Dans les Deux-Sèvres, apparaît soudainement ce qui ressemble à une bulle de chewing-gum blanche. Enfin, quand je dis bulle, c'est un peu petit pour que vous imaginiez la scène... Car c'est en fait une énorme boule d'une cinquantaine de mètres de diamètre, que Elodie est la première à remarquer. Un spectacle aussi fascinant qu'inquiétant pour la jeune femme. Moins pour son jeune fils.
Léo, qui n'a pas encore 4 ans mais est très en avance pour son âge, est pris d'une soudaine excitation à la vue de la bulle. L'enfant est volubile, habituellement, mais rarement aussi intenable et désobéissant. Elodie ne parvient pas à l'empêcher de se précipiter vers l'étrange objet et doit se lancer à sa poursuite, avant de trébucher...
Ces quelques secondes seront décisives : le temps que sa mère se remette sur ses jambes, Léo a disparu. Elodie n'a pas vu véritablement la bulle l'avaler, mais elle en est certaine, son fils se trouve à l'intérieur de cette sphère. Mais que se passe-t-il donc ? D'où vient cette bulle et que compte-t-elle faire de l'enfant ?
Alors que la nouvelle se répand, que les médias et les forces de l'ordre, armée comprise, se mobilisent, d'autres sphères identiques commencent à apparaître dans le monde. Une croissance exponentielle, terriblement rapide, sans aucune explication et laissant tout le monde dans l'incompréhension la plus totale...
Non seulement personne ne comprend la raison de ces éclosions subites, mais le secret de ce qu'on va bientôt appeler "les Dames Blanches" s'épaissit encore quand on réalise que rien ne permet de les détruire ou même de pénétrer à l'intérieur d'elles. Enfin, pas tout à fait... Léo a été le premier d'une longue série d'enfants en bas âge à être comme irrésistiblement attirés puis absorbés par ces sphères...
Déjà inquiétante, la situation devient difficile, car la peur grandit, en particulier chez les parents de jeunes enfants, moins de 4 ans, qui sont, si l'on peut parler ainsi, les cibles des Dames Blanches. Politiques, militaires, scientifiques, parents, journalistes, tous sont impuissants à gérer cette affaire qui ne cesse de prendre de l'ampleur...
Lors de l'apparition de la première bulle, Camille est une jeune journaliste, qui doit encore faire ses preuves au sein de la rédaction d'un magazine féminin. L'affaire lui est confiée un peu par hasard et elle va faire à la fois le bonheur et le malheur de la jeune femme. Car, professionnellement, cette histoire lui vaudra le succès avant de devenir une obsession...
Et, sur le plan personnel, elle lui permettra de rencontrer deux hommes très importants dans sa vie, Lucho, qui sera le père de ses enfants avant de se consumer à leur contact, tel Icare approchant de trop près le soleil, et Basile, un ufologue d'origine africaine, qui va lui montrer la vie, et les Dames Blanches, sous un jour totalement différent. Ce qui n'empêchera pas Camille d'y perdre son fils, elle aussi, comme tant d'autres...
"Les Dames Blanches" est un roman-fleuve, puisqu'il s'étend quasiment sur une vie humaine. Camille en est le véritable fil conducteur, elle qui va se consacrer corps et âme à essayer de comprendre les Dames Blanches et ce qu'elles peuvent bien vouloir à notre humanité, au-delà de ce qui semble être un enlèvement d'enfants systématique...
Dans ce laps de temps, il va se dérouler énormément de choses sur la planète en général et en France en particulier. Mais, les Dames Blanches, elles, semblent presque spectatrices de cette agitation qui va faire monter la tension jusqu'à déclencher des guerres meurtrières, jusqu'à provoquer aussi des décisions politiques majeures...
Je veux parler de la loi d'Isaac. Un texte terrifiant qui prolonge la seule certitude qu'ont les hommes à propos de ces mystérieuses sphères : seule l'absorption d'enfant freine leur développement... Lorsqu'il a fallu trouver des solutions pour empêcher leur prolifération, c'est vers les enfants qu'on s'est tourné, pour le pire...
Sacrifier les enfants pour essayer de venir à bout des Dames Blanches, voilà la seule alternative qui semble freiner l'essor des sphères. Un sacrifice qui va bien au-delà de ce qu'on pourrait imaginer en temps normal et qu'on tolère dans cette situation exceptionnelle... Jusqu'à promulguer cette loi d'Isaac, appliquée avec zèle mais très décriée aussi parmi la population, au point d'engendrer bien des tensions...
Voilà ce qui fait du roman de Pierre Bordage un livre très dur, violent, difficile sur un plan émotionnel, aussi... Et pourtant, tout ce qui vient nous bousculer, nous déranger, nous mettre mal à l'aise, nous révolter, réside uniquement dans l'action humaine... Car, dès le départ, les Dames Blanches sont considérées comme une agression, un danger. Pire : des ennemies.
Evidemment, la disparition des enfants ne plaide pas vraiment en leur faveur. Pourtant, on ne connaît pas la raison exacte de ces événements, même si c'est évidemment terriblement douloureux pour les familles concernées. Beaucoup de celles que l'on va suivre au fil des chapitres, vont avoir toutes les peines du monde à surmonter ce drame.
Tout le roman se construit sur cette incompréhension, qui laisse la porte ouverte à la colère. Une réaction qui va, comme les sphères, d'ailleurs, enfler au fil des événements. Et, comme on ne peut s'en prendre à elles, puisqu'elles sont indestructibles, muettes et hiératiques, alors, on se déchire au sein de l'humanité penaude et revancharde...
Comme il le fait souvent, Pierre Bordage propose un roman mettant en scène de très nombreux personnages, ou plus exactement, le destin de ces personnages à l'ère des Dames Blanches. Si Camille, et à un degré moindre, Elodie servent de lignes directrices au récit, on s'intéresse à plein d'hommes, de femmes et bien sûr, d'enfants aux prises avec cette situation extraordinaire qu'ils doivent gérer.
On retrouve des mécaniques proches de ce qu'on trouvait déjà, par exemple, dans "l'Ange de l'abîme" ou "le Chemin de Damas", deux des tomes de la trilogie des Prophètes, que le Diable Vauvert vient d'ailleurs de rééditer en un seul volume. A chaque chapitre, un destin particulier, pour former une grande fresque humaine, pleine de bruit et de fureur.
Est-on dans une dystopie ? En fait, on a l'impression que la catastrophe se déroule en temps réel sous nos yeux. Mais il faut en comprendre les enjeux afin de savoir quel sera l'avenir après les Dames Blanches, si tant est qu'elles disparaissent un jour à leur tour... Sera-t-il empli de ténèbres ou au contraire, s'agira-t-il d'une page nouvelle et d'un nouveau commencement ?
Pierre Bordage attaque la question de l'avenir de l'humanité à travers le sort des enfants qui naissent actuellement. Mais il ne choisit pas les voies évidentes, réchauffement climatique, conflits à caractère religieux ou civilisationnels, j'en passe et des pires... Non, il pose des questions essentielles, fondamentales, à travers l'irruption dans la réalité de ces mystérieuses bulles blanches.
J'ai évoqué Wells en préambule, et il y a, c'est vrai, dans l'arrivée des Dames Blanches, quelque chose du débarquement des tripodes martiens, dans "la Guerre des Mondes". Avec ce même moment de saisissement, cette même incompréhension et cette sensation de danger que dans ce classique de la SF. Mais des développements bien différents ensuite.
Mais, c'est bien sûr la place que tiennent les enfants dans cette histoire qui est l'une des clés. J'ai employé le grand mot d'allégorie pour parler d'eux et c'est tout à fait ça : ils incarnent l'avenir, c'est une lapalissade. Et, sur cet avenir, plane l'angoissante inquiétude du sort que leur réserve les Dames Blanches. Evaporé, l'avenir...
Et ce n'est pas tout : que proposent les humains à ces jeunes enfants ? Là encore, le sacrifice que va venir entériner la loi d'Isaac (nom impropre, d'ailleurs, puisque, dans le texte biblique, le sacrifice n'a pas lieu) est terriblement symbolique, dans l'absence d'empathie qui semble se dégager des décisionnaires. Sans doute pensent-ils agir pour le bien commun, mais à quel prix ?
L'avenir est entre les mains des adultes, de ceux qui dirigent et façonnent le destin à venir de ces enfants, voilà ce que nous raconte les Dames Blanches. Pas besoin de longues phrases ou d'exemples alambiqués, il suffit de regarder autour de nous, les innombrables générations sacrifiées par leurs aînés au cours de l'Histoire pour assurer l'avenir...
Ces enfants, traités en chair à canon comme le furent bien des soldats au fil des siècles, ces enfants, outils plus qu'humains, que la loi d'Isaac déshumanise légalement, ces enfants, sincèrement choyés et aimés par leurs parents, mais noyés dans la masse d'un monde imparfait, ces enfants, avalés par ces bulles étranges, ces enfants sont au coeur de cette histoire, victimes innocentes d'un massacre perpétuel.
On retrouve cela jusque dans le choix des prénoms de ces nouvelles générations, qui empruntent à la mythologie, en particulier, avec toute une signification, presque une prière, comme une offrande à un panthéon évanoui depuis belle lurette mais qu'on préfère croire encore en charge des destins de ces humains en devenir.
Mais, comme tout est question de point de vue, ils sont aussi la solution aux problèmes, du moins, potentiellement. En eux, en leurs semblables, à ceux qui échappent aux Dames Blanches, réside l'espoir d'un monde meilleur, à condition de ne pas reproduire, une nouvelle fois, toutes les erreurs qui se sont succédé depuis tant et tant de siècles.
Et puis, il faut insister là-dessus, "les Dames Blanches" est un roman très féminin. Féministe, même, peut-être, mais je ne vais pas jouer sur les mots. Oh, bien sûr, il y a le titre lui-même, le fait que, pour décrire le phénomène, on humanise et sexualise les bulles. Mais, pas seulement : si les personnages ne sont pas exclusivement féminins, et si ces femmes ne sont pas toutes exemptes de défauts, ce sont incontestablement les femmes qui sont les plus fortes.
Femmes, et mères. Le sacrifice d'Isaac est un épisode biblique strictement masculin. Or, qui peut s'opposer le plus à une telle démarche, transposée dans une situation certes extraordinaire, si ce n'est une mère ? Dans le cours du roman, j'en dis le moins possible, rassurez-vous, mais l'on suit le dilemme d'une de ces mères qui, malgré ses efforts, ne peut se résoudre à sacrifier son enfant... Elle n'est pas la seule, mais son combat est poignant.
Oui, la femme est au coeur de ce roman, comme si Pierre Bordage voulait faire écho à Aragon, qui voyait en la femme, l'avenir de l'homme. C'est sans doute un peu simpliste, comme façon d'envisager les choses, mais l'homme, dans "les Dames Blanches", est souvent brutal, impulsif, docile face à l'arbitraire...
Et, au premier chef, Camille... Il est vrai qu'elle entame sa propre révolution morale grâce aux conseils et à l'amour de Basile, mais elle est le fer de lance de quelque chose qui est ultra-minoritaire dans le récit : ne pas simplement envisager les Dames Blanches comme un danger, comme une adversité, mais peut-être comme une opportunité...
L'univers décrit dans "les Dames Blanches" est sombre, torturé, marqué par l'inquiétude, aussi. Et pourtant, comme souvent chez Pierre Bordage, il y a de la lumière au bout du tunnel. Reste à accomplir le trajet jusque-là, semé d'embûches, forcément. Et des pièges que l'homme se tend à lui-même, en permanence.
Pierre Bordage l'humaniste se fait une fois de plus lanceur d'alerte. Il le fait avec un talent de narrateur certain, créant une nouvelle fois une atmosphère lourde, oppressante, qui pousse le lecteur à se remettre en question lui aussi. Et puis, il mène parfaitement sa barque, usant avec une grande habileté de l'inconnu et de l'ambiguïté qui planent au-dessus de ces Dames Blanches.
Non, ce roman n'est pas une lecture de tout repos. Encore moins quand, alors qu'on vient de le terminer, se produisent des événements aussi dramatiques que ceux qui viennent de frapper Paris ces derniers jours ou que monte l'angoisse dans une ville de Bruxelles en état de siège... D'où le temps pris avant de me mettre à rédiger ce billet.
Il y a chez Bordage une aptitude incroyable à faire coller ses romans d'anticipation au monde tel qu'il est et ce livre-là en est encore un exemple frappant, comme la trilogie des prophètes l'avait été dans les années 2000. Aux frontières du fantastique et de la SF, il propose ici un roman en forme de parabole d'une redoutable puissance, dont on ne sort pas indemne.