Quand on trouve que c’est bien écrit, mais mal fait

Par Lupiot

J'avais prévu de publier une chronique sur Quelqu'un qu'on aime, de Séverine Vidal (quelqu'un que j'aime plutôt), paru chez Sarbacane (un maison d'édition que j'aime aussi) cette année 2015. Mais j'étais tarabistouillée car, ce roman... il m'a déplu. Il m'a déplu alors qu'il reçoit les louanges de plein de lecteurs intéressants et intelligents. Alors forcément, me voilà tarabistouillée. (Vous me direz " les goûts et les couleurs " : oui, évidemment. Mais...) Je trouvais qu'il y avait des problèmes techniques, dans ce road-movie plein d'amour. Du coup, j'ai laissé mijoté ce roman sur ma table de chevet en attendant de savoir qu'en faire.

Un roman qu'on n'a pas tellement aimé : chroniquer, ne pas chroniquer ? Je trouve généralement plus enrichissant de partager ses bonnes découvertes. Par ailleurs, Quelqu'un qu'on aime est loin d'être assez mauvais pour que j'estime nécessaire de venir lui boxer le menton en faisant entendre ma voix dissidente*. Alors : ne pas chroniquer ?

D'un autre côté, la polémique récente entourant le billet nauséabond de Christophe Honoré dans Le Monde des Livres (Honoré qui, pour la petite histoire**, s'était fait les dents sur Alice Brière-Haquet, auteur jeunesse qui ne méritait pas ça) m'a amenée à me demander si on n'était pas un peu de frileux petits poneys, au pays merveilleux de la critique littéraire jeunesse. Et s'il n'était pas sain de dire qu'on trouve ça bof quand c'est bof. En effet, il n'y a pas que la littérature-poubelle d'un côté, et la littérature-merveille, de l'autre. Il y a des entre-deux qui peuvent mériter d'être égratignés. Alors : chroniquer ?

Spécialisée dans l'art d'avoir les fesses entre deux chaises, j'ai trouvé la solution en lisant un autre roman qui m'a lui aussi semblé bien écrit, mais mal fichu : Les mauvaises notes, de Claire Julliard. Armée de ces deux exemples, je m'en viens donc rédiger un théma : " Oui, ça arrive qu'un bon livre soit mauvais "

Pourquoi ? Parce que (comme Karim Debbache de Crossed qui, pour l'instant et par défaut s'est, quant à lui, spécialisé dans la critique de mauvais films sur les jeux vidéos), je crois qu'il y a beaucoup à retirer de quelque chose qui ne fonctionne pas. C'est en mettant le doigt dessus que l'on peut mieux comprendre, admirer et s'approprier les mécanismes du récit. Et là, on est content.

La lecture de Quelqu'un qu'on aime (résumé en bas de page**) m'a beaucoup ennuyée, alors que j'y voyais un fort potentiel. Très vite, plusieurs problèmes se sont manifestés :

  1. Une grande distance, dans la narration, comme si on regardait une récap' " dans les épisodes précédents "... continuellement. L'usage trop répété du plus-que-parfait est à blâmer, à mon avis. (Le PQP, c'est ça : " Il avait fait ceci, puis il avait fait cela, et voilà que maintenant, il se retrouvait à... parce qu'il était sorti de la voiture, puis avait enfilé ses chaussures, puis il s'était tourné vers X et lui avait dit : blabla, et X avait ri, mais maintenant, voilà que... " Bref, le plus-que-parfait, dans une narration au passé, c'est le temps du résumé-des-derniers-événements.)
  2. Pas d'évolution des personnages au-delà des 40 premières pages où, lors de leur présentation, ils SONT super intéressants et, tous, dans une situation potentiellement conflictuelle. Mais aussitôt, exit le conflit grâce au road-trip et, paradoxalement, plus rien ne bouge. Or, pour voir de quoi ils sont faits, il faut placer des épreuves sur le chemin de ses personnages.
  3. Des personnages dénués de défauts. (Quand ils en ont, c'est malgré eux, comme l'un qui a Alzheimer et une autre, des tocs.) De sorte que leurs interactions semblent toujours positives et bienveillantes. Or, s'il n'y a pas de conflit à l'extérieur (les épreuves que j'évoquais plus haut), et pas non plus de petites laideurs intérieures... c'est assez fade. Et moi ça me rend triste.

Ces éléments donnent naissance au problème final (enfin, selon moi) : une ambiance de drama familial américain " ma famille dysfonctionnelle mais parfaite ", où tout le monde s'aime sur fond de beaux paysages, de bébés mignons et de dictons complaisants.

Le roman partait très bien : les personnages sont caractérisés de façon intéressante, et le concept Little Miss Sunshine aurait dû fonctionner. Et, surtout, Séverine Vidal, elle sait écrire, nom didiou, alors c'est quoi ce schmilblick ? # La preuve par 3 que ça peut être bien écrit (ça l'est), mais mal géré.

Les Mauvaises notes (résumé en bas de page****) présente quant à lui un problème beaucoup plus facile à déceler. Pleins phares sur :

    l'anachronisme linguistique. L'auteur nous raconte une histoire censée se dérouler dans les années 90 (assez facile à situer grâce à la crise de la vache folle) dans une langue des années 60-70. Une belle langue de cette époque, hein, ce n'est pas le souci. Expressions, tournures, vocabulaire et autres maniérismes sont datés, et surtout, en incohérence avec l'univers croqué. C'est d'autant plus troublant dans les dialogues : les enfants, qui ont 12 ans, non seulement parlent comme des livres, mais encore, comme des livres des années 60-70. Je crois deviner que l'auteur ramène le langage de l'enfance à sa propre enfance qui doit se situer dans ces décennies, ou peut-être est-ce dû complètement à autre chose ; quoi qu'il en soit, cet écart de réalisme nous tire (plus ou moins brutalement, selon le passage) de la lecture. La langue est déconnectée de l'histoire.

C'est un " problème " qui, bien souvent, n'en est qu'un demi, et dont on s'accommode plutôt bien (selon ses habitudes et ses affinités). Par exemple, lorsqu'on lit de la science-fiction des années 50, on accepte assez rapidement les tournures désuètes et même les mentalités étonnamment vieillies dans un univers futuriste (ou rétro-futuriste). Mais là, dans un roman des années 90 destinés à un public d'enfants des années 90 (et même des années 2010, car il a été réédité cette année), c'est maladroit.

Je ne vous déconseille pas ces deux livres, j'ai même vraiment apprécié Les mauvaises notes, malgré ce défaut prégnant. Quelqu'un qu'on aime m'a ennuyé mais continue de toucher de nombreux lecteurs, et a de sincères qualités littéraires. Ces deux titres auront été le prétexte à l'évocation du tourment critique en littérature jeunesse (je vous invite à lire ma note de bas de page**) qui consiste à se demander...

  1. ...si, alors que le rayon a déjà du mal à se faire sa légitimité, l'on peut dire du mal des gens bien ? (Ce que les blogs littéraires évitent de faire)
  2. ...si un roman peut être écrit avec l'élégance et la finesse d'une plume de paon, et tout de même s'avérer pesant et maladroit comme un éléphant de mer dépressif ?

Sur ce, je vous souhaite de belles lectures,

*Ma " voix dissidente ", comme pour The Book Of Ivy. (Parenthèse : Ce très mauvais livre a une suite, qui vient tout juste de sortir, Ivy 2. Fin de la parenthèse désespérée.)

** Ici l'article en question de Christophe Honoré (seules les premières lignes sont lisibles en mode " gratuit ", mais cela permet de se faire une idée assez précise de l'acidité hargneuse du billet intégral). Et...
...ici les réactions que sa diatribe bilieuse a suscitée :
-celle de la première concernée, Alice Brière-Haquet, réponse élégante et pondérée, qui se demande (comme tout le monde...) pourquoi tant d'agressivité ;
-celle de la géniale Clémentine Beauvais, écrivain pour la jeunesse (et auteur entre autre des Petites Reines, chez Sarbacane) qui dit en gros que Christophe Honoré est un épouvantable hypocrite victime d'un cancer du snobisme et dénué de tout sens de la mesure, doublé d'un sale traître qui tire sur l'ambulance, couché Brutus ;
-celle de la non moins géniale Cécile Boulaire, Docteur ès Littérature Jeunesse, qui s'intéresse au tollé déclenché par l'article de Christophe Honoré, et l'analyse comme suit : petit a, apparemment, on n'a pas le droit de critiquer négativement, en littérature jeunesse ?, et petit b, apparemment, par devoir de solidarité, on n'a pas le droit de critiquer les livres pour enfants quand on évolue soi-même dans la littérature jeunesse ? Elle pose, in fine, une question entre les lignes : que vaut la critique en littérature jeunesse, si elle n'est ni libre, ni authentique ?

*** [Mon résumé] Quelqu'un qu'on aime, de Séverine Vidal (Sarbacane, 2015), raconte l'histoire d'un groupe de personnes ayant chacun une lutte personnelle à mener, et dont les chemins se croisent à l'aéroport. Les personnages décident d'effectuer tous ensemble le road-trip commémoratif que seuls 2 d'entre eux avaient programmé.
-Il y a Matt, un jeune homme de 20 ans qui vient de découvrir qu'il était papa et doit s'occuper de son bébé, Amber, pendant quelques semaines, car sa mère est occupée.
-Il y a Gary, le papy de Matt, victime d'Alzheimer, qui perd gentiment la boule, et que Matt a décidé d'emmener en voyage sur les traces de son idole, Pat Boone.
-Il y a Antonia, trentenaire qui vient de couper les ponts avec un ex manipulateur et jaloux, et échoue aux entretiens d'embauche à cause de ses tics nerveux.
-Et il y a Luke, un ado qui fuit une situation familiale tendue et pesante à cause de lourds secrets (que l'on devine assez vite, ndr).
Cette équipe se soude très vide et devient une véritable famille. Chacun va soutenir les autres, et apprendre ainsi à s'aimer soi, pendant un voyage sur les traces d'une rock-star oubliée, Pat Boone.

****[Mon résumé] Les mauvaises notes, de Claire Julliard (L'école des Loisirs, 1997, réédition 2015) raconte l'histoire de Frédéric, qui un soir où il en a assez de se faire enguirlander à cause de ses mauvaises notes, fugue. Il traîne à droite, à gauche. Prend le train vers une destination inconnue. Puis, rapidement, se fait intercepter par la police, et c'est là qu'intervient la providence : Frédéric Legendre, 12 ans ressemble à s'y méprendre à Ludovic Bernard, 13 ans, ayant lui aussi fugué 6 mois plus tôt. Et, d'une façon aussi limpide qu'improbable, Frédéric devient Ludovic aux yeux de toute une communauté, à commencer par sa nouvelle famille.