Les oubliées de l'Histoire : les résistantes de l'ombre. En mai 2015, l'ethnologue Germaine Tillion est entrée au Panthéon ? Comment avez-vous réagi à cette annonce ?
Valentine Goby
J'ai trouvé qu'il était temps parce que Germaine Tillion, parce qu'il y a peu de femmes finalement, peu de résistantes célébrées. En plus, ils ont fait entrer deux résistantes de Ravensbrück en même temps. Dès qu'on évoque la résistance, c'est compliqué : il y a 1036 compagnons de la Libération et seulement dix femmes considérées. On n'a pas mis à l'honneur les femmes de la même façon que les hommes, et c'est regrettable. Pour moi, cette entrée au Panthéon est un rattrapage. Je vous dis franchement que j'ai regretté qu'il y ait les deux hommes (Pierre Brossolette et Jean Zay) en même temps. Il est important qu'ils entrent aussi au Panthéon. Mais je trouve que cela aurait été un vrai geste que Germaine Tillion et Geneviève de Gaulle-Anthonioz entrent seules, sans concurrence et que ce soit la résistance féminine qui soit honorée pour une fois et de façon très visible. Après, c'était une magnifique cérémonie émouvante. J'espère que ce n'est qu'un début. J'ai participé à l'exposition faite sur place : on a fait des vidéos pour parler des différentes personnalités.
Quelques questions du public
- Comment résistez-vous psychologiquement à écrire un tel livre ?
Valentine Goby
Sérieusement, je ne résiste pas. Je pense que c'est impossible de se blinder dans ce travail de romancière. On ne peut pas faire l'économie de s'exposer émotionnellement quand on est romancier. Je ne le crois pas et à mon avis, cela donnerait de très mauvais romans. Il faut juste savoir bien fermer la porte de temps en temps. J'ai traversé toute cette aventure d'écriture et d'échanges humains avec tout ce que je suis. Et c'est extraordinaire : j'ai rencontré des personnalités absolument exceptionnelles tout en restant des gens très ordinaires. C'est cela qui est très beau. Cela donne un espoir fou. Je ne me protège pas, j'y vais complètement. L'écriture est pour moi une aventure physique. Ce qui m'intéresse profondément et viscéralement est comment les gens se nourrissent des obstacles qu'ils rencontrent pour grandir. J'ai choisi de m'arrêter aux personnes qui, à un moment donné, vont trouver la force de rester libres, malgré le coût. Je me sens reliée à une collectivité mais ce n'est pas moi qui ai vécu cette situation. Lorsque vous êtes touché(e) quand vous lisez un livre, c'est bien parce qu'un moment donné, vous avez choisi de faire tomber vos barrières, vous avez été d'accord pour être embarqué(e) et vous avez lâché prise sur le contrôle qui est nécessaire à la vie quotidienne sur soi.
- Est-ce que des Historiens vous ont contactée pour parler de la Kinderzimmer ?
Valentine Goby
J'ai participé à plusieurs colloques sachant que le document de base est cette liste des naissances que Marie-José Chambard de Lauwe a conservée. On ne peut pas faire un livre sur la Kinderzimmer de façon absolument objective, faute d'autres documents existants.
Mon centre d'intérêt fondamental est : comment l'Art et l'Histoire peuvent se nourrir et s'épauler ? Je ne crois pas du tout à une concurrence entre les deux. Ce sont deux accès à la Vérité absolument essentiels pourvu qu'on ait de l'éthique (je parle en tant que romancière, encore une fois). Je ne me donne pas le droit de l'invention.
- Vous écrivez pour le Jeunesse. Avez-vous envie d'écrire sur le thème des camps pour cette tranche d'âge ?
Valentine Goby
L'Amicale de Ravensbrück m'a demandé d'écrire un bouquin pour les enfants. Pour moi, c'était compliqué. Dans leur idée, le livre devait être familial et accessible pour les 10-11 ans. Cela fait deux ans que j'y réfléchis et je n'ai pas trouvé encore. Il faut passer par la symbolique (on ne peut pas faire autrement). Je n'ai pas encore trouvé les symboles qui me permettent d 'entrer dans le camp avec eux. Et je ne veux pas non plus, sous prétexte que ce serait bien de faire quelque chose pour les enfants, me contenter d'une idée médiocre qui passerait, du type « une grand-mère qui raconte à son petit-fils, à l'occasion de...». Non, je crois que les enfants méritent mieux. Je ne leur ai pas promis, cela les préoccupe. Et je comprends que pour la transmission, ce soit important. Avec un accompagnement, Kinderzimmer est accessible à des Troisièmes : j'interviens dans les classes. Les enfants abordent la question à partir du CM2 (ce qui est très jeune) de façon distanciée et après c'est en Troisième. Il est nécessaire qu'un adolescent réfléchisse à cela (cela me paraît crucial), mais avant, je ne sais pas en fait.
- Kinderzimmer est une très grosse prise de risque. Le « rendu » de cette œuvre est remarquable.
Valentine Goby
Ce que vous dites sur la prise de risque est fondamental. Pour moi, il ne devrait y avoir aucun roman, aucun livre publié, si cela n'appelle pas une prise de risque. Cela s'apprend, c'est une démarche longue. Quand je regarde mon parcours d'écrivain, je vois bien que je n'ai pas pris les mêmes risques il y a quinze ans, ce qui est normal puisqu'il s'agit d'une vraie photographie d'un parcours artistique. Pourquoi ? Parce que j'avais peur comme tout le monde. C'est une exposition très violente aussi d'écrire. Ce n'est pas simple d'aller au bout de son engagement. On devient un artiste. Michel Déon suit ma carrière depuis le début. À chaque publication, il m'envoie une belle lettre à la plume. Il m'a dit un jour, après L'échappée et surtout après Qui touche à mon corps, je le tue : « Je crois, Valentine, que vous êtes devenue un écrivain, parce que vous n'avez plus peur d'écrire.» Et pourtant, il m'avait fait beaucoup de compliments sur les romans précédents ! Écrire en se libérant totalement du jugement du lecteur est la seule façon d'écrire vraiment. Alors c'est paradoxal parce qu'on a envie d'être lu(e). En fait, il faut mettre ce désir de côté, compter sur le lecteur pour faire un pas vers soi. Ce n'est pas du marketing. Il ne faut rien sacrifier à son projet littéraire.
- Il y a trois moments où on prend un risque : le moment où on décide d'écrire d'après ce que vous dites (vous avez hésitez avant d'écrire)
Valentine Goby : pour ce livre-là, oui
ensuite, il y le moment où on écrit.
Valentine Goby : là, cela devient physique.
Et enfin, le moment où on publie. Est-ce que cela vous est arrivé d'écrire sans publier ?
Valentine Goby
Non, jamais. Je trouve tous ces moments difficiles. Là, je viens de terminer un roman. J'ai écrit en ayant sans cesse la trouille de m'engager sur un projet qui ne tiendrait pas la route. Quand on a écrit cent cinquante pages (qui prennent souvent plus d'un an voire deux ans : deux ans engagés), on se dit que là, c'est bien parti. Après, l'autre moment difficile est la première impression de son éditeur. J'ai une telle confiance en mon éditrice, que je sais que ce qu'elle va me dire est vrai. Alors si cela ne la convainc pas, je suis persuadée qu'elle aura raison. C'est une semaine affreuse, le temps que le manuscrit soit lu. Et encore, rien n'est fait tant que les lecteurs ne l'ont pas, entre les mains. La publication est un moment absolument épouvantablement angoissant. Les SP (services de presse) servent de tests probants : ils sont envoyés à des critiques. Mais ce n'est pas toujours inévitable. Carole Martinez avec Le cœur cousu a attendu longtemps des retours de la presse (qui est passée complètement à côté de ce roman) alors que le livre ensuite a trouvé son public (grâce aux libraires), a reçu des prix littéraires... Parfois cela se passe comme cela. Il faut assumer ce moment-là.
- J'ai toujours cette image de la fin, de l'appartement quand Mila revient à Paris, où il y a cette incompréhension entre elle et son père. Mila essaie de raconter et elle ne peut pas. Et elle se rend compte que les autres ont aussi vécu quelque chose.
Valentine Goby : Son père lui demande :« Cela s'est passé comment ? ». Elle dit :« J'ai eu peur, j'ai eu faim et j'ai eu froid.». Le père la regarde et lui dit : « Nous aussi, nous avons faim et eu froid. »
Là, j'ai compris tous les témoignages de déportés qui disaient : « on ne peut pas raconter, ce n'est pas possible...»
Valentine Goby
Si, on peut. C'est là que je crois à l'Art. Parce que Mila ne peut pas raconter mais Charlotte Delbot, oui. Ce qu'aujourd'hui nous a été transmis au-delà de la mémoire et des témoignages fondamentaux et qui font somme, sont des œuvres d'art. Charlotte Delbot disait : « Rien ne doit échapper au langage. » Ce qui apparaît dans son discours, est qu'il y a des choses qui relevaient de l'indicible et d'autres de l'inaudible. Il a fallu trouver une langue compréhensible pour se faire entendre. Charlotte Delbot est une écrivaine majeure parce que cette femme-là avec les mots les plus simples de la Terre, vous emmène dans la déportation et de façon inédite.
- Il existera toujours un fossé psychologique entre ceux qui ont vécu ces expériences extrêmes (celle des déportés, celle des Poilus) et les autres. On aura beau les raconter, les expliquer, les analyser,... Il restera un fossé parce qu'on ne les aura pas vécues.
Valentine Goby
Bien entendu. Le projet n'est pas de le gommer, c'est impossible. C'est de le réduire. Pour moi, la connaissance est un moyen insuffisant de transmission. Ce que vous apprenez, c'est rien (regardez ce que les enfants apprennent sur cette époque), si par ailleurs vous n'êtes pas suffisamment sollicités par autre chose que cet apprentissage qui dure très peu de temps et n'est pas toujours bien fait (trois jours en CM2, quatre jours en Troisième et après, c'est fini). Les ados d'aujourd'hui n'apprendront pas dans des manuels scolaires ces choses-là, je ne le crois pas. Et en plus, il n'y a plus de témoin pour parler dans les écoles donc, comment va-t-on retrouver le corps du déporté ? L'Art peut incarner ce que les gens ne vont plus pouvoir incarner parce qu'ils s'en vont, parce que c'est fini. De mon histoire, il reste Marie-José, c'est tout. Un jour, elle va s'en aller aussi. Alors, qu'est-ce qu'on fait ?
- La connaissance permet de placer le contexte. Après en effet, la lecture d’œuvres romanesques ou bien le visionnage de films comme Les Héritiers de Marie-Castille Mention-Schaar va imprégner cette connaissance.
Valentine Goby
La connaissance en soi, petit à petit, ne suffira plus. Il faut autre chose. Je reprends Charlotte Delbot dont le deuxième livre s'appelle Une connaissance inutile. Il y avait des gens pour nous aider, mais ils ne sont plus là. Il faut trouver d'autres moyens et se dépêcher. Il ne doit pas y avoir de blanc entre les témoins et ce qu'on va proposer ensuite : des romans, des expositions, des opéras, ... Ce que vous faites là sont des commémorations intelligentes. Vous êtes allés chercher un film ou une pièce de théâtre (une séance de Les Héritiers suivi du témoignage d'un déporté fut le premier temps de commémoration, le second fut la mise en scène organisée par le collectif Lez'arpenteurs de la pièce de théâtre Inconnu à cette adresse de Kathrine Kressmann Taylor). Il faut porter cette mémoire pas pour se flageller mais parce que c'est notre histoire. Mais il faut aussi l'incarner. Une commémoration qui implique les gens, qui provoque de l'échange et qui fait réfléchir par des truchements artistiques différents me semble vivante et le bon chemin à prendre. Le côté officiel des cérémonies de commémoration me glace. Je me dis : « Qu'est-ce que retiennent les gens ? » Je ne dis pas qu'elles servent à rien, elles sont importantes : c'est important pour les survivants qu'il y ait ces moments-là de reconnaissance de ce qui s'est passé. Je parle dans l'idée de la transmission, juste qu'elles ne peuvent pas suffire. Je crois en le concours de la Résistance parce que les jeunes s'impliquent. Je suis marraine cette année avec Ariane Ascaride.