"Laisse le travail des vautours aux vautours".

Voici un billet à propos d'un premier roman dont on a beaucoup parlé à sa sortie et qui vient de paraître en poche. Un livre à la construction très étonnante, au style plein d'humour et de cynisme, mais servi par un sens aigu de l'observation, une histoire qui s'inspire à la fois du parcours personnel de l'auteur et d"une réalité tangible, celle de l'immigration africaine depuis une cinquantaine d'années. Dans "Debout-payé", qui vient de paraître au Livre de Poche, Gauz, écrivain originaire de Côte d'Ivoire, dénonce le miroir aux alouettes qu'est la société de consommation occidentale, dans son luxe et sa vulgarité, dans son indécence et son absurdité. Un livre qui fait rire, interroge, émeut, aussi, mais ne peut pas laisser indifférent, pour peu qu'on essaye d'aller au fond des choses et qu'on ne reste pas en superficie de ses lectures.

Ossiri et Kassoum sont tous les deux originaires de Côte d'Ivoire, des ghettos d'Abidjan qu'ils ont quittés en quête d'une vie meilleure. Pour eux, comme pour nombre de leurs compatriotes, comme pour nombre de citoyens d'Afrique subsaharienne, c'est la France qui représente ce possible eldorado, celui qui leur permettra de goûter à une vie plus confortable.
Arrivé dans cet autre pays, cet autre continent, sans papiers, Ossiri et Kassoum vivent comme ils peuvent, dans des bâtiments qui ont longtemps abrité les étudiants ivoiriens venus étudier en France. Mais, depuis belle lurette, ces locaux sont laissés à l'abandon par le gouvernement ivoirien qui les aurait même revendus en douce...
Résultat, ces lieux toujours plein à craquer de jeunes hommes venus chercher non pas la fortune, mais de quoi gagner leur vie décemment, sont en pleine décrépitude, transformés en squats, en profitables outils pour marchands de sommeil sans scrupule... Quand aux habitants, ils ne mènent même plus leurs interminables discussions politiques qui n'aboutissaient jamais à rien et survivent.
Une voie est toute tracée pour certains d'entre eux, une trajectoire obligée bien plus qu'une voie royale : le secteur de la sécurité. A Paris, une grande partie des vigiles officiant sur des sites industriels, seuls dans des guérites minuscules ou à l'entrée des grands magasins pour surveiller les voleurs à la tire, sont issus de la communauté ivoirienne.
"Debout-payé", c'est le terme que ces jeunes hommes donnent à leur travail peu valorisant, peu passionnant : pour être payé, il faut passer la journée debout. Gauz, qui aurait pu faire des études vétérinaires à Maison-Alfort, a choisi une autre voie qui l'a mené lui aussi à ces emplois de vigile, qui lui ont inspiré ce livre. D'abord, chez Camaïeu, à la Bastille, puis au Séphora des Champs-Elysées.
Dans "Debout-payé", cette expérience professionnelle de plusieurs années lui a inspiré des chapitres qu'on va qualifier d'interlude. Ce ne sont pas le récit factuel de cette existence, mais plus une espèce de journal de bord d'un vigile, notant les idées qui lui passent par la tête alors qu'il est debout, observant les clientes et clients circulant dans les rayons.
Des notes, des anecdotes, des aphorismes, de courtes descriptions, toujours avec un humour et une ironie acerbes, quelques éléments sociologiques ou ethnographiques, rappelant la formation scientifique de l'auteur, mais toujours servis avec un esprit critique qui met le doigt sur la folie de cette société de consommation à tout crin dans laquelle il travaillait.
Parfois, oui, Gauz se laisse aller à quelque vulgarité, mais pour moi, c'est d'abord ce qu'il a sous les yeux qui est le summum du vulgaire, un étalage malsain de marques, de superficialité, de contradictions, aussi (les riches clients débarquant du Golfe avec épouses intégralement couvertes en prennent pour leur grade).
Ces chapitres sont le fil conducteur du livre, comme la chronologie d'une journée ordinaire au pays des fringues et des cosmétiques, entre ennui profond, coups de stress quand on soupçonne un vol, coup de main aux collègues pendant les pauses pour arrondir les fins de mois et regard sarcastique sur cet univers rose bonbon jusqu'à l'écoeurement, du décor à la musique, en passant par les articles...
Moi qui ne suit pas adepte du shopping et qui n'aime pas franchement traîner dans ce genre d'endroit, je me suis à la fois reconnu dans le regard de Gauz, mais j'y ai aussi vu, avec la légère exagération qu'impose la caricature, bien des choses que nous avons tous plus ou moins remarqué lors d'une virée dans n'importe quel centre commercial ou quartier commerçant.
Comment ne pas être marqué longtemps par ce survêtement en velours rose, porté avantageusement par une cliente et portant en lettres d'or sur le postérieur le nom de son créateur : le maître du bon goût made in France récemment disparu, Christian Audigier. L'élégance et la classe ne s'achètent pas, semble-t-il, et l'homme en noir qui surveille tout cela a pour lui cette sobriété qui manque à tout le reste.
Cette partie-là est un vrai plaisir de lecture, jubilatoire et écrite au vitriol. On voit à travers l'oeil de Gauz et cet oeil frise, même s'il se doit de garder ce côté hiératique, monolithique des vigiles. Il enregistre ces micro-événements qui, individuellement, ne sont pas grand-chose, mais rassemblés, forment une mosaïque qui en dit long sur nous, notre société, nos habitudes, notre folie...
Cette partie du livre, avec son "name-dropping", ses questionnements sur le marketing ou le naming, ses remarques sur les stratégies des producteurs et des vendeurs, rappellent par bien des côtés le Beigbeder de "99 Francs", la coke en moins. On est à l'autre bout de la chaîne, avec celles et ceux dont les publicitaires et les magazines ont soigneusement entretenu la fièvre acheteuse.
Et puis, entre les différents chapitres consacrés à ce job de vigile, cette partie très autobiographique, on découvre le récit autour d'Ossiri et de Kassoum, mais pas seulement eux. Car, ces deux-là ne sont que les énièmes hommes à avoir suivi cette filière qui mène du pays natal à l'exil, à l'immigration vers un monde supposé meilleur.
Trois chapitres viennent, à travers le destin de personnages de fiction qui sont certainement bien plus proches de la réalité que ne l'indique le mot "fiction". Trois chapitres pour évoquer la période post-coloniale, ces pays qui ont accédé à leur indépendance en Afrique, sans véritablement tenir les promesses que ce concept devait contenir.
La Côte d'Ivoire en est une parfaite illustration, de la paranoïa et de l'emphase grandiloquentes de Félix Houphouët-Boigny jusqu'à aujourd'hui, et l'instabilité chronique, la pauvreté, le rejet, la ghettoïsation, etc. Depuis les années 1960 jusqu'aux années 2000, Gauz retrace ce qui a poussé tant de jeunes Ivoiriens à franchir le pas de l'immigration et à venir grossir les rangs des sans-papiers et/ou des candidats aux postes de vigiles.
Il le fait encore une fois avec ironie, mais elle est moins appuyée, toutefois, que dans la partie Camaïeu/Séphora. Sans doute parce qu'elle est empreinte d'une certaine tristesse devant ce gâchis, devant ces espoirs déçus de toutes parts, devant cette vie rêvée à peine au-dessus de ce qu'on a laissé derrière soi.
Au-delà de l'histoire même de la Côte d'Ivoire, il y a également l'histoire de cette diaspora sur le sol hexagonal. Avec les mutations sociologiques de la capitale et de sa banlieue. Lorsque, par exemple, on a repoussé bien loin du centre, là où se trouve pourtant le travail, dans des cités dortoirs sinistres, les classes les moins favorisées.
Gauz examine aussi avec sagacité la mutation du secteur de la sécurité dans une société qui, sans cesse, a peur. Peur des vols, oui, mais plus seulement, et l'on vient encore, hélas, d'en faire la cruelle et abominable expérience. Depuis la chaîne des sous-traitants multiples jusqu'aux géants sécuritaires actuels, l'auteur pose là encore avec clarté les clés des problèmes.
Et en particulier la question des papiers. Car le secteur de la sécurité, à l'instar d'autres filières, on pense au bâtiment, bien sûr, a largement profité de cette main d'oeuvre corvéable à merci, rentable car peu chère, puisque non déclarée. Ossiri et Kassoum vont connaître, à leur façon, tout ce processus, du départ d'Afrique, pénible et affligeant, jusqu'à la remise éventuelle de ce sésame tant désiré : un titre de séjour.
Cette partie, je l'ai dit, plus grave que l'autre, de par son sujet bien plus sérieux que l'autre, m'a fait penser à ces murs gris, sans éclat, qui se cachent derrière les clinquants décors d'un théâtre. L'autre face, le bling-bling, c'est Camaïeu et Séphora, mais, c'est juste un vernis qui fait joli et couvre habilement l'essentiel, dont la vue est bien moins glorieuse.
Dans cette partie, Gauz rallie une famille d'écrivains africains francophones qui, à leur manière, mettent déjà le doigt sur ces questions depuis des années. Comment ne pas songer, en lisant "Debout-payé", à Alain Mabanckou ou Léonora Miano et à leurs romans si critiques, pour ceux qui ont provoqué ces situations ?
Il y a la même ironie mâtinée de nostalgie que chez l'auteur de "Verre Cassé" mais aussi la colère et les questions d'identité que pose la lauréate du Prix Goncourt des Lycéens 2006 (pour "Contours du jour qui vient") dans la plupart de ses écrits. Une manière aussi de rappeler que, au-delà des spécificités nationales, les auteurs africains se rejoignent souvent dans leurs constats et visions du monde post-colonial.
Une certitude : Gauz est une nouvelle plume à suivre dans le paysage littéraire francophone. Derrière son ironie mordante, il y a une grande profondeur dans le regard porté sur nos sociétés. J'espère qu'il pourra poursuivre cet examen à travers de nouveaux romans, de nouvelles histoires et que sa vision acerbe de cette société qui est la nôtre, continuera à nous faire réfléchir à ce que devrait être l'essentiel.