Bleu lavande, rouge sang

La maison s'était remplie à la saison des beaux jours. Sous ses pierres blanches,éclatantes au soleil, une véritable oasis de fraîcheur au milieu des champs de lavande et des vignes. Maurice, l'hôte des lieux, m'avait avertie :

- Vous savez, les appartements et les chambres du gîte sont tous pris. Ils sont réservés depuis longtemps déjà. Je n'ai pu vous trouver qu'un petit coin pour vous héberger lors de votre séjour en Drôme provençale mais, vous verrez, vous devriez vous y sentir bien.

Confiante dans ces bonnes paroles et surtout trop occupée pour chercher une autre maison, j'avais accepté son offre. Ces quatre jours d'escapade dans la région du Nyonsais, j'en rêvais depuis quelque temps. J'avais choisi la période de juillet, illuminée par la floraison des lavandes. C'était cela qui me motivait : les étendues au bleu soutenu s'offriraient à mon regard de photographe en quête de nouvelles impressions.

Maintenant, je me retrouvais à Montbrison-sur-Lez, je n'étais vraiment pas déçue devant tous ces champs éparpillés, zébrés de violet, au milieu du paysage vallonné. Côtoyant les vignes et les oliviers, les alignements successifs, piquetés d'épis, faisaient exploser leur couleur incroyable qui tranchait sur le vert des chênes et des cyprès. Dans la chaleur du soir, l'immense maison paraissait assoupie.

Maurice m'accueille avec un sourire :

- Avez-vous fait un bon voyage ?... Je vais vous montrer votre lieu.

Je le suis à travers un dédale de couloirs et d'escaliers. La pièce dans laquelle il m'invite à entrer est toute en longueur. Froide au premier regard, avec son mur en pierres, son sol bétonné et un étrange billard qui en impose au milieu d'un capharnaüm d'objets hétéroclites : vieilles malles, chapeaux de campagne, livres et revues dispersés un peu partout. L'endroit aurait tout d'un débarras s'il ne se prolongeait vers un autre espace que la lumière dorée du couchant, filtrant à travers deux petites lucarnes, venait doucement enflammer. Je m'avance, monte trois marches et découvre, derrière un paravent oriental, ce qui me servira de nid pendant quatre jours.

Ici, la couleur rouge donne le ton. Rouge des fauteuils, des tapis, des rideaux. Rouge des roses disposées en bouquets sur le boutis provençal. Rouge du châle entourant les épaules de cette femme qui me regarder du haut de son cadre à la tête du lit. Maurice se tourne vers moi :

- Est-ce que cet endroit vous convient ?

- Parfaitement ! Je l'adopte.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Je dépose mes bagages, sors quelques affaires en vue de me changer et place mon Canon bien en évidence sur le bureau en noyer, tout près de quelques livres, dont un attire mon regard, une brochure présentant les trésors du musée d'Heracleion. Sur la page de couverture : une tête de taureau sculptée aux cornes élancées, au museau étonnamment fin. Reposant le livre, je m'apprête à m'allonger pour quelques minutes de détente, histoire de mettre loin derrière moi la fatigue de la route et commencer à faire corps avec ce nouvel espace, quand le regard de la femme au châle rouge arrête mon mouvement.

Pas de face. Non ! Un regard de biais qui part sur la gauche. Enfin, sa gauche à elle, donc ma droite à moi. Pourtant, j'ai l'impression qu'il veut me dire quelque chose. Je m'approche, détaille de plus près. Une femme, jeune, belle, un bandeau bleu dans sa chevelure blonde, un air décidé, presque martial, une dignité qui lui vient sûrement de la posture droite de son torse caché sous le châle de feu. Immense, celui-ci doit bien recouvrir la moitié du tableau avec ses franges qui pendent tout en bas. Il y a donc deux mouvements dans cette peinture, me dis-je. L'un vers le haut avec ce port altier qui semble défier le monde. L'autre vers le bas avec ces morceaux de laine tels des traînées de sang. Cette femme que l'artiste a mise en scène de si intense manière m'intrigue décidément. Je me promets de poser quelques questions à son sujet à Maurice après notre souper. Peut-être connaît-il l'histoire de ce tableau ?

Il la connaît en effet et veut bien m'en parler. Taquin, il ajoute :

- Je croyais que vous veniez parce que vous étiez attirée par le bleu des lavandes. Et voilà qu'à peine arrivée, vous tombez sous le charme rouge flamboyant de notre Esmeralda !

- Ah ! Elle s'appelle Esmeralda. Avec sa chevelure blonde ?

- Oui, avec ses cheveux blonds ! C'est comme cela qu'on l'appelle ici. En fait, on ne se souvient pas de son nom exact. On sait seulement que cette femme très belle - vous avez remarqué, n'est-ce pas ? - était la fille d'un riche marchand du Nord qui avait déménagé son commerce dans la région nîmoise. Sûrement attiré par notre soleil méditerranéen, il y avait installé toute sa famille au début du XXe siècle.

- Mais pourquoi le peintre a-t-il représenté cette femme avec ce grand châle rouge qui prend tant de place sur le tableau ? Il a vraiment réussi à m'intriguer.

- Vous avez bien saisi. Ce grand châle rouge est loin d'être anodin. Alors, puisque vous voulez tout comprendre, je vais vous raconter l'histoire. Vous savez, c'est une tradition à Nîmes, toutes les années, ont lieu des corridas. Un célèbre matador de ce temps-là, Manuelo, avait été invité à plusieurs reprises à la grande joie de toute la population. Comme c'était le cas pour d'autres célébrités qui devaient passer quelques jours dans la ville, on lui avait proposé de loger chez le riche marchand. Celui-ci versait des sommes régulières à la municipalité pour qu'elle puisse entretenir ses monuments, dont, bien sûr, la célèbre arène. C'était une sorte de troc. En échange de son argent, le donataire pouvait côtoyer des gens célèbres. Manuelo fit plusieurs séjours dans la maison du commerçant. Un remarquable athlète, teint basané, yeux de braise, aux nombreux succès, non seulement en tauromachie mais auprès des femmes. Très vite, il remarqua le charme de la jeune Esmeralda. Etait-ce son attitude toute de retenue qui l'ensorcela ? Ou ce léger air moqueur affiché sur son visage ? Toujours est-il qu'il tomba éperdument amoureux de la belle et ne tarda pas à lui déclarer sa flamme avec toute la fougue dont il était capable. Elle ... sembla n'y prêter aucune attention. Lassé, il l'exhorta à expliquer une attitude aussi froide. Elle lui dit alors son horreur de l'acte tauromachique. Jouer avec un animal pour en arriver à le tuer, autant on pouvait l'admettre d'un chat et d' une souris, autant cela lui paraissait véritablement de la barbarie de la part d'un de ses congénères. Manuelo, dépité, n'insista pas. Pendant des mois, on le vit traîner une mine défaite. Ses succès dans l'arène perdaient régulièrement de leur éclat. Un jour, n'y tenant plus, il se présenta devant Esmeralda en tenue de scène, sa cape rouge à la main. " Je sais que vous n'aimez pas ce que je fais. Je suis venu vous dire que j'ai pris la décision d'arrêter. La prochaine corrida à laquelle je participerai sera la dernière. Je vous fais la promesse de revenir dans quelques jours déposer cette cape rouge à vos pieds. " D'un seul mouvement, il se retourna et s'éloigna à grandes enjambées.

- Il a donc arrêté la tauromachie ?

- Oui ! Il l'a arrêtée. Son dernier combat fut une apothéose. On retrouvait le Manuelo des grands jours. Une danse avec la bête, un corps à corps effréné qui n'en finissait pas tenaient tous les spectateurs en haleine... On n'a pas compris. Lors d'une esquive, un léger retard dans un pas de côté, un presque rien. La corne l'a transpercé en plein ventre. Depuis ce temps-là, Esmeralda s'enveloppe dans cet immense châle rouge sang.

Je remerciais Maurice pour le récit de ce drame et me demandais avec inquiétude comment j'allais maintenant passer la nuit juste en-dessous du tableau à l'origine de ma curiosité. J'avais hâte de retrouver le bleu si apaisant des lavandes si délicatement parfumées, leurs lignes régulières qui savaient conduire mon esprit vers des horizons sans cesse repoussés. Demain, me dis-je en soupirant. Demain...

Contrairement à mes craintes, mon sommeil fut des plus calmes. Réveillée de bonne heure, je me glissais sans bruit hors du logis, mon Canon en bandoulière. Surtout, profiter des premiers rayons qui font jaillir la profondeur des bleus et des gris avant que la lumière de midi ne les éteigne. Ne pas perdre une miette de ce laps de temps qui donne au monde une densité palpable... Alors, alors, des larmes silencieuses se mirent à glisser sur mes joues. Douces, furtives, presque tendres.

J'avais connu une autre jeune fille dont le courtisan avait été emporté par une bête déchaînée. Ma grand-tante, Lucienne, avait perdu son amoureux dans les tranchées de 14-18. C'est en cueillant des lavandes qu'elle m'avait confié un jour son terrible secret, à la petite fille d'une dizaine d'années que j'étais alors.

Marie Romanens,