L’Abistan est un immense empire, au cœur d’un désert, dont le système politique – en fait une dictature religieuse - est fondé sur l’amnésie et la soumission à un dieu unique. Toute pensée personnelle est interdite et un système de surveillance pointu permet de connaître les idées et les actes déviants. Officiellement, la population vit dans un bonheur serein. Un homme pourtant va s’interroger. Ati, le héros de ce roman, revenu dans la capitale après deux ans d’absence, exilé au loin pour soigner une tuberculose, a rencontré lors de son périlleux voyage, Nas, un ethnologue qui vient de découvrir un village antique parfaitement intact mais qui risque de remettre en cause les fondements de la religion dominante…
Le titre du roman n’est pas un clin d’œil discret à celui de George Orwell (1984) mais une référence carrément assumée et complétée par différents éléments éparpillés dans le texte. Ici aussi nous avons, dans un avenir pas si lointain, une utopie qui vire au cauchemar. Boualem Sansal entend ainsi mettre en garde le lecteur en montrant les conséquences néfastes d’une idéologie ou d’une pratique religieuse radicale présente à notre époque. Pas une seule fois dans ce roman, vous ne lirez les termes : Coran, Allah et Mahomet son prophète, pourtant ils sont là partout présents mais sous d’autres noms, Gkabul, « Yölah le tout-puissant et Abi son Délégué ».
L’intrigue est assez complexe à suivre si on s’attache aux détails mais dans ses grandes lignes disons qu’Ati, poussé par une saine curiosité intellectuelle qui l’amène à penser qu’il y aurait une autre vie, hors des règles et des lois en vigueur en Abistan, va se retrouver impliqué dans une conspiration entre membres de l’élite gouvernante.
Le roman est magnifique, répondant parfaitement aux critères qualifiant un bon livre pour Bernard Pivot (notre maître à tous) que je cite approximativement de mémoire, « Une histoire, une écriture, une ambition ». J’ai rapidement évoqué le scénario, je ne manquerai pas de signaler la qualité de l’écriture qui joue sur une contradiction, une « douceur » dans la narration qui pourtant nous peint un monde épouvantable. Des mots choisis, un rythme empreint d’une certaine langueur, une écriture particulièrement travaillée qui s’accommodera assez mal d’une lecture dans le métro ou de ruptures trop fréquentes. Quant à l’ambition, elle n’est pas mince, puisqu’il s’agit de dénoncer les dérives et l’hypocrisie du radicalisme religieux qui menace les démocraties. Je ne vous fait pas un dessin.
Roman ou pamphlet, on y trouvera aussi une réflexion sur le lien croyant/croyance « Le croyant doit continûment être maintenu en ce point où la soumission et la révolte sont dans un rapport amoureux » et sur la religion, « la religion s’appauvrit et perd de sa virulence si rien ne vient la malmener. » Enfin j’ai adoré cette idée romanesque d’un musée du XXème siècle qu’Ati aura l’occasion de visiter et vous avec lui, ce que je souhaite.
« Il découvrit aussi, perçues par tous très tôt, mais minimisées, relativisées par lourdeur, peur, calcul, porosité de l’air ou simplement parce que les alerteurs manquaient d’acuité et de voix, les prémices de ce que serait le monde avant peu, si rien n’était fait pour remettre les choses à l’endroit. Il avait vu arriver 2084, et suivre les Guerres saintes et les holocaustes nucléaires ; plus fort, il vit naître l’arme absolue qu’il n’est besoin ni d’acheter ni se fabriquer, l’embrasement de peuples entiers chargés d’une violence d’épouvante. Tout était visible de chez prévisible mais ceux qui disaient « Jamais ça » et ceux qui répétaient « Plus jamais ça » n’étaient pas entendus. Comme en 14, comme en 39, comme en 2014, 2022 et 2050, c’était reparti. Cette fois, en 2084, c’était la bonne. L’ancien monde avait cessé d’exister et le nouveau, l’Abistan, ouvrait son règne éternel sur la planète. »