Vivre malgré tout, avec le collectif. La résistance dans les camps se dévoile grâce au petit sabotage. D’où proviennent ces exemples ? Est-ce par rapport à vos recherches ?
Valentine Goby
On ne m'a pas raconté l'épisode du piano inondé : c'est moi qui l'ai inventé. J'ai essayé de comprendre comment travaillaient ces femmes, quel était leur quotidien. À Ravensbrück, il y avait des wagons entiers qui venaient de toute l'Europe. Les déportées étaient chargées de les vider : vaisselle, pianos, pipes, livres, manteaux en laine...C'était une sorte de brocante à ciel ouvert. On sortait cela des camions, on triait, on protégeait ce qui devait être protégé. Les femmes intrépides s'amusaient à perturber les rouages de cette organisation, pour avoir le sentiment d'être encore utiles. La population de Ravensbrück était constituée en grande partie de résistantes. Le sabotage était une façon continue à se sentir vivante : les unes cassaient des aiguilles à l'entre-jambes des pantalons (parce qu'elles savaient que les soldats allemands allaient les enfiler après et que cela leur ferait mal à l'endroit désigné), d'autres sabotaient une pièce d'un appareil de radio chez Siemens pour rendre inopérant le matériel. Ces tout petits actes vous renvoient à un autre statut que celui d'esclave. Parfois, c'était juste fredonner La Marseillaise un 14 juillet, de façon imperceptible. C'est de la désobéissance. Et comme c'est de la désobéissance, c'est de la dignité.
Page 44 : « - Moi, dit Mila, je code comme je faisais avant, des messages codés en partitions de musique. - Tu codes quoi ? - Tout. Ce que je vois, fleur, arbre, prisonnière, ce que je sens, ce que j’entends, parfois des paroles de chansons. - Mila, ça ferait quoi ah du cidre avec tes codes ? - Do sol mi b sol# ré sol# mi b fa mi »
Valentine Goby Ce passage dans le livre est très important, parce que sa fin est très joyeuse. Pour appuyer l'idée que la vie n'a de sens que dans cette multiplicité-là, j'avais envie qu'apparaissent à certains moments du livre des chœurs, c'est-à-dire qu'on ne distingue pas qui parle. On ne connait pas le nombre d'intervenantes mais à chaque fois, c'est une parole qui vient nourrir une autre parole, qui en nourrit une troisième... Pour moi, il était important que se fondent les individualités dans une espèce de masse qui n'est pas anonyme mais qui est représentative de toutes les sensibilités de toutes ces femmes-là dans une situation donnée. Concernant l'extrait, elles parlent de l'appel et elles se questionnent mutuellement sur leur technique pour faire passer le temps (l'appel pouvait durer quatre à cinq heures.) Je voulais rendre compte de toutes ces voix (les désespérées, les lucides, les presque aveugles) sans forcément créer un personnage pour incarner chacune d'elles parce que parfois ce n'est plus l'identité de la personne qui parle qui est importante mais la totalité, la somme qui a du sens.
Valentine Goby Je tiens à la musique parce que c'est la langue de la perfection. Il n'y a aucun obstacle au sens parce qu'elle touche ce qu'on a de plus commun, la peau. Dans un lieu comme cela, elle est fondamentale dans l'idée que les gens se rencontrent quelque part. Pour moi, une des plus belles rencontres doit pouvoir se passer de la parole. Je crois beaucoup à ce terrain-là qui est celui de la joie, de l'émotion directe, immédiate. Il n'y absolument pas besoin de la traduire d'aucune façon. La musique s'adresse au corps directement : c'est pourquoi elle est pour moi l'art le plus parfait.
Page 86 : « Vivre c’est ne pas devancer la mort, à Ravensbrück comme ailleurs. Ne pas mourir avant la mort, se tenir debout dans l’intervalle mince entre le jour et la nuit, et personne ne sait quand elle viendra »
L’héroïne de Kinderzimmer se bat pour garder une petite liberté de décider du jour de sa mort (quand elle le peut) malgré son statut d’esclave. Est-ce que rester en vie devient une forme de résistance individuelle ?
Valentine Goby
Ce passage-là vient après un moment où Mila est extrêmement découragée. Elle s'adresse alors à Teresa et lui demande « C'est pas la vie, ce qu'on est en train de vivre ? ». Et Teresa lui renvoie la question : « Mais qu'est-ce que c'est pour toi, la vie ? » Mila pense à ce que c'est un quotidien, rue Daguerre à Paris : c'est aller chercher le pain, c'est parler avec mon père, c'est me lever et mettre une robe etc. Voilà la vie selon Mila et Teresa éclate de rire: « C'est pas vrai, c'est pas cela, la vie ». Ce que Teresa veut dire dans « Vivre, ce n'est pas mourir avant la mort.», c'est prendre une décision personnelle qui consiste à nourrir en soi un désir de vivre, avant que de toute façon on nous l'enlève. Et cela n'a rien à voir avec ce qu'on fait. Et ce n'est pas une obligation. La vie dure aussi longtemps que la vie. Teresa dit quelque chose de fondamental qui a tenu debout bien des déportées : « Là où nous vivons, c'est aussi la vie ! Nous sommes l'humanité malgré les barbelés. La vie est de la même nature, elle est plus dure à l'intérieur des barbelés. On souffre plus ici et on a le droit aussi de ne plus vouloir souffrir. » Dans les camps de travail comme celui de Ravensbrück, il y a eu très peu de suicides. Pourtant on extermine les gens d'une autre façon et c'est très facile de mourir vraiment. Charlotte Delbot disait :« Ce qui est terrifiant n'est pas de mourir dans un camp mais d'y vivre.» Ce que dit Teresa là, est très violent et salvateur pour Mila : « Ici, aussi, tu es un être humain, tu fais partie de l'espèce humaine.» Elle sauve Mila en abolissant la croyance pour laquelle la vie aurait une forme idéale. Vivre, c'est se donner les moyens de ne pas mourir. C'est le regard de Teresa sur Mila qui la va sauver.
Le langage via la typographie (italique, crochets) Le lecteur et les personnages intègrent la sémantique (oubli des crochets, des italiques), sont happés par l'univers phonétique. Les langues s’assimilent dans le récit au fur et à mesure. Est-ce un choix de votre part d'utiliser la typographie pour expliquer la langue des camps, cette forme de dialecte ? Valentine Goby Cela me fait très plaisir de vous entendre. Je cherchais un moyen de faire comprendre au lecteur que tout ce qui arrive (les images, les mots, les sons) est incompréhensible. Et en effet, au fur et à mesure du temps passé dans le camp (et pour vous, des pages tournées), une familiarité s'installe qui permet à ces femmes de faire leur chemin dans un lieu qui tout en étant terrible ait un sens. Comment je fais sans jamais dire ce que je viens de dire ? J'ai essayé des procédés visuels de décomposition d'abord des mots. Il y avait un passage nécessaire à la phonétique parce que je me suis dit : « il y a des gens qui parlent allemand.» Donc ils vont se trouver avantagés s'ils lisent le livre, alors que peu étaient les déportés germanistes. J'ai donc choisi de restituer et de reproduire plutôt le son que l'orthographe. J'ai enlevé toutes les majuscules des mots allemands, j'ai mis entre crochets (parce que l'italique peut servir à plein d'autres choses : souligner un mot...). Là, il fallait que ce soit très clair qu'on était dans une langue étrangère. Les occurrences des mots qui reviennent tout le long du livre, petit à petit, font disparaître les crochets, l'italique et remettre l'orthographe. Il n'y a jamais de traduction, jamais. Mon pari aussi était qu'en vous donnant des éléments contextuels, comme ces femmes, vous finissiez par pouvoir traduire le sens de ces mots sans que jamais j'ai eu à faire un lexique. Pour être dans la même situation qu'elles. Sachant que j'accepte aussi que certains mots ne soient pas compris parce que jusqu'au bout, la manière dont les déportées prononcent les mots montre bien qu'elles n'ont jamais appris l'allemand. C'est fait à la française avec un mélange avec le polonais parce que c'est la population dominante du camp qui fait circuler la langue. C'est une langue à part, la langue du camp, qui naît de l'allemand mais qui se transforme dans sa prononciation et sa grammaire. On la retrouve dans tous les camps. C'est très étonnant. La population dominante de chaque camp va donner des consonances un peu différentes. Pour moi, il y avait une bande-son et une bande visuelle séparées qui devaient petit à petit se synchroniser (comme l'état de l'enfant qui comprend que le fruit rouge qu'on lui présente correspond au mot cerise).
(fin demain !)