Sorj Chalandon est un auteur que j'aime bien.
Son foudroyant Retour à Killybegs m'avait donné la nausée, et Le quatrième mur m'avait fait peu ou proue le même effet, mais c'était une nausée dans les deux cas très constructive, et qui m'a laissé un souvenir très sensible.
Le meilleur cadeau qui soit : Jardin des merveilles, des Comptoirs Richard (<3 Nombre Premier)
Le narrateur, Emile Choulans, nous raconte son enfance, et son père en particulier, un homme complexe dont il n'a jamais su quelle était véritablement la profession, et qui l'a bercé d'histoires à la limite du réel, au point qu'il n'a jamais vraiment déterminé quelle était la part du vrai et de l'affabulé.
Mais, enfant, il est sous l'emprise de cet homme assuré et engagé, brusque aussi, violent avec sa femme comme avec son fils, qui leur interdit de recevoir à la maison, qui édicte ses règles de vie auxquelles ils se plient en silence.
Ainsi, Emile est bientôt persuadé que son père est un agent secret, opposant farouche à De Gaulle dont il veut la mort et qu'il est prêt à assassiner lui-même, partisan de l'OAS dont il intime à Emile de retranscrire les lettres sur les murs dans la rue, et sur le tableau en classe, ami de l'américain Ted, parrain d'Emile, et que l'enfant n'a jamais vu, mais dont même la mère raconte qu'il est beau comme un acteur de cinéma.
Pris dans les mensonges et les illusions, Emile se les approprie au point de créer des répercussions parfois terribles.
Il n'est pas difficile de s'immerger dans l'enfance du narrateur : dès les premières pages, on visualise parfaitement le petit appartement, la figure tutélaire du père et celle frêle d'Emile, la passivité de la mère qui ne se révolte pas, jamais.
L'écriture est très fluide, il faut dire, en dépit de la dimension très politique qui caractérise la personnalité paternelle, et les relations ambigues entre les uns et les autres sont très subtilement dépeintes (entre Emile et son père, entre Emile et sa mère, entre Emile et Luca...).
J'ai été absolument captivée par ces interactions, justement : Emile est toujours très loyal envers son père, ses manquements sont finalement relativement minimes pour un enfant dans sa situation (l'embrigadement de Luca, l'utilisation de l'arme de son père), il ne se détourne pas de lui, et doute en somme très peu de ses élucubrations, il ne le fera qu'une fois parvenu à l'âge adulte. Sa mère, de même, est particulière, elle ne se dresse pas face à son mari, y compris face à des violences physiques morales parfois invasives.
La façon, enfin, dont Emile devient à son tour manipulateur, exerçant sur d'autres l'emprise que son père a sur lui, et reprenant à son compte les histoires qui ont bercé son enfance, est troublante.
L'auteur rend à merveille cet équilibre étrange que l'on ne trouve que dans les familles, lorsqu'elles sont constituées de personnes qui semblent avoir été assemblées par le fruit du hasard, et qui sont vouées à vivre ensemble tout en s'abîmant les unes les autres.
L'émotion ressentie à la lecture est différente de celle générée par les deux précédents romans de Chalandon (il n'y a pas l'horreur éprouvée devant le meurtre d'Antigone), mais j'ai été glacée par certains passages, et ébranlée par l'histoire d'Emile dans son intégralité.
Un bon roman de la rentrée littéraire 2015!
- Vous ne vous attendez pas à un duplicata de ses précédents romans : tout est très différent ici!
- Vous raffolez des histoires de famille compliquées, et des histoires à dormir debout : Big Fish est par exemple un monument pour vous
- Il ne fait aucun doute pour vous que les enfants trinquent pour leurs tordus de parents, quels que soient les défauts des uns et des autres
"A la maison, nous n'avions pas le droit de parler du métier de papa.
_Ça ne regarde personne, disait-il.
[...]
Quand je partais le matin, il dormait. Le soir, il était parfois en pyjama.
[...]
Dans la case, c'est le mot que j'ai écrit. Sans.
Personne ne m'a plus jamais posé de questions.
Et moi, je devais me taire. Sur l'Organisation, sur Salan, sur le vrai travail de mon père agent secret.
Une petite tombe."
"J'ai regardé la carte à la lumière. CIA, Emile Choulans, nom de code : Frenchie. La photo, le drapeau, le timbre, le tampon. J'ai fermé les yeux. Je les ai ouverts brusquement. J'ai eu un frisson. Je n'arrivais pas à croire que je venais de fabriquer ce document."
"Il testait chaque idée sur sa femme. Elle était au premier rang de sa colère, de son impatience, de ses fantômes. Je l'appelais parfois, j'avais peur pour elle. Elle me désarmait. Malade, ton père? Elle ne voyait toujours pas. Elle ne voyait rien. Jamais elle n'avait rien vu."