J'étais parti sur un titre sorti de mon esprit tordu, "l'appétit vient en mentant", mais il ne me satisfaisait pas totalement, alors, je suis, comme souvent, allé piocher une phrase dans le texte même de notre livre du jour. Et j'aborde ce roman très sombre avec un grand sourire, parce que voilà un auteur que je lis depuis un bon moment maintenant et qui va enfin connaître un succès mérité en France grâce à la publication d'un de ses livres par une maison tricolore. "Faims" (publié aux éditiosn Alire) est le nouveau roman de Patrick Senécal, auteur québécois du fameux livre "Le Vide" qui semble conquérir de nouveaux fans ces dernières semaines. Et il s'inscrit dans sa lignée directe, ainsi que dans celle de "Hell.com". Un thriller dérangeant dont on se demande longtemps s'il ne va pas basculer dans le fantastique avant de comprendre que les enjeux sont ailleurs et que ce qui va se déchaîner est tout à fait humain. Vous être quadra ? Vous subissez une certaine routine ? Votre vie, personnelle, professionnelle, amoureuse, sexuelle, vous paraît insatisfaisante ? Poussez la toile et entrez donc vous installez sur les gradins de l'Humanus Circus !
Kapdidi est une petite ville québécoise d'environ 20 000 habitants, on ne peut plus tranquille. Chaque été depuis des décennies, le point d'orgue de la belle saison est le Bal du Chien-Chaud, où les familles se retrouvent entre concerts, soirées dansantes, attractions diverses et hot-dogs, en veux-tu, en voilà. Un moment festif qui rassemble petits et grands dans une ambiance bien agréable.
Mais, cette année-là, en plus des événements traditionnels, Kapdidi accueille une nouveauté qui va attiser la curiosité générale : un cirque. Le chapiteau est en court de construction et des affiches commencent à fleurir, portées par les propres membres de la troupe, annonçant un mois de représentations exceptionnelles de l'Humanus Circus.
En soi, rien que cette visite a de quoi ravir la petite ville, mais un élément intrigue et excite l'imagination de bien des habitants : il est précisé que le spectacle est réservé aux adultes uniquement... Etrange, pour un cirque, activité où l'on a envie d'emmener les enfants. Au pays qui a vu naître le Cirque du Soleil, cette mention ne passe pas inaperçue.
Profitant de cette curiosité, les huit membres qui composent la troupe de l'Humanus Circus mènent une opération de communication imparable, distribuant force invitations pour convaincre les uns et les autres de venir à la première. Sous-entendu : vous ne serez pas déçus, on parie même que vous aurez envie de revenir !
Une troupe qui, de plus, occupe les discussions un peu partout dans Kapdidi, car ces 5 hommes et ces 3 femmes ne passent pas inaperçus dans la tranquille cité : Laurus est en effet particulièrement extraverti et le couple qu'il forme avec Wulf, l'hidalgo espagnol, fait pas mal jaser. Markitos, le géant timide, se remarque aussi facilement, tout comme Sarratou, la sculpturale Sénégalaise.
Wefa dégage, pour sa part, une sensualité qui ne laisse aucun mâle indifférent, tandis que Lux, le benjamin, montre que ses talents de pickpocket sont déjà au point. Régina apparaît comme la moins liante de tous, presque énigmatique, tandis que Frankus, le créateur du cirque, les accompagne de sa bonhomie tranquille, mais interpelle en raison des cicatrices qui semblent consteller tout son corps.
Autant dire que l'appréciation générale, avant même d'avoir découvert le spectacle, est plutôt mitigé, concernant ces énergumènes qui viennent perturber l'existence pépère de Kapdidi... Mais, une fois la première passée, les avis sont encore plus tranchés ! Le chapiteau a fait le plein et, le moins qu'on puisse dire, c'est que chaque spectateur est ressorti avec un avis très clair.
On adore ou on déteste l'Humanus Circus. Pas de tiède, pas de juste milieu. Enthousiaste ou dégoûté, chaque spectateur ressort pourtant en ayant l'impression d'avoir vécu un moment tout sauf ordinaire... Ce qu'ils ont vu est dérangeant, violent, explicitement sexuel, par moments, subversif, aux frontières de l'immoralité... Mais tout cela laisse des images gravées en mémoire.
Alors qu'on discute ferme autour des comptoirs des bars de la ville, les uns expliquant leur plaisir, les autres, leur rejet, force est de constater que Kapdidi est comme fasciné par cet étrange spectacle, totalement inclassable. Je ne vous raconte pas cette première, elle est décrite au cours d'un des premiers chapitres du livre, vous pourrez vous aussi vous faire un avis.
Alors que l'agitation suscitée par ce phénomène circassien ne retombe pas, voilà qu'un événement inédit se produit à Kapdidi : un meurtre. Voilà bien une décennie qu'un crime de sang n'avait eu lieu dans la ville. De quoi faire un choc équivalent dans la population à celui du spectacle. De quoi surtout faire augmenter la méfiance à l'égard de la troupe, comme par hasard présente dans le coin...
Les mauvaises langues se délient encore un peu plus, on sait bien ce que valent ces saltimbanques, des romanichels, des voleurs de poules, pourquoi pas des assassins, commence à bruire la rumeur... C'est Joël, ancien policier à la criminelle de Montréal, venu goûter une vie moins stressante à Kapdidi, qui se retrouve en charge de ce meurtre.
Une histoire qui le touche directement : la victime était un des patients du cabinet vétérinaire que dirige son épouse... Mais bon, le plus grave n'est pas là et Joël entend bien faire la lumière sur ce drame, qu'il implique les forains ou pas, et le plus vite possible, avant que l'ambiance ne s'envenime un peu plus...
Joël fait partie, comme son épouse, Martine, des spectateurs qui ont assisté à la première représentation du cirque. Et, il faut bien le dire, ce qu'il a vu l'a tourneboulé, le renvoyant à ses propres doutes. Car le policier, qui s'apprête à fêter ses 50 ans, n'est pas complètement satisfait de sa vie de couple.
Il aime sa femme, il adore ses deux enfants, Nicolas, l'aîné, presque un adulte, désormais, et Emilie, la cadette, qui s'installe dans l'adolescence. Mais, le quotidien a érodé la relation entre l'époux et sa conjointe. Joël aimerait retrouver une vie sexuelle intense qu'il n'a plus depuis quelques années, maintenant et cela le frustre.
Une frustration que le spectacle est venue titiller, il doit bien se l'avouer. Car, c'est bien cela que produit l'étrange spectacle de l'Humanus Circus : il réveille dans l'esprit des spectateurs quelques démons (de midi) endormis, quelques frustrations refoulées, quelques désirs tus, et abolit au passage certaines inhibitions.
Tourmenté, sentant s'instiller en lui le doute concernant la fidélité de sa femme, c'est donc un flic pas franchement à l'aise qui se lance dans son enquête, tandis que d'autres hommes, surtout des hommes, oui, c'est un fait, la plupart quadragénaires, semblent eux aussi remettre en question leur existence, leur mode de vie, leurs relations...
"Faims", c'est un drame qui monte comme un soufflé et dont on attend l'explosion à un moment ou à un autre. Quelle forme prendra-t-elle ? Tout est là, justement : le lecteur lui-même se met à nourrir des soupçons, sur tel ou tel, imagine le pire... et découvre qu'il était loin de la vérité. Une vérité qui pourrait bien échapper à tout le monde. Comme si on avait ouvert une boîte de Pandore à Kapdidi...
C'est vrai que ce cirque a tout pour laisser l'imaginaire s'emballer. En voyant son titre, "Faims", on s'attend à croiser quelques vampires ou autres zombies à la mode, ces temps-ci. Mais, si ce nouvel opus senécalien réserve bien des surprises, on n'y trouve trace ni de fantastique, ni d'horreur, genres qu'on aurait pu attendre, connaissant le travail de Patrick Senécal jusque-là.
Non, "Faims" vient réellement s'inscrire dans la lignée des thrillers psychologiques réalistes qu'a écrits le romancier de Drummondville, comme "Le Vide" ou "Hell.com". Ce roman-ci est sans doute un peu moins puissant que les deux précédents mais reste redoutablement efficace dans l'atmosphère incroyablement sombre et oppressante qu'il met en place.
On se met à soupçonner tout le monde, comme si on était soi-même un des habitants de Kapdidi, on échafaude des théories, avec les membres du cirque ou sans eux... Le venin inoculé dans cette paisible communauté se répand à grande vitesse. On retrouve, comme dans les deux romans déjà cités, mais aussi au-delà de l'oeuvre de Senécal, cette alliance entre le désir sexuel et la violence.
Eros et Thanatos, rien de neuf sous le soleil, même si, chez Senécal, cela prend toujours une tournure malsaine qui met volontiers le lecteur mal à l'aise. Ici, j'ai joué sur les mots tout à l'heure, c'est le démon de midi, la crise de la quarantaine qui est au coeur de cette histoire. Lorsque le temps fait son oeuvre et vient déposer la rouille sur d'autres choses que les grilles, comme le chante Le Forestier.
Senécal bouscule les conventions sociales, les existences trop bien rangée, l'hypocrisie de la paisible société de Kapdidi (ville imaginaire mais qui en rappelle sans doute bien d'autres), où l'on fantasme, en ligne ou sur sa voisine de palier, où l'on s'affiche avec son épouse tout en rêvant d'en déshabiller une autre, où l'on se tient et se retient, parce que c'est ce que nous dicte notre éducation.
L'Humanus Circus fait, semble-t-il, bouillonner les hormones de son public au point de faire déborder bien des récipients. Ce n'est pas la seule corde qui vibre : on se rebelle contre un employeur autoritaire, on dit son fait à un voisin pénible, la tension monte partout, mais la dimension sexuelle de ce que révèle le spectacle est tout de même le principal moteur.
Cet été va durablement marquer Kapdidi, à n'en pas douter, et il faudra certainement pas mal de temps pour que tout rentre dans l'ordre, si possible. La violence, absente du début du roman, si on excepte le spectacle où elle est mise en scène, ne va cesser d'augmenter au fil des chapitres, en un crescendo effrayant.
Et puis, il nous faut parler de la troupe, elle-même. Je ne vais pas le faire en détails, car les biographies des différents membres du cirque nous sont données par le menu dans différents chapitres. Une excellente façon, d'ailleurs, de faire monter la défiance envers eux... Pour autant, les préjugés sont faciles et n'expliquent pas tout, on le sait bien. Enfin, on devrait le savoir...
Un mot tout de même sur le maître d'oeuvre de tout cela, Frankus. Il refuse de se voir comme le chef de la troupe, voulant que chaque membre soit au même niveau que les autres, mais il est le créateur de ce cirque si particulier, celui qui le finance, aussi, et l'initiateur de ce concept tellement dérangeant qui est au coeur du roman.
Il y aurait énormément à écrire sur lui, tant ce personnage apparaît paradoxal, idéaliste dans un univers entièrement dirigé par les passions des uns et des autres. Il est difficile à cerner, propose un numéro particulièrement impressionnant sur la piste, mais joue aussi les diseurs de bonne aventure, en dehors des heures des représentations.
Franchement, je suis bien embêté au moment de me faire un avis sur lui, car je n'arrive pas à savoir s'il est un doux rêveur aux idées enduites de nitroglycérine, ou s'il est un fabuleux manipulateur, hautement dangereux et néfaste... A chacun sa manière de le voir, je pense. Il m'a tout de même semblé très loin des monstres froids qu'on croise habituellement chez Senécal et c'est ce qui fait de lui un personnage sur lequel il faut s'attarder.
"Faims" est un roman qui met en relief les faiblesses humaines, la concupiscence, l'envie, tout ce qu'on projette sur autrui lorsqu'on ne baigne pas dans un bonheur parfait. Le cirque humain, c'est nous tous, les mises en scène qui font qu'on affiche un sourire de circonstance, qu'on répond "ça va" même si on pense le contraire...
Ce cirque humain qu'on voit à perte de vue sur les pages des réseaux sociaux, quand on connaît tout, ou presque, de la vie des uns et des autres. Mais qui sait exactement ce qu'il y a au fond de leur être, quels fantasmes se développent dans ces esprits, quels désirs sont refrénés et quel visage on trouve sous le maquillage, sous le masque ?
"Tout le monde ment", écrit Senécal à un moment. Par action ou par omission, aurait-on envie d'ajouter en une paraphrase d'acte de contrition. Tout le monde ment aux autres, mais nombreux sont aussi ceux qui se mentent à eux-mêmes. Ici, ce verrou, conscient ou inconscient, saute, avec des conséquences qu'il devient difficiles de maîtriser, avec des tabous qui tombent.
A sa manière, celle d'un auteur de thrillers sombres et violents, reposant sur des ressorts psychologiques très tendus, Patrick Senécal utilise une vieille ficelle de comédie : celle des personnes qui ne mentent plus. Ici, on ne dit pas la vérité en face, on agit comme on s'empêchait de le faire, parce que la loi, parce que la morale, parce que l'éducation, parce que les conventions...
D'une certaine manière, il pointe du doigt l'utilité sociale d'une certaine dose de mensonge pour que tout ne parte pas en vrille. Peu à peu, les mensonges des uns et des autres, habitants de Kapdidi, mais aussi membre du cirque, vont apparaître, comme sur une pellicule soumise à un révélateur. Un parfait accélérateur aux passions libérées pour entraîner tout le monde vers le drame final, inéluctable.
J'en termine là, ce billet est déjà bien trop long. Mais, vous l'aurez compris, ouvrir ce livre, comme entrer sous le chapiteau de l'Humanus Circus, c'est se retrouver face à un miroir et regarder la poutre qu'on a dans son oeil. Se pencher sur les propres désirs enfouis qui pourraient nous animer et comment les alimenter. Assouvir ces faims insatiables...
Kapdidi est une petite ville québécoise d'environ 20 000 habitants, on ne peut plus tranquille. Chaque été depuis des décennies, le point d'orgue de la belle saison est le Bal du Chien-Chaud, où les familles se retrouvent entre concerts, soirées dansantes, attractions diverses et hot-dogs, en veux-tu, en voilà. Un moment festif qui rassemble petits et grands dans une ambiance bien agréable.
Mais, cette année-là, en plus des événements traditionnels, Kapdidi accueille une nouveauté qui va attiser la curiosité générale : un cirque. Le chapiteau est en court de construction et des affiches commencent à fleurir, portées par les propres membres de la troupe, annonçant un mois de représentations exceptionnelles de l'Humanus Circus.
En soi, rien que cette visite a de quoi ravir la petite ville, mais un élément intrigue et excite l'imagination de bien des habitants : il est précisé que le spectacle est réservé aux adultes uniquement... Etrange, pour un cirque, activité où l'on a envie d'emmener les enfants. Au pays qui a vu naître le Cirque du Soleil, cette mention ne passe pas inaperçue.
Profitant de cette curiosité, les huit membres qui composent la troupe de l'Humanus Circus mènent une opération de communication imparable, distribuant force invitations pour convaincre les uns et les autres de venir à la première. Sous-entendu : vous ne serez pas déçus, on parie même que vous aurez envie de revenir !
Une troupe qui, de plus, occupe les discussions un peu partout dans Kapdidi, car ces 5 hommes et ces 3 femmes ne passent pas inaperçus dans la tranquille cité : Laurus est en effet particulièrement extraverti et le couple qu'il forme avec Wulf, l'hidalgo espagnol, fait pas mal jaser. Markitos, le géant timide, se remarque aussi facilement, tout comme Sarratou, la sculpturale Sénégalaise.
Wefa dégage, pour sa part, une sensualité qui ne laisse aucun mâle indifférent, tandis que Lux, le benjamin, montre que ses talents de pickpocket sont déjà au point. Régina apparaît comme la moins liante de tous, presque énigmatique, tandis que Frankus, le créateur du cirque, les accompagne de sa bonhomie tranquille, mais interpelle en raison des cicatrices qui semblent consteller tout son corps.
Autant dire que l'appréciation générale, avant même d'avoir découvert le spectacle, est plutôt mitigé, concernant ces énergumènes qui viennent perturber l'existence pépère de Kapdidi... Mais, une fois la première passée, les avis sont encore plus tranchés ! Le chapiteau a fait le plein et, le moins qu'on puisse dire, c'est que chaque spectateur est ressorti avec un avis très clair.
On adore ou on déteste l'Humanus Circus. Pas de tiède, pas de juste milieu. Enthousiaste ou dégoûté, chaque spectateur ressort pourtant en ayant l'impression d'avoir vécu un moment tout sauf ordinaire... Ce qu'ils ont vu est dérangeant, violent, explicitement sexuel, par moments, subversif, aux frontières de l'immoralité... Mais tout cela laisse des images gravées en mémoire.
Alors qu'on discute ferme autour des comptoirs des bars de la ville, les uns expliquant leur plaisir, les autres, leur rejet, force est de constater que Kapdidi est comme fasciné par cet étrange spectacle, totalement inclassable. Je ne vous raconte pas cette première, elle est décrite au cours d'un des premiers chapitres du livre, vous pourrez vous aussi vous faire un avis.
Alors que l'agitation suscitée par ce phénomène circassien ne retombe pas, voilà qu'un événement inédit se produit à Kapdidi : un meurtre. Voilà bien une décennie qu'un crime de sang n'avait eu lieu dans la ville. De quoi faire un choc équivalent dans la population à celui du spectacle. De quoi surtout faire augmenter la méfiance à l'égard de la troupe, comme par hasard présente dans le coin...
Les mauvaises langues se délient encore un peu plus, on sait bien ce que valent ces saltimbanques, des romanichels, des voleurs de poules, pourquoi pas des assassins, commence à bruire la rumeur... C'est Joël, ancien policier à la criminelle de Montréal, venu goûter une vie moins stressante à Kapdidi, qui se retrouve en charge de ce meurtre.
Une histoire qui le touche directement : la victime était un des patients du cabinet vétérinaire que dirige son épouse... Mais bon, le plus grave n'est pas là et Joël entend bien faire la lumière sur ce drame, qu'il implique les forains ou pas, et le plus vite possible, avant que l'ambiance ne s'envenime un peu plus...
Joël fait partie, comme son épouse, Martine, des spectateurs qui ont assisté à la première représentation du cirque. Et, il faut bien le dire, ce qu'il a vu l'a tourneboulé, le renvoyant à ses propres doutes. Car le policier, qui s'apprête à fêter ses 50 ans, n'est pas complètement satisfait de sa vie de couple.
Il aime sa femme, il adore ses deux enfants, Nicolas, l'aîné, presque un adulte, désormais, et Emilie, la cadette, qui s'installe dans l'adolescence. Mais, le quotidien a érodé la relation entre l'époux et sa conjointe. Joël aimerait retrouver une vie sexuelle intense qu'il n'a plus depuis quelques années, maintenant et cela le frustre.
Une frustration que le spectacle est venue titiller, il doit bien se l'avouer. Car, c'est bien cela que produit l'étrange spectacle de l'Humanus Circus : il réveille dans l'esprit des spectateurs quelques démons (de midi) endormis, quelques frustrations refoulées, quelques désirs tus, et abolit au passage certaines inhibitions.
Tourmenté, sentant s'instiller en lui le doute concernant la fidélité de sa femme, c'est donc un flic pas franchement à l'aise qui se lance dans son enquête, tandis que d'autres hommes, surtout des hommes, oui, c'est un fait, la plupart quadragénaires, semblent eux aussi remettre en question leur existence, leur mode de vie, leurs relations...
"Faims", c'est un drame qui monte comme un soufflé et dont on attend l'explosion à un moment ou à un autre. Quelle forme prendra-t-elle ? Tout est là, justement : le lecteur lui-même se met à nourrir des soupçons, sur tel ou tel, imagine le pire... et découvre qu'il était loin de la vérité. Une vérité qui pourrait bien échapper à tout le monde. Comme si on avait ouvert une boîte de Pandore à Kapdidi...
C'est vrai que ce cirque a tout pour laisser l'imaginaire s'emballer. En voyant son titre, "Faims", on s'attend à croiser quelques vampires ou autres zombies à la mode, ces temps-ci. Mais, si ce nouvel opus senécalien réserve bien des surprises, on n'y trouve trace ni de fantastique, ni d'horreur, genres qu'on aurait pu attendre, connaissant le travail de Patrick Senécal jusque-là.
Non, "Faims" vient réellement s'inscrire dans la lignée des thrillers psychologiques réalistes qu'a écrits le romancier de Drummondville, comme "Le Vide" ou "Hell.com". Ce roman-ci est sans doute un peu moins puissant que les deux précédents mais reste redoutablement efficace dans l'atmosphère incroyablement sombre et oppressante qu'il met en place.
On se met à soupçonner tout le monde, comme si on était soi-même un des habitants de Kapdidi, on échafaude des théories, avec les membres du cirque ou sans eux... Le venin inoculé dans cette paisible communauté se répand à grande vitesse. On retrouve, comme dans les deux romans déjà cités, mais aussi au-delà de l'oeuvre de Senécal, cette alliance entre le désir sexuel et la violence.
Eros et Thanatos, rien de neuf sous le soleil, même si, chez Senécal, cela prend toujours une tournure malsaine qui met volontiers le lecteur mal à l'aise. Ici, j'ai joué sur les mots tout à l'heure, c'est le démon de midi, la crise de la quarantaine qui est au coeur de cette histoire. Lorsque le temps fait son oeuvre et vient déposer la rouille sur d'autres choses que les grilles, comme le chante Le Forestier.
Senécal bouscule les conventions sociales, les existences trop bien rangée, l'hypocrisie de la paisible société de Kapdidi (ville imaginaire mais qui en rappelle sans doute bien d'autres), où l'on fantasme, en ligne ou sur sa voisine de palier, où l'on s'affiche avec son épouse tout en rêvant d'en déshabiller une autre, où l'on se tient et se retient, parce que c'est ce que nous dicte notre éducation.
L'Humanus Circus fait, semble-t-il, bouillonner les hormones de son public au point de faire déborder bien des récipients. Ce n'est pas la seule corde qui vibre : on se rebelle contre un employeur autoritaire, on dit son fait à un voisin pénible, la tension monte partout, mais la dimension sexuelle de ce que révèle le spectacle est tout de même le principal moteur.
Cet été va durablement marquer Kapdidi, à n'en pas douter, et il faudra certainement pas mal de temps pour que tout rentre dans l'ordre, si possible. La violence, absente du début du roman, si on excepte le spectacle où elle est mise en scène, ne va cesser d'augmenter au fil des chapitres, en un crescendo effrayant.
Et puis, il nous faut parler de la troupe, elle-même. Je ne vais pas le faire en détails, car les biographies des différents membres du cirque nous sont données par le menu dans différents chapitres. Une excellente façon, d'ailleurs, de faire monter la défiance envers eux... Pour autant, les préjugés sont faciles et n'expliquent pas tout, on le sait bien. Enfin, on devrait le savoir...
Un mot tout de même sur le maître d'oeuvre de tout cela, Frankus. Il refuse de se voir comme le chef de la troupe, voulant que chaque membre soit au même niveau que les autres, mais il est le créateur de ce cirque si particulier, celui qui le finance, aussi, et l'initiateur de ce concept tellement dérangeant qui est au coeur du roman.
Il y aurait énormément à écrire sur lui, tant ce personnage apparaît paradoxal, idéaliste dans un univers entièrement dirigé par les passions des uns et des autres. Il est difficile à cerner, propose un numéro particulièrement impressionnant sur la piste, mais joue aussi les diseurs de bonne aventure, en dehors des heures des représentations.
Franchement, je suis bien embêté au moment de me faire un avis sur lui, car je n'arrive pas à savoir s'il est un doux rêveur aux idées enduites de nitroglycérine, ou s'il est un fabuleux manipulateur, hautement dangereux et néfaste... A chacun sa manière de le voir, je pense. Il m'a tout de même semblé très loin des monstres froids qu'on croise habituellement chez Senécal et c'est ce qui fait de lui un personnage sur lequel il faut s'attarder.
"Faims" est un roman qui met en relief les faiblesses humaines, la concupiscence, l'envie, tout ce qu'on projette sur autrui lorsqu'on ne baigne pas dans un bonheur parfait. Le cirque humain, c'est nous tous, les mises en scène qui font qu'on affiche un sourire de circonstance, qu'on répond "ça va" même si on pense le contraire...
Ce cirque humain qu'on voit à perte de vue sur les pages des réseaux sociaux, quand on connaît tout, ou presque, de la vie des uns et des autres. Mais qui sait exactement ce qu'il y a au fond de leur être, quels fantasmes se développent dans ces esprits, quels désirs sont refrénés et quel visage on trouve sous le maquillage, sous le masque ?
"Tout le monde ment", écrit Senécal à un moment. Par action ou par omission, aurait-on envie d'ajouter en une paraphrase d'acte de contrition. Tout le monde ment aux autres, mais nombreux sont aussi ceux qui se mentent à eux-mêmes. Ici, ce verrou, conscient ou inconscient, saute, avec des conséquences qu'il devient difficiles de maîtriser, avec des tabous qui tombent.
A sa manière, celle d'un auteur de thrillers sombres et violents, reposant sur des ressorts psychologiques très tendus, Patrick Senécal utilise une vieille ficelle de comédie : celle des personnes qui ne mentent plus. Ici, on ne dit pas la vérité en face, on agit comme on s'empêchait de le faire, parce que la loi, parce que la morale, parce que l'éducation, parce que les conventions...
D'une certaine manière, il pointe du doigt l'utilité sociale d'une certaine dose de mensonge pour que tout ne parte pas en vrille. Peu à peu, les mensonges des uns et des autres, habitants de Kapdidi, mais aussi membre du cirque, vont apparaître, comme sur une pellicule soumise à un révélateur. Un parfait accélérateur aux passions libérées pour entraîner tout le monde vers le drame final, inéluctable.
J'en termine là, ce billet est déjà bien trop long. Mais, vous l'aurez compris, ouvrir ce livre, comme entrer sous le chapiteau de l'Humanus Circus, c'est se retrouver face à un miroir et regarder la poutre qu'on a dans son oeil. Se pencher sur les propres désirs enfouis qui pourraient nous animer et comment les alimenter. Assouvir ces faims insatiables...