Il y a, dans le monde des auteurs, un phénomène qui se prend un peu pour une fontaine magique, une libération fallacieuse ou un soulagement trompeur qu’on nomme premier jet.
L’auteur, hantant les cafés à la manière d’un vieux fantôme dont le boulet et la chaîne seraient son ordinateur portable et sa mine d’écrivain, vient de passer des heures, des jours, des mois à travailler. Entre deux gorgées de café, au milieu des paroles, des dialogues de ses compagnons anonymes et vivants (alors que lui, écrivant, a plutôt l’air d’un objet mécanique) il a traduit ses idées en mots, l’ineffable en histoire, les vies en chapitres. Il a usé la pulpe de ses doigts avec plaisir pour arriver à créer une musique silencieuse, noir sur blanc, et arrive le fameux faux moment, la conclusion hâtive, ce soupir qui ressemble à un cri de victoire après un dur combat : le mot fin est écrit. Le mot fin est crié.
L’auteur lève les yeux de son écran, regarde le monde alentour et lui en veut un peu, à ce monde qui vit, de ne pas partager avec lui ce moment mémorable qui s’exprime par un sourire de ravi de la crèche sur son visage usé. Quelque chose comme « youpi ! » « eurêka ! » « enfin ! » « c’est moi le roi ! » se crie dans sa tête. Il a FINI. Il a accouché de quelque chose, un monstre ou bien un ange, des pages noircies de près, un morceau de lui-même, un abat du monde. Ça saigne, ça crie, ça gigote, tout content d’arriver dans le réel, heureux d’avoir une existence presque aboutie, presque formée, bientôt complexe.
Joie. Erreur. La plus gros reste à faire : éduquer, élever ce petit être livre afin qu’il devienne un livre digne de ce nom, une image mouvante de la vie, le rendre au moins adolescent, prometteur, intensifier son souffle, ses rêves, bref, le rendre pleinement vivant. L’aider à respirer. L’aider à s’émanciper, à marcher sur ses pattes, ses mots, lui éviter les chutes en plein vol, l’empêcher de cramer ses fines ailes sur un inaccessible soleil. L’aimer. Le mépriser. Le caresser et le gifler aussitôt. Chaque ligne comme une possibilité d’effacement total. Le pousser au-delà de ses capacités primitives. Le sublimer.
Cette drôle de forme qui ne demande qu’à devenir se nomme premier jet et le sourire premier de l’homme satisfait ne dure alors qu’un temps : il retombe rapidement, lorsque l’auteur comprend qu’il n’en a pas fini de se battre avec lui, d’user ses yeux paternels à lire au moins cent fois les mêmes mots, à buter sur les mêmes virgules qui seront supprimées, qui seront ajoutées, qui seront… on ne sait plus. On devient fou.
(…)
Alors il fait ce qu’il peut, l’auteur. Des heures. Mille relectures. Mille déceptions. Milles joies. Il connaît chaque mot, chaque ligne, chaque effacement douloureux. Il est malheureusement condamné, au bout d’un long moment, à s’arrêter, à ne plus corriger. Sinon il se retrouvera devant une somme de blancheur. À force de corriger, à force de vouloir le grotesque, le sublime, à force de se prendre pour l’abîme dans lequel la splendeur adore se plonger, il court un risque énorme : tout effacer. La voilà, l’œuvre parfaite. Elle est blanche, elle est vide et porte dans son creux les longues phrases humaines qui se sont effacées à force de vouloir toucher le ciel de leurs doigts noircis d’encre, épuisées de montrer la lumière.
Notice biographique
Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan. Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge Déclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes. Récemment, elle a publié Débandade (roman) aux Éditions Philippe Rey.