Signes des temps, par Jean-Pierre Vidal…

J’étais encore à Paris à peine une semaine avant les tragiques événements que l’on sait. J’ai également vécu àchat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, Québec Paris, de ma naissance à ma vingt-quatrième année, avant de venir m’établir définitivement au Québec. C’est dire que cette ville m’est chère : elle fait partie de moi. Mais l’attachement viscéral que j’éprouve à son endroit se teinte de nuances qui toutes ont trait à l’histoire, et pas seulement mon histoire personnelle. Le Paris que j’ai retrouvé cet automne était à la fois très différent et très proche de celui que j’ai connu. Ma ville à moi était encore celle de Doisneau, celle d’un certain art de vivre tellement identifié à la France que les Allemands se sont forgé le proverbe « heureux comme Dieu en France » (Glücklich wie Gott in Frankreich) et, croyez-moi, ce n’était pas lié à la religiosité. C’était aussi une ville de culture, d’art et de littérature : je ne suis pas sûr qu’elle le soit encore. Un simple signe des temps : quand de Gaulle recevait un chef d’État étranger, il l’accompagnait à l’opéra et l’envoyait au Louvre guidé par Malraux, excusez du peu ; il proclamait aussi sans vergogne être la France, comme Louis XIV, avant lui, prétendait être l’État. Sarkozy emmenait les visiteurs étrangers à Disneyworld Europe et l’ineffable Hollande veut être un président « normal », comme si la fonction n’excluait pas une telle imbécile modestie, ne serait-ce que parce que le suffrage universel a fonction de sacré et qu’ainsi, c’est la délégation qui revêt un caractère sacré. Un président qui refuse la majuscule, de porter le nom propre d’une nation, n’est qu’un employé de bureau égaré en politique.

Passons. Mais non sans avoir remarqué que la pire menace qu’ait à affronter, de nos jours, l’humanité, ce n’est pas le réchauffement climatique, c’est la glaciation qu’a imposée à la culture la production industrielle de masse qu’on appelle improprement « culture » et de façon abusive « populaire ». Car elle transforme les êtres humains en esclaves de la consommation ou en clones affaiblis de vedettes, ce qui revient au même.

Jusqu’où la solidarité

Cette étrangeté que je ressens maintenant quand je me rends dans mon pays d’origine, d’autant plus douloureuse qu’elle n’est pas totale et éveille encore l’écho de son contraire, la familiarité, cette étrangeté, donc, me pose la question de la géométrie variable de toute solidarité.

Il est, en effet, au moins deux sortes de solidarité : la première est une émotion ou un affect qui repose sur une humanité partagée ; l’autre est un calcul, qui peut être géopolitique ou économique, mais n’est qu’un cynisme produit par des intérêts finalement déshumanisants.

Le premier trait de la solidarité du premier type, c’est qu’elle ne se questionne pas : elle s’impose sans délai. En tant que Français d’origine, je me sens immédiatement, dans de telles circonstances, étreint d’une violente émotion que tempèrent pourtant très vite à la fois les autres solidarités que cinquante ans d’absence du territoire ont laissé se nouer et le caractère quasi cornélien du dilemme dans lequel toute solidarité vous enferme aussitôt.

Car quiconque veut rester lucide ne peut manquer de voir surgir, une fois passé ce moment fusionnel, une foule de questions qui en relativisent la portée. Par exemple : sont-ce de mes anciens compatriotes que je me sens solidaire ou simplement des victimes, directes et indirectes. Suis-je encore partie prenante de la nation française ou me posé-je d’abord comme citoyen du monde, comme tant de jeunes de nos jours qui semblent ne pas percevoir ce qu’il y a de purement négatif dans cette affirmation apparemment généreuse, mais qui reste fondamentalement un refus plutôt qu’un engagement, puisque je ne sache pas qu’une telle citoyenneté existe et qu’ainsi la revendiquer n’engage strictement à rien ?

Si je suis encore Français, ce n’est certes pas dans tout ce qui concerne l’érosion qu’une américanisation complaisante a fait subir aux traits collectifs que je pouvais sentir miens. Cinquante ans de ce laminage que tous les pays du monde ont par ailleurs connu m’ont rendu tout à fait étranger à ce pays dont les raisons commerciales s’affichent désormais presque toutes en anglais et où le Président de la République précédent se montrait apparemment insensible au ridicule dont se couvre le chef d’État d’un pays où abondent les vrais châteaux quand il va badauder devant du carton-pâte kitsch originellement made in USA. Oublier l’histoire pour le divertissement et le vrai pour le faux, c’est aussi ça, la glaciation culturelle. Tout en est désormais atteint, de l’éducation à la politique, de l’économique au social et du divertissement au travail.

Solidarité, compromis, compromission

Le dilemme cornélien de tous les politiques aujourd’hui, Harper l’avait fort bien formulé, c’est le commerce — et les emplois que les ventes d’armes, par exemple, consolident — ou les droits de l’homme, entendus au sens large. C’est-à-dire tout simplement la morale. Dois-je trahir les miens pour respecter l’humanité ? Mettre des gens à la rue, les réduire à la pauvreté pour ne pas pactiser avec des régimes nauséabonds — dans ce cas l’Arabie saoudite ?

Pour en revenir à ma situation personnelle, je n’éprouve aucune solidarité pour un pays qui vend la moitié, sinon plus, des Champs-Élysées et la plus grande équipe de soccer de Paris aux émirs du Qatar. Un pays dont le mot d’ordre citoyen est de « ne pas se prendre la tête », c’est-à-dire ne pas se compliquer la vie, parer au plus facile, révérer l’ordinaire. Un pays dont les philosophes, toujours très médiatisés, contrairement au Québec où les intellectuels sont cachés — et s’ils allaient influencer le bon peuple consommateur ! — sont cependant l’objet tout désigné de la risée populaire, comme le sont d’ailleurs les hommes politiques. Il faut voir ces émissions de télévision où l’on organise des « clashs » (en français dans le texte) entre deux philosophes (par exemple, Onfray et Finkielkraut) pour mieux les tourner en ridicule par animateur interposé. Il faut voir ledit animateur arborer l’air goguenard de qui jouit très visiblement de son impunité : le public l’aime, les cotes d’écoute le flattent et lui permettent tout, y compris bêtise et vulgarité.

Il faut voir la nuée de petits roquets twitter qui aussitôt s’accrochent aux basques et aux mollets de tout ce qui s’avise de parler un peu haut, d’avoir des idées non digestives et de croire qu’on peut encore penser en régime de communication virulente. Il faut voir la langue qu’ils croient écrire, quand ils ne font que l’éructer, la flatuler, en déchiqueter l’orthographe et la syntaxe.

Les attentats de Paris auront peut-être cela de bon qu’ils mobiliseront la population des pays occidentaux. Non pas, espérons-le, contre l’Islam et les musulmans — toutes les religions, le catholicisme au premier chef, ont produit, par dérive intégriste et totalitaire, des massacres sans nombre —, mais contre la solidarité cynique qui conduit à « serrer la main du diable », comme disait le général Dallaire.

Il serait peut-être en effet temps d’accepter la leçon de toutes ces émotions populaires — parfois à la limite de la sensiblerie qui n’engage à rien, avec leurs débordements de toutous, de chandelles, de recueillement badaud et de prières infantiles — et de réintroduire la morale en politique internationale. Quitte à cracher dans la main du diable et dans la soupe qu’il nous offre trop souvent. Quitte à y perdre des plumes économiques. Après tout, il y va aussi de notre intérêt.

chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, QuébecPuisque la théocratie iranienne, les émirs du pétrole et la monarchie moyenâgeuse des Bédouins d’Arabie subventionnent, on le sait, les terroristes et répandent des versions extrémistes de leur prétendue religion devenue pure idéologie tant elle est instrumentalisée.

Et si l’on en profitait aussi pour s’attaquer vraiment aux paradis fiscaux.

Daesh y met à l’abri, ça aussi on le sait, la fortune considérable qui lui permet de faire tourner sa machine de mort.

Être soudain collectivement vertueux pourrait bien, finalement, avoir du bon.

Jean-Pierre Vidal
Signe des temps, Le Chat qui Louche, novembre 2015

Notice biographique

Écrivain, sémioticien et chercheur, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a enseigné depuis sa fondation en 1969.  Outre des centaines d’articles dans des revues universitaireschat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, québec, littératurequébécoises et françaises, il a publié deux livres sur Alain Robbe-Grillet, trois recueils de nouvelles (Histoires cruelles et lamentables – 1991, Petites morts et autres contrariétés – 2011, et Le chat qui avait mordu Sigmund Freud – 2013), un essai en 2004 : Le labyrinthe aboli – de quelques Minotaures contemporains ainsi qu’un recueil d’aphorismes,Apophtegmes et rancœurs, aux Éditions numériques du Chat qui louche en 2012.  Jean-Pierre Vidal collabore à diverses revues culturelles et artistiques (SpiraleTangenceXYZEsseEtcCiel VariableZone occupée).  En plus de cette Chronique d’humeur bimensuelle, il participe occasionnellement, sous le pseudonyme de Diogène l’ancien, au blogue de Mauvaise herbe.  Depuis 2005, il est conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec–Société et Culture (F.R.Q.S.C.).

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)