Les littératures populaires ont cette énorme qualité qu'elles savent rendre poreux les murs qu'on dresse arbitrairement entre les genres (et les lecteurs) et parfois, même, elles les écroulent. En voici un nouvel exemple avec un livre qui m'a fait passer un formidable moment, mêlant à la fois divertissement et culture, pour un voyage dans un Paris alternatif, mais pas trop, aux côtés d'un policier digne de ces glorieux ancêtres littéraires. Avec "Feuillets de cuivre", publié aux éditions ActuSF, Fabien Clavel signe un hommage fabuleux à la littérature, à toutes les littératures, au roman feuilleton mais aussi, plus largement, à la langue qui est la matière première de tout écrivain et qui sait si bien nous ravir, nous, communs des lecteurs. Entre polar, fantastique, fantasy, dans une ambiance steampunk légère mais présente à des moments-clés, voici une lecture pleine de surprises, de références et d'étrangeté...
En 1872, Anatole Ragon, tout juste revenu à la vie civile après avoir participé à la guerre franco-prussienne et avoir été blessé à la bataille de Sedan, revêt un nouvel uniforme, celui de gardien de la paix. Corpulent mais doté d'une sagacité hors pair, il se fait remarquer dès sa première enquête, la résolvant au nez et à la barbe de ses supérieurs, pourtant bien plus aguerris.
Il s'agit d'une série de crimes horribles visant des prostituées. Un vrai rituel, violent et sordide, disons le mot, avilissant, est au coeur de cette affaire, dont Ragon va démêler les fils. Mais le garçon n'est guère ambitieux, il préfère le terrain et les enquêtes les plus délicates plutôt que la politique et la paperasserie qui sous-tendent les grades supérieurs au sien.
C'est donc à l'ancienneté qu'il monte les échelons hiérarchiques et, près de 20 ans après son engagement dans la police, il n'est encore que simple inspecteur. Un inspecteur solitaire, original pour ne pas dire excentrique, dont l'embonpoint est en passe de devenir légendaire et qui mène les enquêtes qu'il choisit et selon son propre protocole.
Lors de cette dernière décennie du XIXe siècle, alors que les tensions politiques restent fortes dans une République encore jeune et fragile, que anarchistes d'un côté et extrême-droite de l'autre font régulièrement parler d'eux, Ragon va ainsi élucider quelques-unes des plus mystérieuses affaires que connaîtra Paris.
Evoquont la mort d'un androgyne, qui fit grand bruit, dans une société encore très pudibonde, la mort d'un pensionnaire de la célèbre clinique du Docteur Blanche, spécialisée dans ces disciplines scientifiques nouvelles sondant l'âme des patients, un crime en chambre close impliquant un anarchiste suisse, ou encore une sinistre histoire de chasse à l'homme aux relents antisémites...
A chaque fois, on suit les réflexions d'un Ragon dont la perspicacité fait mouche à tous les coups, quand beaucoup auraient renâclé devant la difficulté. Des affaires qui ont deux points communs évidents : il flotte au-dessus d'elles une ambiance surnaturelle, dont ne veut pas entendre parler Zehnacker, mentor et supérieur de Ragon, et il y est question de livres...
Les livres, ce sont justement la passion de l'inspecteur Ragon, qui les dévore en grande quantité et semble grossir comme s'il ingurgitait littéralement cette masse de papier. La métaphore n'est pas si folle, car chacune de ses lectures vient enrichir son esprit, y ajoute de nouveaux éléments qui serviront à résoudre de nouvelles affaires.
"Feuillets de cuivre" commence comme un recueil de nouvelles, puisque les premiers chapitres, que je viens d'évoquer brièvement, relatent chacun une enquête différentes, à des moments différents et sans lien apparent. Et puis, au fil de nouvelles affaires à élucider, on comprend qu'on s'est trompé et qu'on a en mains un magnifique roman-feuilleton.
Tout repose, ou presque, sur la personne de Ragon. Il n'est pas vraiment charismatique, son obésité morbide n'arrange pas le préjugé négatif qu'on pourrait avoir à son encontre. On sent que c'est un solitaire, pas forcément par choix, qu'il y a aussi de la souffrance et des regrets, sous cette allure gigantesque et fragilisée.
Ceci explique peut-être cette fréquentation boulimique des livres, en particulier des romans, aussi bien les classiques, de Hugo à Balzac, en passant par Dumas et toutes les figures du XIXe, que les littératures populaires en pleine émergence, comme Jules Verne, omniprésent, Gaboriau, le père du roman policier, Poe, j'en passe et tant d'autres...
La vie de Ragon se partage donc entre ces lectures innombrables (à se demander s'il dort...) et le défi intellectuel que représentent ces enquêtes qu'il choisit avec soin justement pour cela. Ragon n'est pas un justicier, c'est un joueur qui s'amuse à défier le destin, avant même les adversaires qu'il va démasquer, traquer et mettre sous les barreaux.
Malgré cela, malgré certains côtés parfois agaçants et une froideur qui ne le rend pas très sympathiques, ce Ragon nous rallie à sa cause un peu plus à chaque dossier refermé. Parce qu'il incarne parfaitement ces héros de papier que nous aimons suivre, parce qu'il nous surprennent, parce qu'ils sont calmes dans la tourmente, parce qu'ils comprennent tout avant tout le monde.
Le livre, et Ragon l'explique parfaitement lui-même dans l'une de ses discussions avec un de ses adjoints (poste au combien délicat à remplir, on le constate au fil des chapitres), est l'un des critères de choix du policier : là où il y a des livres, alors, il y a une affaire intéressante ; dans le cas contraire, l'affaire est d'un commun qui ne mérite même pas son intérêt et ses collègues s'en chargeront.
Ce gros bonhomme a de quoi vous filer des complexes. En tout cas, même si j'étais un homme malintentionné et machiavélique, cherchant à mettre au point le crime parfait, le simple fait de savoir Ragon dans le coin m'en dissuaderait. Et voilà qu'après quelques enquêtes, on se dit qu'il manque à l'inspecteur pour que son destin s'accomplisse complètement un adversaire à sa hauteur.
Une sorte de Moriarty, puisant dans les livres le minerai capable de nourrir un côté maléfique pouvant mettre en échec Ragon... Un génie du mal qui entamerait avec lui une partie d'échecs grandeur nature où les différentes pièces seraient des cadavres stratégiquement placés sur l'échiquier qu'est Paris...
A travers Ragon, Fabien Clavel rend un vibrant hommage au livre, à la littérature et aux lecteurs. Et surtout, auteur d'imaginaire et professeur de lettres et de latin, il ne fait aucune différence entre ce qu'on appelle, avec souvent un brin de condescendance, la grande littérature et les littératures de genre, polar comme imaginaire, qui se mêlent ici de façon tout à fait harmonieuse.
Je ne vais pas paraphraser la très intéressante préface d'Etienne Barillier, le maître français du steampunk, mais il y a dans "Feuillets de cuivre" une formidable ambition littéraire qui est de créer un univers d'imaginaire s'appuyant entièrement sur une époque véritable, dans laquelle le merveilleux, l'étrange, le surnaturel, le fantastique, choisissez le mot qui vous convient, se manifestent comme si cela faisait partie du quotidien.
Les explications de l'un des co-auteurs du guide steampunk, sont parfaites, il n'y a rien à y ajouter, ne passez pas ces pages d'introduction, car elles donnent des clés de lecture. Ainsi, pour qui aime le steampunk pour son univers, clinquant, vibrionnant, bruyant, visible, ici, on doit se faire à l'idée qu'il est diffus, discret, mais décisif dans les affaires que traite Ragon.
La trame est avant tout celle d'un polar, mêlant des clins d'oeil aux pionniers du genre, ceux qui l'ont codifié et en ont fait un genre à succès, mais à la sauce de l'époque dans laquelle vit Fabien Clavel. La violence et les mises en scène des crimes portent le sceau de ce décalage, car on y intègre des éléments, moraux, esthétiques, qui vont au-delà des critères du XIXe, début du XXe.
Mais, dans chaque histoire, il y a ces situations, ces découvertes qui dépasse la simple raison, dénotent la présence de magie ou d'autres interventions sortant de l'ordinaire. On lorgne vers le fantastique comme vers la science-fiction et c'est Ragon qui se charge de franchir le pas pour nous montrer qu'on est bien dans un roman appartenant aux littératures de l'imaginaire.
Oh, on sent tout de même bien que ça ne plaît pas à tout le monde, ces événements bizarres. Je l'ai dit, Zehnacker refuse d'en entendre parler et l'on sent bien qu'il faudra taire ou du moins minimiser la chose, lorsque les résultats des enquêtes seront rendus publics. Mais, pour Ragon, au contraire, cela va de soi : la présence de la littérature dans une affaire paraît aller de paire avec l'extraordinaire.
Sans doute ces éléments surnaturels participent-ils à la dimension spectaculaire du roman, mais ils n'en sont pas la clé de voûte. L'univers ne fonctionne pas autour d'eux, c'est eux qui viennent nourrir l'univers. Et Ragon fait avec ces éléments qui mettent au défi sa réflexion sur les cas dont il s'occupe, doit intégrer ces faits, naturels pour lui, fort surprenants pour nous.
La vapeur, symbole jusque dans la dénomination du genre très à la mode qu'est le steampunk, est ici un peu en retrait. C'est plus l'éther, non pas la substance chimique, mais cette substance vitale mystérieuse souvent évoquée par les amateurs de paranormal, qui tient le premier rôle, apparaissant à plusieurs reprises au cours des enquêtes de Ragon.
En jouant avec les archétypes des genres qu'il met à l'honneur, polar, fantastique, science-fiction, un peu de fantasy, même, le steampunk, bien sûr, Fabien Clavel joue habilement d'un instrument aux multiples cordes permettant de multiples sonorités. Aucune des enquêtes de Ragon ne ressemble aux autres et, en s'appuyant sur la réalité, la nôtre, pas celle qu'il instaure, il réussit des compositions tout à fait savoureuses.
Amusez-vous, au fil des lectures, à regarder comment, de situations réelles (certaines évidentes, comme les suites de l'affaire Dreyfus, à d'autres, moins connues, mais aussi les lieux choisis, etc.), il sait tirer des histoires complètement fictives où l'imaginaire intervient avec force, provoquant bien souvent des situations très dures, très violentes, ou participant à attiser les soupçons.
Et puis, et cette fois, c'est la postface d'Isabelle Périer que je vous recommande, Fabien Clavel intègre à son histoire des clins d'oeil qui le concernent plus directement. C'est souvent, désormais, que les écrivains s'amusent à évoquer leurs livres précédents, par exemple (même Stephen King l'a fait récemment), des personnages, des événements, dans leurs romans.
Mais, là encore, il faut s'amuser à faire tourner les moteurs de recherche, car on découvre plein de choses amusantes, qui sont vraiment du domaine de l'hommage. J'avais des soupçons, pendant un moment, en particulier à cause d'un personnage, dont je ne vais rien dire, bien sûr. J'avais les éléments sous les yeux, mais j'ai mis du temps à me dessiller...
Le déclic à été long à venir avant que je trouve la clé. Et c'est de ma faute, j'avais choisi une mauvaise option de lecture. Pourtant, ensuite, tout est devenu clair et c'est à ces humanités en danger, en particulier le latin et le grec, langues fondatrices de toutes les littératures occidentales, que l'auteur rend un vibrant et très amusant hommage dans "Feuillets de cuivre".
Il y aurait bien des choses à dire, encore, mais rien de plus qui ne se trouve déjà entre les pages de "Feuillets de cuivre". Préface et postface enrichissent le corpus central qui est le roman lui-même, riche, surprenant, plein de rebondissements, de trouvailles et d'intelligence. On a envie d'être le Watson de Ragon, même si c'est dangereux...
On a envie de suivre Ragon dans d'autres histoires, d'autres enquêtes où son savoir-faire débonnaire et sa culture qui n'a d'équivalent volumétrique que sa corpulence hors norme feront merveille(ux). Roman à clés et à tiroirs, "Feuillets de cuivre" est un livre multidimensionnels où chaque lecteur, qu'il préfère le premier degré où l'approfondissement maniaque, trouvera son compte.
Voilà un livre avec lequel j'ai passé un excellent moment, un univers original dans son fond comme dans sa forme et des histoires qui viennent revisiter avec astuce et talent des classiques du genre. On croit maîtriser la chose et, patatras, c'est dans une toute autre direction qu'on est emporté. Raisonnement qui vaut à la fois pour chaque chapitre, mais aussi pour l'ensemble qu'ils constituent.
On prend un plaisir enfantin à suivre les aventures de Ragon, qui n'en sont pas moins sombres et tourmentées. "Je suis hanté", dit-il à un moment. Mais hanté par quoi ? Par quelle angoisse profonde et venimeuse ? A moins que tout cela n'ait des causes bien différentes que de simples complexes, qu'un simple spleen, pour finir sur une touche baudelairienne...
En 1872, Anatole Ragon, tout juste revenu à la vie civile après avoir participé à la guerre franco-prussienne et avoir été blessé à la bataille de Sedan, revêt un nouvel uniforme, celui de gardien de la paix. Corpulent mais doté d'une sagacité hors pair, il se fait remarquer dès sa première enquête, la résolvant au nez et à la barbe de ses supérieurs, pourtant bien plus aguerris.
Il s'agit d'une série de crimes horribles visant des prostituées. Un vrai rituel, violent et sordide, disons le mot, avilissant, est au coeur de cette affaire, dont Ragon va démêler les fils. Mais le garçon n'est guère ambitieux, il préfère le terrain et les enquêtes les plus délicates plutôt que la politique et la paperasserie qui sous-tendent les grades supérieurs au sien.
C'est donc à l'ancienneté qu'il monte les échelons hiérarchiques et, près de 20 ans après son engagement dans la police, il n'est encore que simple inspecteur. Un inspecteur solitaire, original pour ne pas dire excentrique, dont l'embonpoint est en passe de devenir légendaire et qui mène les enquêtes qu'il choisit et selon son propre protocole.
Lors de cette dernière décennie du XIXe siècle, alors que les tensions politiques restent fortes dans une République encore jeune et fragile, que anarchistes d'un côté et extrême-droite de l'autre font régulièrement parler d'eux, Ragon va ainsi élucider quelques-unes des plus mystérieuses affaires que connaîtra Paris.
Evoquont la mort d'un androgyne, qui fit grand bruit, dans une société encore très pudibonde, la mort d'un pensionnaire de la célèbre clinique du Docteur Blanche, spécialisée dans ces disciplines scientifiques nouvelles sondant l'âme des patients, un crime en chambre close impliquant un anarchiste suisse, ou encore une sinistre histoire de chasse à l'homme aux relents antisémites...
A chaque fois, on suit les réflexions d'un Ragon dont la perspicacité fait mouche à tous les coups, quand beaucoup auraient renâclé devant la difficulté. Des affaires qui ont deux points communs évidents : il flotte au-dessus d'elles une ambiance surnaturelle, dont ne veut pas entendre parler Zehnacker, mentor et supérieur de Ragon, et il y est question de livres...
Les livres, ce sont justement la passion de l'inspecteur Ragon, qui les dévore en grande quantité et semble grossir comme s'il ingurgitait littéralement cette masse de papier. La métaphore n'est pas si folle, car chacune de ses lectures vient enrichir son esprit, y ajoute de nouveaux éléments qui serviront à résoudre de nouvelles affaires.
"Feuillets de cuivre" commence comme un recueil de nouvelles, puisque les premiers chapitres, que je viens d'évoquer brièvement, relatent chacun une enquête différentes, à des moments différents et sans lien apparent. Et puis, au fil de nouvelles affaires à élucider, on comprend qu'on s'est trompé et qu'on a en mains un magnifique roman-feuilleton.
Tout repose, ou presque, sur la personne de Ragon. Il n'est pas vraiment charismatique, son obésité morbide n'arrange pas le préjugé négatif qu'on pourrait avoir à son encontre. On sent que c'est un solitaire, pas forcément par choix, qu'il y a aussi de la souffrance et des regrets, sous cette allure gigantesque et fragilisée.
Ceci explique peut-être cette fréquentation boulimique des livres, en particulier des romans, aussi bien les classiques, de Hugo à Balzac, en passant par Dumas et toutes les figures du XIXe, que les littératures populaires en pleine émergence, comme Jules Verne, omniprésent, Gaboriau, le père du roman policier, Poe, j'en passe et tant d'autres...
La vie de Ragon se partage donc entre ces lectures innombrables (à se demander s'il dort...) et le défi intellectuel que représentent ces enquêtes qu'il choisit avec soin justement pour cela. Ragon n'est pas un justicier, c'est un joueur qui s'amuse à défier le destin, avant même les adversaires qu'il va démasquer, traquer et mettre sous les barreaux.
Malgré cela, malgré certains côtés parfois agaçants et une froideur qui ne le rend pas très sympathiques, ce Ragon nous rallie à sa cause un peu plus à chaque dossier refermé. Parce qu'il incarne parfaitement ces héros de papier que nous aimons suivre, parce qu'il nous surprennent, parce qu'ils sont calmes dans la tourmente, parce qu'ils comprennent tout avant tout le monde.
Le livre, et Ragon l'explique parfaitement lui-même dans l'une de ses discussions avec un de ses adjoints (poste au combien délicat à remplir, on le constate au fil des chapitres), est l'un des critères de choix du policier : là où il y a des livres, alors, il y a une affaire intéressante ; dans le cas contraire, l'affaire est d'un commun qui ne mérite même pas son intérêt et ses collègues s'en chargeront.
Ce gros bonhomme a de quoi vous filer des complexes. En tout cas, même si j'étais un homme malintentionné et machiavélique, cherchant à mettre au point le crime parfait, le simple fait de savoir Ragon dans le coin m'en dissuaderait. Et voilà qu'après quelques enquêtes, on se dit qu'il manque à l'inspecteur pour que son destin s'accomplisse complètement un adversaire à sa hauteur.
Une sorte de Moriarty, puisant dans les livres le minerai capable de nourrir un côté maléfique pouvant mettre en échec Ragon... Un génie du mal qui entamerait avec lui une partie d'échecs grandeur nature où les différentes pièces seraient des cadavres stratégiquement placés sur l'échiquier qu'est Paris...
A travers Ragon, Fabien Clavel rend un vibrant hommage au livre, à la littérature et aux lecteurs. Et surtout, auteur d'imaginaire et professeur de lettres et de latin, il ne fait aucune différence entre ce qu'on appelle, avec souvent un brin de condescendance, la grande littérature et les littératures de genre, polar comme imaginaire, qui se mêlent ici de façon tout à fait harmonieuse.
Je ne vais pas paraphraser la très intéressante préface d'Etienne Barillier, le maître français du steampunk, mais il y a dans "Feuillets de cuivre" une formidable ambition littéraire qui est de créer un univers d'imaginaire s'appuyant entièrement sur une époque véritable, dans laquelle le merveilleux, l'étrange, le surnaturel, le fantastique, choisissez le mot qui vous convient, se manifestent comme si cela faisait partie du quotidien.
Les explications de l'un des co-auteurs du guide steampunk, sont parfaites, il n'y a rien à y ajouter, ne passez pas ces pages d'introduction, car elles donnent des clés de lecture. Ainsi, pour qui aime le steampunk pour son univers, clinquant, vibrionnant, bruyant, visible, ici, on doit se faire à l'idée qu'il est diffus, discret, mais décisif dans les affaires que traite Ragon.
La trame est avant tout celle d'un polar, mêlant des clins d'oeil aux pionniers du genre, ceux qui l'ont codifié et en ont fait un genre à succès, mais à la sauce de l'époque dans laquelle vit Fabien Clavel. La violence et les mises en scène des crimes portent le sceau de ce décalage, car on y intègre des éléments, moraux, esthétiques, qui vont au-delà des critères du XIXe, début du XXe.
Mais, dans chaque histoire, il y a ces situations, ces découvertes qui dépasse la simple raison, dénotent la présence de magie ou d'autres interventions sortant de l'ordinaire. On lorgne vers le fantastique comme vers la science-fiction et c'est Ragon qui se charge de franchir le pas pour nous montrer qu'on est bien dans un roman appartenant aux littératures de l'imaginaire.
Oh, on sent tout de même bien que ça ne plaît pas à tout le monde, ces événements bizarres. Je l'ai dit, Zehnacker refuse d'en entendre parler et l'on sent bien qu'il faudra taire ou du moins minimiser la chose, lorsque les résultats des enquêtes seront rendus publics. Mais, pour Ragon, au contraire, cela va de soi : la présence de la littérature dans une affaire paraît aller de paire avec l'extraordinaire.
Sans doute ces éléments surnaturels participent-ils à la dimension spectaculaire du roman, mais ils n'en sont pas la clé de voûte. L'univers ne fonctionne pas autour d'eux, c'est eux qui viennent nourrir l'univers. Et Ragon fait avec ces éléments qui mettent au défi sa réflexion sur les cas dont il s'occupe, doit intégrer ces faits, naturels pour lui, fort surprenants pour nous.
La vapeur, symbole jusque dans la dénomination du genre très à la mode qu'est le steampunk, est ici un peu en retrait. C'est plus l'éther, non pas la substance chimique, mais cette substance vitale mystérieuse souvent évoquée par les amateurs de paranormal, qui tient le premier rôle, apparaissant à plusieurs reprises au cours des enquêtes de Ragon.
En jouant avec les archétypes des genres qu'il met à l'honneur, polar, fantastique, science-fiction, un peu de fantasy, même, le steampunk, bien sûr, Fabien Clavel joue habilement d'un instrument aux multiples cordes permettant de multiples sonorités. Aucune des enquêtes de Ragon ne ressemble aux autres et, en s'appuyant sur la réalité, la nôtre, pas celle qu'il instaure, il réussit des compositions tout à fait savoureuses.
Amusez-vous, au fil des lectures, à regarder comment, de situations réelles (certaines évidentes, comme les suites de l'affaire Dreyfus, à d'autres, moins connues, mais aussi les lieux choisis, etc.), il sait tirer des histoires complètement fictives où l'imaginaire intervient avec force, provoquant bien souvent des situations très dures, très violentes, ou participant à attiser les soupçons.
Et puis, et cette fois, c'est la postface d'Isabelle Périer que je vous recommande, Fabien Clavel intègre à son histoire des clins d'oeil qui le concernent plus directement. C'est souvent, désormais, que les écrivains s'amusent à évoquer leurs livres précédents, par exemple (même Stephen King l'a fait récemment), des personnages, des événements, dans leurs romans.
Mais, là encore, il faut s'amuser à faire tourner les moteurs de recherche, car on découvre plein de choses amusantes, qui sont vraiment du domaine de l'hommage. J'avais des soupçons, pendant un moment, en particulier à cause d'un personnage, dont je ne vais rien dire, bien sûr. J'avais les éléments sous les yeux, mais j'ai mis du temps à me dessiller...
Le déclic à été long à venir avant que je trouve la clé. Et c'est de ma faute, j'avais choisi une mauvaise option de lecture. Pourtant, ensuite, tout est devenu clair et c'est à ces humanités en danger, en particulier le latin et le grec, langues fondatrices de toutes les littératures occidentales, que l'auteur rend un vibrant et très amusant hommage dans "Feuillets de cuivre".
Il y aurait bien des choses à dire, encore, mais rien de plus qui ne se trouve déjà entre les pages de "Feuillets de cuivre". Préface et postface enrichissent le corpus central qui est le roman lui-même, riche, surprenant, plein de rebondissements, de trouvailles et d'intelligence. On a envie d'être le Watson de Ragon, même si c'est dangereux...
On a envie de suivre Ragon dans d'autres histoires, d'autres enquêtes où son savoir-faire débonnaire et sa culture qui n'a d'équivalent volumétrique que sa corpulence hors norme feront merveille(ux). Roman à clés et à tiroirs, "Feuillets de cuivre" est un livre multidimensionnels où chaque lecteur, qu'il préfère le premier degré où l'approfondissement maniaque, trouvera son compte.
Voilà un livre avec lequel j'ai passé un excellent moment, un univers original dans son fond comme dans sa forme et des histoires qui viennent revisiter avec astuce et talent des classiques du genre. On croit maîtriser la chose et, patatras, c'est dans une toute autre direction qu'on est emporté. Raisonnement qui vaut à la fois pour chaque chapitre, mais aussi pour l'ensemble qu'ils constituent.
On prend un plaisir enfantin à suivre les aventures de Ragon, qui n'en sont pas moins sombres et tourmentées. "Je suis hanté", dit-il à un moment. Mais hanté par quoi ? Par quelle angoisse profonde et venimeuse ? A moins que tout cela n'ait des causes bien différentes que de simples complexes, qu'un simple spleen, pour finir sur une touche baudelairienne...