J’avais onze ans et j’étais en famille d’accueil depuis trois ans. Suite à un abandon parental. Dans cette famille substitut, j’étais au service de l’autre enfant, son véritable esclave. Je n’avais aucun droit relativement à l’enfant de ma famille d’accueil qu’on appelait alors un foyer nourricier et, de ce point de vue, cette famille accomplissait bien sa tâche de me nourrir, mieux que ma famille d’origine qui avait négligé cet aspect pendant quelques mois. Mais d’une famille à l’autre, je n’étais que quantité négligeable. « Ta famille voulait pas de toi ; t’es chanceux de nous avoir ! » m’a souvent répété la mère de famille que je devais appeler « ma tante ». Ils étaient payés pour me garder et ne dépensaient pas trop. Normalement, les Fêtes étaient une période où je retournais dans ma famille d’origine quelques jours, chez ma mère à Noël et chez mon père au jour de l’an. J’avais le droit de voir ma mère tous les deux mois et parfois ma mère alcoolique, qui ne vivait pas dans la même ville que moi, m’oubliait et partait sur la brosse en pleurant sur le fait que ses enfants n’étaient pas avec elle… Mais cette année 1970, elle ne m’avait pas invité chez elle. Je crois qu’à cette époque, elle vivait dans une chambre d’hôtel, à moins que ce ne soit la période où elle partageait une pièce et demie avec sa meilleure amie. Si bien qu’il a fallu que j’aille passer Noël avec ma famille d’accueil dans leur parenté à Disraëli. C’était une famille bourgeoise et j’étais mal à l’aise devant tant d’enfants et d’opulence. Une superbe table était dressée, avec une dinde en plein centre, des pâtés et un gros plat de patates pilées… et des petits pois que j’adorais. Ne sachant trop que faire, je me suis assis à la table et je me suis aussitôt fait crier après : « Les enfants c’est plus tard ! »
Je me précipitai loin de la table au moment où la vedette de la famille arrivait. Je ne l’identifierai pas pour ne pas identifier la famille, mais il s’agit d’un chanteur western qui passait à la télé… Appelons-le Hubert. La famille fit bon accueil à l’artiste de la famille et ma bévue passa inaperçue. Je me retirai dans un coin en les jalousant d’être si nombreux et si heureux. Je voyais la montagne de cadeaux et il n’y en avait aucun pour moi. Peut-être que les cousins et cousines me laisseraient jouer un peu avec les leurs… juste un peu… Après que les adultes eurent bien mangé et bu, moins que ma famille où l’alcoolisme sévissait et où « prendre un coup solide » était déjà dans les mœurs. Non, cette famille était, vue de l’extérieur, une famille modèle.
Quand arriva la tablée des enfants, je m’avançai timidement, ne sachant où m’asseoir. J’ai encore été rabroué, cette fois par la femme de ma famille d’accueil : « Toi le pensionnaire, va dans le petit salon ; je vais te faire une assiette. » Elle amena une assiette à son petit et m’oublia quinze minutes. Je dus, comme d’habitude, m’occuper de leur enfant en jouant aux dames. À onze ans, j’étais un excellent joueur de dames, car j’avais appris de leur grand-père. Mais je devais laisser gagner l’enfant de la famille, qui était plus jeune que moi, en plus d’être affecté par une légère déficience intellectuelle. Moi le surdoué (j’ai eu des notes en moyenne de 95 % durant tout le primaire) je devais laisser gagner leur enfant pour le valoriser. Et mon repas qui arriva en retard, alors que tout le monde avait terminé. Et il n’y avait pas de petits pois dans mon assiette ! Je mangeai en pleurant, ne me sentant pas à ma place et pas aimé du tout. À ce moment arriva la femme de la vedette. Elle me donna un billet de deux dollars en me disant que c’était de la part de l’oncle Hubert. Et là, elle me demanda comment j’allais.
Une digue s’est rompue, je lui ai raconté, en pleurant abondamment, que je n’avais pas mon temps à moi, que je devais toujours m’occuper de leur enfant et que j’étais souvent puni à sa place, que j’étais supposé être avec ma mère à Noël, mais qu’elle m’avait oublié.
— Viens avec moi ! dit-elle en me prenant par le cou.
Elle me ramena dans la cuisine en laissant l’autre enfant seul dans le petit salon.
– Veux-tu quelque chose ?
– Des petits pois… Mes exigences étaient plutôt simples, ce qui la fit rire. La vedette y alla de sa petite rengaine et d’un petit solo de violon, son instrument de prédilection. Ma famille d’accueil regarda ma tante Monique de travers et elle eut cette réplique qui changea la dynamique familiale : « Le laissez-vous étudier au moins ? »
C’est bien sûr que j’ai payé cher ce petit moment de bonheur. Par contre, tant que j’avais le nez dans les livres, j’étais tranquille. À ma fête, en septembre, ma famille d’accueil m’acheta un dictionnaire, le Petit Larousse illustré. Ainsi, ils passaient cet achat dans le budget pour la rentrée et dans le budget pour ma fête. Je n’avais pas d’autres livres, alors je l’ai lu, d’un bout à l’autre, en déplaçant un signet de A à Z ! À douze ans, j’avais déjà pas mal de vocabulaire…
Notice biographique
L’auteur se présente ainsi :
« Né à Victoriaville dans un garage où sa famille habitait, l’école fut la seule constante de son enfance troublée. Malgré ses origines modestes, où la culture était un luxe hors d’atteinte, Denis a obtenu un bac en sociologie. Enchaînant les petits emplois d’agent de sécurité ou de caissier de dépanneur, il publia son premier ouvrage chez Louise Courteau en 1982 :La lumière différente, un conte fantastique pour enfants. Il est un ardent militant d’Amnistie Internationale et un rédacteur régulier dans des journaux universitaires et communautaires. Finalement, après plusieurs manuscrits non publiés, il publiera chez LÉR Les chroniques du jeune Houdini. D’autres romans sont en chantier… »