Cher Chat,
Cogito, ergo sum. Je pense, donc je suis.
Je suis ad nauseam l’actualité pour tenter de comprendre et j’en perds mon latin. Daesh vient de semer la terreur dans Paris intramuros, à Saint-Denis, en Belgique, et de toutes parts, les langues se délient pour commenter les faits. Permettez, le Chat, que j’en appelle, hic et nunc, au djihad contre la vox populi. On a si vite fait de prendre position grosso modo et ad libitum sans prendre le temps de s’informer. On dirait que la peur impose un droit de veto à la réflexion. Hélas, l’ignorance fait trop souvent quorum et à cultiver des a priori, on commet de ces amalgames qui peuvent servir l’ennemi.
Si je m’autorise à prendre la parole a cappella, maintenant que les canons se sont tus, ce n’est pas pour vous imposer mon propre post-mortem des évènements, mais plutôt pour interroger une réalité qui m’échappe. Je suis mère et, en ce sens, je ne peux m’empêcher de penser à ces femmes qui ont vu leur fils, leur fille se radicaliser en quelques mois, qui ont vu naître le monstre sous l’enfant sans pouvoir ne rien faire, condamnées à vivre un deuxième postpartum jusqu’à ce que le sang coule.
Qui sont ces jeunes qui trimballent leurs vingt ans en bandoulière, comme autant de bâtons de dynamite ?
Je peux imaginer que le curriculum vitae d’un jeune Syrien, né et n’ayant vécu qu’au Moyen-Orient, opprimé depuis l’enfance et n’ayant rien à perdre, corresponde au poste de martyr offert par Daesh. A contrario, je ne saisis pas bien ce qui peut pousser des musulmans occidentalisés à signer de leur vie ce mortifère credo.
Peut-être se sentent-ils rebus d’une société raciste et islamophobe, et que leur seule revanche possible est de ne pas mourir incognito ? Si Daesh recrute, ipso facto, la petite délinquance désœuvrée des banlieues, comment expliquer alors qu’il devienne également l’alma mater de Français de souche convertis ? Ont-ils été à ce point privés de nourriture spirituelle pour aller se manger des coups dans les camps militaires en Syrie, pour vouloir se charger l’estomac d’explosif et servir de buffet froid à la terreur nationale ?
Et puis, ils ne sont pas les seuls à vouloir faire tabula rasa. Hormis ces laissés-pour-compte, Daesh compte dans ses rangs, et c’est le summum de l’incompréhension, des musulmans de deuxième génération, intégrés, qui parlent le français mieux que leurs parents, qui ont consommé à l’occidentale, de l’alcool, de la drogue et des femmes. In vino Veritas jusqu’à ce qu’ils fassent éclater, mutatis mutandis, une autre vérité ! Il manque des pages à leur agenda. C’est ce hiatus-là qui me fait perdre mon latin, le Chat ! Ils n’ont jamais été persona non grata, alors comment cette rébellion subite et irréversible a-t-elle pu naître ? Ils n’ont jamais célébré l’islam de leurs parents, alors pourquoi croient-ils tout à coup en une vie après la mort ? Ils ont vécu libres dans le plaisir, alors pourquoi la radicalisation devient-elle leur nec plus ultra ?
Le contexte géopolitique a facilité l’émergence de Daesh, mais est-il pour autant l’alpha et l’oméga de la montée du radicalisme ? Cette main-d’œuvre gratis et volontaire n’est-elle pas la condition sine qua non pour s’imposer manu militari ?
Le problème, dixit Olivier Roy*, c’est la révolte des jeunes. On est très loin de la haine du saucisson puisqu’à fortiori, ils en mangent eux-mêmes. Daesh utilise le véhicule religieux pour offrir un alibi à leur violence, mais pensez-vous vraiment, le Chat, que c’est leur spiritualité qui les a conduits à devenir frères de sang sur un sens erroné du Coran ? Ces jeunes sont quasi tous issus de l’immigration, et très souvent en rupture avec l’Islam de leurs parents qui n’ont pas réussi à transmettre leurs valeurs. Il s’agirait donc peut-être d’une révolte générationnelle. En 68, les jeunes se radicalisaient derrière les barricades contre le statu quo d’une société traditionnelle. Ils se réalisaient à travers cette foi collective en une transformation radicale des mœurs et du monde. Vous avez été jeune, le Chat, et vous avez sans doute, vous aussi, recherché un modus vivendi plus grand que vous. Aujourd’hui, peut-être choisit-on Daesh parce qu’il est le plus accessible sur le marché de la révolte radicale ?
Je ne veux surtout pas faire le mea culpa de notre société, mais en ne produisant que des consommateurs, en ne valorisant que l’économie, en négligeant l’art, la culture, la philosophie, les sciences humaines, comment pourrait-on susciter chez nos jeunes, la moindre quête d’absolu ? L’utopie de 68 a fait place au nihilisme. Quand la jeunesse d’hier voulait participer à l’avènement d’une société qui lui ressemble, les jeunes terroristes d’aujourd’hui trouvent dans la mort, une raison d’exister. Leur rêve n’a aucune incarnation terrestre si ce n’est celle de vidéos posthumes qui les montrent au reste du monde, beaux, souriants, héroïques, et heureux de mourir pour des idées qu’ils croient être les leurs. Daesh ne fait que leur écrire, à chacun, un récit romanesque, un requiem, où ils peuvent tenir le rôle de deus ex machina, et y apposer, en post-scriptum, la signature sanglante de leur révolte personnelle.
C’est bien évidemment, la mère et l’enseignante, convaincue que l’éducation peut faire la différence, qui parle ici. Je pose l’hypothèse, parmi tant d’autres, qu’une famine intellectuelle grandissante ait pu contribuer à affamer ces jeunes.
Une éducation humaniste pourrait leur offrir de nouveaux idéaux. Inch’Allah !
Sophie
Notice biographique
Sophie Torris est d’origine française, Québécoise d’adoption depuis dix-sept ans. Elle vit à Chicoutimi, y enseigne le théâtre dans les écoles et l’enseignement des arts à l’université. Elle écrit essentiellement du théâtre scolaire et mène actuellement des recherches doctorales sur l’impact de la voix de l’enfant acteur dans des productions visant à conscientiser l’adulte. Elle partage également une correspondance épistolaire avec l’écrivain Jean-François Caron sur le blogue In absentia. (http://lescorrespondants.wordpress.com)