« A fendre le cœur le plus dur »
FERRARI Jérôme
ROHE Olivier
(Inculte)
Quelques images. De celles que l’on dit « insoutenables » même pour les cœurs les plus durs. Des images de pendaisons. Entre autres. Parmi d’autres images de guerre, la guerre de conquête coloniale que l’armée italienne mena contre l’Empire ottoman en Tripolitaine et en Cyrénaïque. En 1911 et 1912. Guerre assortie de la rébellion de tribus bédouines contre le nouvel occupant. Le journal « Le Matin » confia à Gaston Chéreau la mission de couvrir ce conflit. Par le texte (l’homme est aussi écrivain) mais aussi par l’image. Et ce sont ces images retrouvées qu’interrogent Jérôme Ferrari et Olivier Rohe. Reflets ô combien révélateurs de la violence de la répression exercée par les conquérants sur les conquis qui eurent l’outrecuidance de ne pas les accueillir en libérateurs.
Le propos des deux écrivains ne se limite évidemment pas à cette seule observation. A travers les atrocités que commettent les militaires italiens, c’est bien la question des violences perpétrées par le « fort » à l’encontre du « faible » qu’ils posent. « Ainsi, malgré l’immense barbarie militarisée qu’ils répandent sur le monde, l’asservissement, la spoliation éhontés qu’ils sont en voie d’accomplir, les soldats sont-ils pour l’Occident qui les envoie et s’observe à travers eux les dépositaires de la civilisation, les représentants de l’humanité avancée. Cette violence inouïe dont ils usent est la nôtre. Nous la leur avons déléguée. Ils la déploient en notre nom, partout où la nouvelle de notre supériorité n’aurait pas été entendue… »
Alors oui, le choc des images. Immédiat. Mais surtout le sens. Donc l’idéologie. En l’occurrence celle que véhicule le conquérant et qui s’insinue tant dans la globalité que dans les détails qui se révèlent dans chacun des clichés. Ceux de Gaston Chéreau ne sont, en quelque sorte, qu’un prélude. Une multitude d’autres photos « illustreront » l’abomination que génère chacune des guerres sur lesquelles témoigneront d’autres reporters. Gagnants et perdants. Toujours enclos dans des représentations idéologiques, avec cette terrifiante nuance : les perdants n’ont « pas droit à l’écriture d’un récit propre, non plus qu’à la contestation de leur image… » En Libye, sous le regard de Gaston Chéreau. En Algérie, lors de la guerre qui si longtemps n’en fut pas une, en France, dans les discours officiels. Aujourd’hui, en Afghanistan, en Irak, en Syrie, les processus restent identiques, même si les technologies de l’information sont beaucoup plus sophistiquées.
Voilà donc un ouvrage de réflexion, d’analyse mais aussi d’indignation. Sur les guerres. Sur les reflets qui parviennent jusqu’aux citoyens. Sur le rôle que jouent ces reflets dans leur (in)formation. A partir d’une conquête coloniale historiquement datée, à travers quelques reflets retrouvés, c’est le processus d’imprégnation idéologique qui est décortiqué et mis à nu. Avec pertinence. Ce que le Lecteur trouve remarquable en ces temps où d’autres reflets, surabondants ceux-là, servent peut-être (sans doute ?) d’outils de manipulation des consciences. A une échelle globalisée. Mais selon des modalités qui n’ont guère varié.
Oliver Rohe