilles à elle. Vêtues aussi courtement, dans des teintes criardes, fardées avec exagération, pleine de breloques de mauvais goût. Elles étaient indécentes et déplacées, voilà. Elles avaient choisi une table placée dans un coin. De façon à voir arriver les gens d’un côté ou de l’autre de la rue, de l’une ou l’autre des ruelles qui donnaient sur la principale, tu l’aurais parié. La plus âgée, du moins elle semblait la plus âgée, était la pire des trois. La bougeotte, le regard qui fouille parmi les passants, une espèce d’énervement qui aurait pu passer pour de la fébrilité ou du plaisir, celui de retrouver une vieille connaissance, quoique, tu n’étais pas dupe. Tu connaissais le moineau. Elle s’esclaffait pour des riens, cherchait les regards, visait à devenir le point de mire. Une adolescente en chaleur qui veut se faire voir, as-tu pensé. Une de plus à refuser de vieillir et à jouer à la donzelle.
Tu t’es mise à l’étudier. Après tout, l’étude des comportements, c’est ton domaine. Aussitôt qu’une connaissance apparaissait dans son champ de vision, elle se trémoussait sur sa chaise, s’excitait. Sa connaissance mettait pied sur la terrasse et elle se précipitait sur elle. C’était son prétexte pour parader. Elle s’avançait à sa rencontre les bras ouverts, affichait un demi-sourire, battait des cils. Tu secouais la tête, te promettais de ne jamais, oh grand jamais te comporter de la sorte. Elle embrassait comme dans les films français, sans toucher l’autre, s’appliquait à certaines distances. Ses lèvres baisaient le vide. À gauche d’abord, à droite ensuite. Elle était insignifiante. Maniérée. Artificielle. Les mots pour la qualifier ne te manquaient pas. Pendant qu’elle parlait au nouveau venu, tu regardais ses mains. Leur gestuelle. Elle avait dû les observer dans la glace des milliers de fois, reproduire les gestes jusqu’à ce que ça devienne de la mécanique. Elle pointait au ciel ses ongles vernis de rouge, plaçait la paume de sa main sur l’épaule de son interlocuteur et vlan, gardait la pose. Elle manquait de naturel en toutes choses. Jusqu’à sa façon de repousser du bout de l’index cette mèche qui fuyait de son chignon et chatouillait son front. Une gloire dépassée, voilà ce que tu as songé. Elle était grotesque. Grotesque. C’est le mot qui en bout de compte te revenait à l’esprit. Tu t’es mise à éprouver de la pitié, à vraiment en éprouver et tu as choisi de ne plus la regarder.
Notice biographique
Dany Tremblay a vécu son adolescence et le début de sa vie d’adulte à Chicoutimi. Après un long séjour dans la région de Montréal, où elle a obtenu une maîtrise en Création littéraire à l’UQAM, elle s’est de nouveau installée au Saguenay où elle partage son temps entre l’écriture et l’enseignement de la littérature au Collège de Chicoutimi. Au début des années 80, elle s’est mérité le troisième prix de la Plume Saguenéenne en poésie ; en 1994, elle est des dix finalistes du concours Nouvelles Fraîches de l’UQAM. Organisatrice de Voies d’Échanges, qui a accueilli, deux années de suite, une vingtaine d’écrivains à Saguenay, elle est aussi, à deux reprises, boursière du CALQ. Elle s’est impliquée dans l’APES-CN dont elle a été présidente de 2006 à 2008. Depuis presque dix ans, elle pratique l’écriture publique avec les Donneurs de Joliette, fait partie des lecteurs pour le Prix Damase-Potvin et celui des Cinq Continents.
À ce jour, elle a publié des nouvelles dans plusieurs revues au Québec, a coécrit avec Michel Dufour Allégories : amour de soi amour de l’autre publié en 2006 chez JCL et Miroirs aux alouettes, roman-nouvelles, publié en 2008 chez les Équinoxes, ouvrage auquel a participé Martial Ouellet. En 2009 et 2010, elle fera paraître successivement, aux Éditions de la Grenouille Bleue, deux recueils de nouvelles : Tous les chemins mènent à l’ombre (Prix récit : Salon du Livre du SLSJ en 2010) et Le musée des choses. En mai de cette année, elle a publié aux éditions JCL un récit témoignage : Un sein en moins ! Et après…