Depuis quelques années, les monstres et les psychopathes deviennent souvent, si ce n'est des héros, du moins, les personnages centraux de romans, films ou séries télévisées. En voici un nouvel exemple, avec le deuxième volet d'un diptyque, entamé avec "l'Inquisiteur" (disponible chez Pocket et qu'il vaut mieux avoir lu avant de s'attaquer à notre livre du jour ; certains éléments de ce roman seront évoqués ici). Dans "l'Orfèvre", en grand format chez Robert Laffont, Mark Allen Smith met une nouvelle fois en scène le personnage de Geiger, profession : tortionnaire. Et, en plus de son duel avec son ennemi et plus grand rival dans ce domaine particulier, l'auteur américain met son personnage face à son passé, face à sa personnalité, face aux lézardes de sa carapace... Dans ce thriller psychologique, où personne ne peut se fier à personne, les révélations et les rebondissements sont nombreux. Mais, quoi qu'il arrive, l'enjeu central reste Geiger et son éclosion... Pas forcément sous les meilleurs auspices.
Huit mois ont passé depuis ce funeste 4 juillet, lorsque Geiger a disparu, tout comme les personnes souhaitant sa perte. Seul Dalton, son terrible alter ego a survécu, bien mal en point, et continue à lécher ses plaies. Du côté des alliés de Geiger, le traumatisme est rude. Ezra, l'enfant dont l'enlèvement a tout déclenché, peine à retrouver une vie normale.
Son père, David Matheson, poursuit ses activités à la tête d'un site lanceur d'alertes, mais l'aventure et les dangers encourus par son fils l'ont profondément marqué. Enfin, il y a Harry, l'unique ami de Geiger, son associé dans cette petite entreprise de recherche d'information qui ne connaissait pas la crise. Reclus, il est devenu paranoïaque et n'a plus remis les pieds dans son appartement...
Pendant ce temps, n'en doutons pas, le secteur de la "recherche d'informations" continue de fonctionner à plein régime. Certes, ses deux plus grands spécialistes sont out, mais la demande reste forte, sur le plan politique, militaire ou économique. "Recherche d'informations", c'est l'euphémisme en usage pour qualifier la torture qui permet d'obtenir des informations capitales.
Geiger, celui qu'on surnommait l'Inquisiteur, a laissé un grand vide. Disparu, considéré comme ayant trouvé la mort dans cette ultime agression du 4 juillet, il a emporté avec lui ses secrets. Mais, certains, à commencer par ses anciens employeurs, ne croit pas à son décès et garde un oeil ouvert, au cas où ils pourraient retrouver sa trace.
Parmi les agents chargés de cette surveillance, Zanni Soames, jeunes femmes aux yeux violets, rappelant ceux de Liz Taylor, est l'une des plus motivées. Et sa persévérance, portée par le hasard, va payer. La probabilité était mince, et pourtant, le résultat est là : Geiger est non seulement vivant, mais il a choisi de vivre tout près de son précédent domicile...
Comme Dalton, Geiger a souffert dans sa chair lors des événements. Pas seulement les sévices subis, mais aussi une plaie par balle qui aurait pu achever sa vie. Elle aura juste achever celle de tortionnaire. Visage modifié, identité renouvelée, anonymat garanti ou presque, Geiger vit désormais à l'écart, grâce à l'argent mis de côté, et se contente d'une discrète activité d'ébéniste qui lui permet de garder la sérénité, malgré les violentes migraines qui le frappent régulièrement.
Bientôt, au grand dam de Geiger, sa "résurrection" va être connu de tous les acteurs du drame. Ses alliés, comme son ennemi, savent que l'Inquisiteur est vivant. Mais lui aspire à autre chose. La vengeance, c'est du côté de Dalton qu'elle se trouve. Et, pour l'assouvir, il est prêt à tout. Y compris à frapper là où ça fait mal (métaphoriquement), mettant son adversaire au pied du mur.
Geiger ne peut faire autrement que répondre à l'appel. C'est en France qu'il va devoir se rendre pour affronter une nouvelle fois son rival. Avec, à ses côtés, en soutien, Zanni et son équipe. Dalton est sorti de son rôle, il doit être mis hors d'état de nuire. Isolé, ne voulant pas causer de nouvelles souffrances à ses amis, Geiger ne peut l'écarter, ne pouvant attaquer Dalton en solitaire...
Bien sûr, ce deuxième volet de l'affrontement entre deux maîtres ès tortures repose sur les retrouvailles, forcément violentes, entre les deux hommes. Pourtant, derrière cette classique trame de thriller, il y a une autre thématique puissante qui émerge et que j'ai déjà brièvement évoquée : la transformation qui s'accomplit dans l'esprit de Geiger.
Dans "l'Inquisiteur", jusqu'à ce qu'il retrouve Ezra sur son fauteuil de barbier, et décide de refuser de le torturer pour s'enfuir avec lui, Geiger était un exécutant sans état d'âme, sans aucune faille, accomplissant son travail comme n'importe quel artisan et obtenant, par tous les moyens qu'il jugeait bon, les informations que lui réclamaient ses employeurs, privés ou publics.
Mais, sa rencontre avec l'enfant a fissuré sa carapace. Si je devais utiliser une image, je dirais qu'il a été comme un caillou venant frapper un pare-brise. Un impact, un éclat, rien de grave en apparence, et puis les fissures s'étendent et le risque est que la vitre explose soudain, ne protégeant plus ceux qu'elle est censée protéger...
Pour Geiger, c'est cela : l'impact, c'est l'enfant. Ensuite, il y a la fuite, qui n'est que la première fissure, visible, mais pas irrémédiable, encore. Et puis, au cours de sa convalescence, ces fissures se sont étendues, mettant à jour des éléments que Geiger lui-même avait refoulé jusque-là et d'autres dont il ignorait complètement l'existence.
Alors que Dalton lui tend un piège dans lequel il va décider de se jeter comme dans la gueule d'un loup, il doit aussi faire avec ces changements qui s'opèrent en lui. Avec, au premier chef, des souvenirs d'un passé qu'il pensait révolu. Un passé qui éclaire ce qu'est devenu Geiger et ce côté monolithique, insensible, psychopathe, personnage froid infligeant la douleur.
Le voilà pris au dépourvu, étonné de sentir de nouvelles sensations. Des... émotions. Oui, je mets en peu en scène tout cela, cela semble exagéré, et pourtant, c'est tout l'enjeu de ce deuxième volet. Geiger a été ému dans le premier tome, il a essayé de se refermer, de retrouver son agréable insensibilité, en vain... Son abri, sa tanière édifiée de longue date, n'est plus inaccessible...
Que ce soit vis-à-vis de Harry, de Matheson, mais surtout d'Ezra et de Dalton, Geiger ne peut plus échapper à ce qu'il ressent. Et ne peut plus agir sans que cela intervienne. Oui, l'Inquisiteur, le tortionnaire le plus doué et efficace de sa génération, l'homme sans coeur ni sensibilité, s'est découvert une conscience...
S'il n'a pas refait surface, s'il n'a pas repris son travail, c'est parce qu'il ne le peut plus, désormais. Il sait désormais que la souffrance infligée a des conséquences, sur ses "patients", mais aussi leurs proches... Il n'est plus capable de faire souffrir gratuitement, sans état d'âme. Pire, il lui arrive même de souffrir pour ses proches, d'avoir peur pour eux...
Dalton, fin connaisseur de l'âme humaine, comme l'était Geiger, mais qui torturait, lui, avec un plaisir malsain, ce qui le plaçait en dessous de son rival, a perçu cela dès qu'il a su que l'Inquisiteur n'était pas mort. Et c'est là-dessus qu'il joue dans l'élaboration de son plan. D'une certaine façon, il commence à infliger de la souffrance à Geiger avant même de l'avoir à sa merci.
Il sait qu'il a de nouvelles cartes en main qui sont de véritables atouts maîtres pour amener Geiger à venir à lui et se venger. Avec lenteur et cruauté, forcément. Geiger va bien sûr avoir rapidement conscience de cela et va devoir trouver la parade en conséquence. Toutefois, cette situation a de quoi déstabiliser cet homme jusque-là intouchable. Avec le risque de commettre des erreurs...
Attendri et sentimental, Geiger ? Sous le coup de la culpabilité ? Il y a certainement de ça, même si son cheminement est un peu différent de ce genre de révélation. Il y a du Dexter, chez Geiger : la mise en place d'un nouveau système de valeurs qu'il faut apprivoiser, sans forcément le comprendre ou le maîtriser à fond. Les buts diffèrent, mais l'idée est là.
Et puis, par-dessus tout, il y a quelque chose qui fait la différence, quelque chose qui jaillit en lui comme la lave d'un volcan en éruption. Un sentiment d'une force inouïe, qu'il faut absolument canaliser et qui pourrait s'avérer être une arme importante dans les événements qui vont se dérouler. Une sensation crue, acide, violente...
La colère !
Voilà sans doute la clé de tout, cette gigantesque lame de fond colérique que les événements de juillet ont déclenchée et qui le submerge. Une colère si longtemps refoulée, qui prend la source dans son enfance, dans la relation avec son père dont on découvre quelques pans au fil du récit, dans sa haine pour Dalton.
Une expression m'a frappé dans le roman : pour ceux qui avaient recours aux spécialistes de la recherche d'informations, Geiger et Dalton sont le yin et le yang de la profession. Dire qu'il y a le gentil Geiger et le méchant Dalton, c'est évident assez abusif, les souffrances infligées en témoignent, mais ils sont bel et bien les revers d'une même médaille.
Geiger n'a jamais eu plaisir à faire souffrir, c'était son job, point barre. Incapable de ressentir quoi que ce soit, comme anesthésié, il était foncièrement différent de Dalton, dans la manière d'aborder cet horrible travail. Soumis à la souffrance, il a su l'absorber avant de rendre à Dalton la monnaie de sa pièce, dans "l'Inquisiteur".
Mais, Dalton a commis une erreur : oui, Geiger ressentait la souffrance, non, elle ne l'atteignait pas, en tout cas, pas immédiatement. Mais elle a brisé les digues qu'il avait construites dans son esprit, libérant la personnalité, les sentiments, l'empathie, emprisonnés là depuis bien longtemps. C'est ce tsunami, imperceptible dans se première phase, et dévastateur ensuite, que raconte "l'Orfèvre".
Je ne sais pas si Mark Allen Smith poursuivra l'aventure aux côtés de Geiger, ni, s'il le fait, sous quelle forme il choisira de le faire. Pourtant, il serait curieux de voir ce personnage évoluer encore, et en particulier, de découvrir comment cet homme plein de talents, et pas seulement ceux liés à la souffrance, pourra les mettre en oeuvre à l'avenir.
Je n'ai pas parlé de rédemption, dans ce billet, parce que je pense que ce n'est pas ce que recherche Geiger. Son cheminement est plus intime, plus personnel, et peut-être va-t-il s'effacer, comme il l'avait fait pendant ces 8 mois, jusqu'à ce qu'on le retrouve, malgré lui... Alors, qu'adviendra-t-il de Geiger ? Seul Mark Allen Smith le sait. Peut-être.