Dandy

Dandy

Artie a trente-sept ans. De la chance, il n'en a jamais eue. Voleur à la tire, il survit en bagossant de petites combines. Il passe sa vie à tirer le diable par la queue.

Ce soir, il va prendre une bière au bar, comme chaque fois qu'il a envie de voir du monde et qu'il a quelques cents dans les poches. Il tète sa bière, retardant le moment où il devra retourner dans son taudis.
Il y aura de l'action ce soir: un combat de filles dans le Jell-O. Sin City Strapper, connue pour arracher les vêtements de ses adversaires, se mesure à une nouvelle: Massacre Mama. Ce nom dont l'a affublé l'organisateur ne lui va pas comme un gant. Massacre Mama, alias Jolene, n'est pas une dure à cuire. Elle est plutôt du genre à s'excuser d'exister.
Jolene est vite battue à plate couture. La tête entre les jambes et la lèvre tremblante, elle quitte le bar. Avec ce combat, elle vient de gagner vingt dollars. Cet argent lui permettra de nourrir Dandy, son gamin de deux ans plutôt mal en point: bientôt aveugle, il ne sait ni parler ni se tenir sur ses jambes.

Jolene tape dans l'œil d'Artie. En la voyant, il pense que Jolene incarne peut-être la solution qui l'aidera à améliorer son triste sort.

Entre eux, la sauce prend, quoiqu'assez grumeleuse. Artie et Jolene sont conscients d'être mal assortis. Mais ils préfèrent être personne à deux plutôt que rien tout seul. En fait, ils ont une peur bleue de la solitude. Ça les fait trop penser. Ça leur rappelle trop de mauvais souvenirs.

Ils ont passé leur vie à marcher sur des sentiers cabossés. S'ayant trouvés, ils s'accrochent l'un à l'autre avec la force du désespoir. Brisés par les coups bas du destin, ils aspirent seulement à un peu de normalité. Ils ne demandent pas grand chose. Mais même le presque rien qu'ils demandent est déjà trop.

Dandy

Tous les deux, on fait des tout petits pas et on va nulle part. Le sol se fait la malle trop vite pour qu'on ai le temps de poser les pieds dessus.

Artie et Jolene sont prêts à tout pour gagner une peu d'argent. Parce qu'avec de l'argent, "Ils pourraient toujours acheter une télé [...]. Une télé et une radio avec de véritables haut-parleurs. Et des vêtements et des chaussures. Des cigarettes. Et des rideaux. Des couvertures, un canapé, quelques petits soldats pour Dandy."

Parfois, Artie et Jolene empoignent un rêve et y tiennent tête (la multipropriété, il n'y a que ça!), avant de retomber durement sur terre. À défaut de mieux, ils se requinquent de remèdes fugaces: whisky , beige chez Dunkin' Donuts, parties de jambes en l'air, a chat d'un programme télé, alors qu'ils n'ont pas de télé.

C'était bien que Dandy ait des choses à regarder dans la maison, des livres et des trucs comme ça. Peut-être même qu'il apprendrait à lire tout seul.

Et il y a Dandy... Dandy biberonné au Pepsi coupé à l'eau - parce qu'il faut bien ménager un peu - ou au whisky. Dandy qui se bourre de beurre de peanuts. Dandy qui dort dans une boîte de carton près de la cuisinière. Dandy qui deviendra aveugle, faute de soins. Dandy , qui est la raison de vivre de Jolene. C'est lui qui lui donne la force de se battre, de ne pas se laisser aller. De vivre.

Dandy

Artie et Jolene symbolisent l'envers du rêve américain, les espoirs déçus de ceux que l'impitoyable machine capitaliste écrase sans scrupule. Il n'y a pas de place pour eux, nulle part. L'amour propre dans le caniveau, ils agissent sous le coup de la nécessité, guidée par un besoin de survie quotidien. Ils trébuchent, prennent des coups, se relèvent.Ils ont beau se démener comme un diable dans l'eau bénite, la vie est avare, elle ne leur fait jamais de cadeaux.

Dandy, c'est l'histoire d'une grosse misère noire - sociale, psychologique, affective et culturelle. En éclairant d'une lumière crue la dérive des laissés-pour-compte, Richard Krawiec ne fait rien pour rendre son texte séduisant. Mais la magie opère. Fort à part de ça. Il a plongé sa plume dans l'acier trempé du réel pour donner voix aux exclus , pour leur apporter un peu de dignité. L'expérience de lecture est éprouvante: entre dégoût, pitié et compassion infinie. Le constat est insupportable: la violence qui se reproduit, l'échec programmé du couple, le déterminisme entourant Dandy .

met la scie dans les préjugés. Combien vaut une vie humaine? Jusqu'où peut-on aller pour survivre? Cette histoire darde le cœur, remue, éclaire. Une fois la dernière page tournée, on n'a plus envie de s'apitoyer sur son sort et de chialer sur nos petites misères. La lecture de Dandy donne envie de tendre la main à l'autre... N'est-ce pas là le plus beau geste que peut entraîner la lecture? Nous ouvrir les yeux sur le monde, sur les autres? J'aime à le penser.

Artie et Jolene pourraient exister maintenant. Artie et Jolene existent assurément quelque part, maintenant...

Richard Krawiec, Points Seuil, 240 pages, 2015.