Impression après lecture Dans ce roman, tout est parfaitement articulé, c'est-à-dire qu'il n’y a pas de mièvrerie, il n'y a pas de sensiblerie. Chaque détail indique vraiment l'horreur absolue de cette période. Pourtant, cette atmosphère lourde est relevée par l'immense courage et la solidarité de ces femmes, leur envie de vivre, malgré le harcèlement, le découragement, les fausses rumeurs de la Libération, le décès de détenues, le froid et la mort qui rôde continûment. Kinderzimmer représente à la fois un hommage littéraire et un rappel salvateur de ces résistantes de l'ombre qui ont honoré l'espèce humaine et leur patrie par leur comportement exemplaire.
Valentine Goby
Vous avez perçu quelque chose qui me tient beaucoup à cœur : ce livre parle avant tout de lumière, certes très ténue. Cette résistance quotidienne de ces femmes dans un lieu où elles sont promises à la mort est l’œuvre d'une volonté extraordinaire : il s'agissait de montrer la lutte pour une minute de vie supplémentaire, non pas de soi mais de l'autre, d'avoir un regard lucide sur le quotidien épouvantable de ces femmes, de plonger dans l'obscurité et de permettre à l’œil de repérer le plus petit éclat pourtant présent.
Pour reprendre Geneviève de Gaulle, Kinderzimmer est une autretraversée de la nuit.
La perte des repères est très présente dans le livre. D’ailleurs, c’est bien le nom de « Ravensbrück » qui déclenche l’enchaînement des souvenirs de Suzanne Langlois. Aucun détail physique ne permet aux personnages de savoir où ils sont. N'est-ce pas trop complexe de travailler uniquement par rapport à des souvenirs, puisqu'on sait que peu de choses sont revenues de Ravensbrück ?
Valentine Goby
Justement, c'est un livre contre le souvenir et qui propose une autre voie pour parler des campsque le témoignage. Le début du roman est éclairant : il parle d'un témoignage « qui rate » (celui de l'héroïne Suzanne Langlois) lors de sa rencontre avec des lycéens. Le personnage principal réalise qu'elle ne raconte plus son expérience mais la manière dont le temps a imprégné sa marque pour la transformer en récit communicable, mais du coup qui ne correspond plus tout à fait à son vécu à Ravensbrück. Je voulais accéder à cette utopie, celle de déconstruire la matière du témoignage pour retrouver l'expérience initiale, non marquée par le temps, non réinterprétée par le souvenir. Pour comprendre ce qu'a pu être l'épreuve des camps, celle de l'effroi le plus total. Il s'agissait de revenir à la situation première, à la plus grande naïveté, celle où les déportées ignoraient tout (le lieu de leur déportation, la signification des sigles inscrits sur leurs vêtements, leur devenir…). Lorsque j'ai rencontré Marie-José Chombart de Lauwe (qui a inspiré le personnage de la puéricultrice Sabine), voici la première phrase qu'elle m'a formulée : « Valentine, j'étais NN au bloc 324 ». Ce à quoi, après trente minutes d'entretien, je lui demande : « Mais au fait, Marie-José, vous saviez, à ce moment-là, ce que signifiait le sigle NN ? (NN : Nacht und Nebel – Nuit et brouillard). Maintenant on sait qu'elle était condamnée à mourir par les Nazis. Mais elle, au moment où elle vécut la scène, n'en avait pas conscience. J'ai fait le pari qu'on ne se lève pas de la même façon quand on sait qu'on a toutes les chances de mourir que quandon en est justement ignorant. Je souhaitais être aussi opaque avec le lecteur que l'a été la situation de ces femmes-là : je ne voulais pas que le lecteur soit en situation confortable, je voulais qu'il soit en mesure d'appréhender le manque de repères et de ressentir la situation d'effroi.
Page 119 : « Voilà, James a un numéro. Alors lui aussi est à eux. La Schwester indique à Mila une paillasse à partager avec une malade, une femme couchée qui tremble constamment. Puis la Schwester reprend l’enfant. Mila demande où elle l’emmène. Im Kinderzimmer, répond l’infirmière. Im Kinderzimmer ? Ja. À la chambre des enfants. »
La maternité / Kinderzimmer est le titre du livre et signifie la chambre des enfants. Qu’est-ce qui vous a amenée à évoquer ce sujet précis par rapport au contexte des camps ?
Valentine Goby
Je suis une romancière donc ma justification doit être avant tout littéraire. Le sujet m'a posé question parce qu'il n'y avait pas de documents historiques à ce propos. C'est en rencontrant Jean-Claude Passerat, un Français né dans le camp de Ravensbrück, que je découvre l'existence de cette Kinderzimmer. Par son intermédiaire, je me suis rapprochée des deux autres Français nés à Ravensbrück, de deux mamans des camps (dont l'une est aujourd'hui décédée) et de Marie-José Chombart de Lauwe dont la résistance s'est exprimée dans le lieu le plus abominable et dans l'endroit le plus bouleversant et humain du camp. Cinq cent vingt-deux bébés sont nés dans la Kinderzimmer, trente ont survécu et parmi eux, donc trois Français. Bouleversée par cette histoire, j'ai mis deux ans à me décider à la narrer, en choisissant la fiction, avec cette double contrainte : la transmission de la mémoire et réussir à ce que les lecteurs s'approprient une histoire qui n'est pas la leur. Avec cette problématique : qu'est-ce qui dans mon humanité me relie à cette histoire ? Qu'est-ce que choisir la vie dans une situation de désespoir ? Ce sont peut-être les enfants qui ont sauvé leur mère parce que les femmes ont trouvé une raison de vivre, une lutte. C'était aussi une façon de réfléchir sur la parentalité. Je ne voulais pas écrire une fiction totalement extérieure à moi.
Page 126 : « -Dites, pourquoi elle fait ça… -Parce qu’elle a mal aux seins, parce qu’elle imagine que vous le feriez aussi, parce qu’être utile ça maintient en vie. Peu importe, James a de la chance »
L'instinct de survie transparaît via la maternité,comme prolongement de l’humanité. On y perçoit la force d'y croire encore, de parler de chance, de félicité dans un mouroir. Comment expliquer cette énergie, cette hargne à ne pas abandonner ?
Valentine Goby
Jean-Claude Passerat a été nourri par le lait de six femmes de nationalités différentes. Sa survie n'est due qu'au collectif. La phrase la plus importante du livre est celle-ci : « La vie est une œuvre collective.» Parce que Mila, qui a subi un séisme dans sa vie (la déportation, la découverte de sa grossesse, le vécu dans le camp...) et qui a une totale méconnaissance de son corps, a peur que l'amour passe par le lait d'Irina (une détenue qui va un temps allaiter son fils James), que le nouveau-né s'attache davantage à sa nourrice. Elle comprend que l'amour maternel demande le plus grand renoncement au monde, puisqu'il s'agit d'abandonner l'exclusivité de l'enfant pour la propre survie de ce dernier, d'accepter que seule la communauté peut le sauver. C'est donc un véritable gynécée qui se met en place : tout le monde est interchangeable, l'individualité n'est plus à l'ordre du jour. De fait, tous les gestes minuscules (invisibles depuis le monde d'abondance dans lequel on vit actuellement) donnent du sens par leur agglomération : voler un bout de charbon pour augmenter la température de la Kinderzimmer pendant vingt minutes, récupérer du fil pour recoudre des haillons qui recouvrent les bébés, construire des tétines avec des gants en plastique...) C'est une organisation extraordinaire, une véritable fourmillière.
On est à sept mois de la libération du camp, qu'est-ce qui a fait que les Nazis ont laissé les femmes accoucher, ont laissé « cette chance » précaire aux enfants de survivre, alors qu'il est parfaitement dit dans le texte, qu'un an auparavant, ils tuaient les enfants dès la naissance ou forçaient les femmes à accoucher prématurément ?
Valentine Goby
On ne sait pas. Et j'ai pour éthique de ne jamais avancer quelque chose que j'ignore. L'ignorance est une forme de savoir, parce qu'ici savoir qu'on ignore pourquoi la Kinderzimmer a été permise renseigne sur le chaos qui régnait à cette époque-là dans le camp en totale surpopulation, avec un encadrement débordé et conscient de la perspective de la fermeture de Ravensbrück. La Croix Rouge n'était pas loin, les Nazis commençaient à avoir peur des procès d'après-guerre. Donc ils donnaient le change en autorisant la visite contrôlée de la Croix Rouge, un plan de communication au cours duquel ils exhibaient les déportées les plus récentes, la remise à neuf de baraquements. Mais il y avait une incapacité de leur part à cette époque-là à tout contrôler. Et donc, il était préférable pour eux d'organiser ce chaos (et donc d'accepter la Kinderzimmer), plutôt que de laisser se développer une clandestinité difficilement gérable, tout en restant dans leur projet abominable d'extermination massive (vu que les boîtes de lait maternisé étaient diffusées au compte-gouttes et en échange du cadavre d'un nourrisson. Il n'était pas question pour eux de laisser la vie se répandre). (suite demain)