Il était une fois dans l’Est (Julie Birmant – Clément Oubrerie – Editions Dargaud)
Quelle joie de tenir entre ses mains une nouvelle BD de Julie Birmant et Clément Oubrerie! « Pablo », leur série précédente, racontait la jeunesse de Picasso dans le Montmartre du début du XXème siècle, et était un vrai petit bijou de fantaisie. Dans les quatre albums de « Pablo », Oubrerie et Birmant revisitaient avec bonheur les jeunes années du célèbre peintre espagnol, en dressant un portrait jouissif du milieu artistique bohème de cette époque. Avec « Il était une fois dans l’Est », ils se situent dans la même veine, même si le décor et les protagonistes ont changé. Dans cette nouvelle série, ils s’intéressent à l’histoire d’amour tumultueuse entre la danseuse américaine Isadora Duncan et le poète russe Serge Essenine, dans le Moscou du début des années 20, quelques années seulement après la Révolution d’Octobre. Tous deux sont alors des superstars: elle est devenue mondialement célèbre en dansant quasiment nue sur scène, alors que lui est une sorte de Rimbaud russe, un poète aussi génial qu’imbibé, à qui on demande de réciter des vers dès qu’il entre dans un bar. A priori, rien ne semble pourtant devoir unir ces deux personnages excentriques: elle a quasiment 20 ans de plus que lui, lui ne parle pas un mot d’anglais, elle pas un mot de russe, lui est colérique et alcoolique, elle aérienne et exaltée. Il est d’ailleurs intéressant de noter que c’est par amour de l’idéal communiste qu’Isadora Duncan est venue s’installer à Moscou, à l’invitation de Lénine en personne, avec comme ambition d’y créer une école de danse. Le récit imaginé par Julie Birmant fonctionne par flash-backs: il démarre peu avant le décès tragique d’Isadora Duncan, morte étouffée lorsque son foulard s’est pris dans la roue d’une voiture, pour remonter progressivement le temps, d’abord à Moscou et puis à San Francisco à la fin du XIXème siècle, la ville où a débuté la vie et la carrière de « la Duncan ».
Ce qui est fascinant dans les BD de Birmant et Oubrerie, c’est qu’elles permettent de se cultiver sans s’en rendre compte, un peu comme le bourgeois gentilhomme de Molière, qui fait de la prose sans le savoir. Julie Birmant, qui a notamment travaillé pour France Culture, maîtrise parfaitement le contexte historique ainsi que la biographie de ses personnages, mais sa force est de transformer cette matière première en un récit vivant et léger, qui peut se lire avec plaisir sans jamais avoir entendu parler d’Isadora Duncan, de Serge Essenine ou même de Lénine. Elle se paie également le luxe d’intégrer à la fois des poèmes et des scènes de danse de manière parfaitement fluide dans son scénario. L’un des plus beaux passages du livre intervient notamment lorsque le train dans lequel se trouve Isadora Duncan est immobilisé dans la petite ville de Narva. Pour tromper l’ennui, celle-ci descend alors sur le quai de la gare et improvise un spectacle de danse sous les yeux médusés des habitants, à qui elle distribue des fleurs. Comme « Pablo », « Il était une fois dans l’Est » est peuplé de personnages touchants et un peu irréels, avec un côté à la fois tragique et comique. Le style de dessin très singulier et aérien de Clément Oubrerie participe clairement à la réussite de ce roman graphique. A noter qu’on sait déjà que cette nouvelle saga sera composée de deux tomes et que le deuxième épisode sortira en septembre 2016. Plus que quelques mois de patience donc pour découvrir la suite et la fin du destin tragique d’Isadora et Serge.