À l’heure de minuit…
(C’est avec un immense plaisir que nous accueillons cet ancien collaborateur que tous regrettent. A.G.)
Le vieil homme est couché sur la table d’opération, calme, malgré la douleur. En traversant la porte, je fronce les sourcils. Quelques minutes plus tôt, alors que nous l’attendions, nous n’avions pu retenir quelques quolibets à propos de son nom. Han Pedro Friedrich Fitzgerald Hector Noël. Outre son interminable prénom, c’est son nom de famille qui nous amusait : Noël. Nous sommes le soir du 24 décembre. Toute l’équipe est de garde. Nous aurions préféré être avec nos proches, nous préparer au réveillon, festoyer, mais la vie est ainsi faite qu’on peut être malade une veille de Noël et que des soignants doivent être au poste.
Je suis donc là, interdit dans cette salle froide, loin de la chaleur familiale, de ma chérie, de mes enfants, devant ce vieil homme à la barbe immaculée qui lui retombe sur la poitrine, ce vieillard aux cheveux blancs, tellement longs et drus que le chapeau de salle d’opération échoue à les recouvrir. Je me tourne vers les infirmières, endigue un fou rire et leur lance un clin d’œil. Nous étions vraiment en présence du Père Noël ! Gardant ma contenance, je m’approche de l’homme, étendu et prêt pour sa chirurgie, une laparotomie pour une diverticulite perforée. Une idée rigolote me vient, une pensée que je m’abstiens de partager : pauvres petits enfants du monde qui n’auront pas de cadeaux ce soir. Je souris sous mon masque.
— Bonsoir, Docteur Ouellet, me dit-il lorsque j’arrive à ses côtés.
Présumant qu’il avait appris mon nom de la bouche d’un membre du personnel, je le salue à mon tour, me présente, lui pose les questions d’usage et lui explique la suite des choses. Je m’installe ensuite pour l’intraveineuse quand j’aperçois des larmes lui rouler sur les joues. Touché, je lui demande si quelque chose ne va pas. Ses yeux humides se tournent vers moi.
̶— Ça va, docteur. C’est juste que… c’est juste que… vous le savez sans doute, ce soir, normalement, ce serait un soir extraordinaire pour moi… C’est Noël… Qui distribuera les présents aux enfants sages du monde ?
Wow ! Il en a fumé du bon, ce monsieur ! Ce quidam se prend vraiment pour le Père Noël ! Mais bon. Je suis un professionnel. Alors… on ne contredit pas un patient malade, de surcroît, en délire.
̶— Ouais, c’est vrai. Ce n’est pas vraiment le bon moment pour être malade que je lui réponds comme j’aurais répondu à n’importe quel patient en cette veille de Noël.
J’installe donc l’intraveineuse, puis récupère les seringues de médicaments qui soulageront le spleen de mon monsieur Noël. J’amorce l’induction de l’anesthésie, mon patient tourmenté reste calme. Nos regards se croisent. Des yeux bons, affreusement tristes.
̶— Tout ira bien. Respirez bien, lui dis-je avec ma voix la plus rassurante possible.
̶— Moi, je sais que ça ira. J’ai confiance en vous. Je pleure pour mes pauvres petits qui n’auront pas leurs étrennes. C’est injuste pour eux.
Son délire est profond. La fièvre sans doute. Je suis prêt à jouer le jeu.
̶— Ah, vous savez… si je le pouvais, je vous remplacerais bien, affirmé-je, sans trop y réfléchir.
Il braque son regard dans le mien. Un sourire pointe à travers les poils de sa barbe. Tout en injectant le dernier médicament, je souris aussi. Pour lui démontrer toute ma compassion ̶ pour sa maladie, un peu pour son délire ̶ je lui touche le visage. Sa fièvre se répand à ma main, à mes bras, à mon sang. Puis s’éteint alors que monsieur Père Noël sombre dans l’abysse du sommeil pharmacologique.
Tout s’est bien déroulé. La chirurgie se termine deux heures plus tard, sans encombre. Chacun sera chez soi pour festoyer. Moi aussi, quoique moi, je ne ferai pas la fête. Je suis de garde. Par ailleurs, chez nous, c’est le 25 décembre que ça se passe. Mon Père Noël usurpateur sort sans encombre du néant et je quitte l’hôpital, le cœur bercé par le devoir accompli.
En arrivant à la maison, faisant le moins de bruit possible, je me glisse dans le lit où mon amoureuse dort comme une enfant. Le petit bec donné, je m’endors aussitôt.
Quand je me réveille, mon cadran affiche minuit moins une. Mon amoureuse dort paisiblement. Au-delà de la fenêtre, une neige volage descend du ciel. J’ai soif. Je me lève, sors de la chambre, descends l’escalier et rejoins la cuisine où je me verse un grand verre d’eau que je bois tout en regardant par la fenêtre. Soudain, de mon grand érable, une masse sombre chute à travers les branches et s’affale sur le sol immaculé. Que se passe-t-il ? Ai-je rêvé ? C’est trop gros pour un écureuil, un chat ou un chien. De toute manière, les chiens ne grimpent pas aux arbres. Un raton laveur ? Non, la masse est trop grosse. Alors… ? Rien de mieux que d’aller voir. Toujours en pyjama, j’ouvre la porte arrière et m’approche de la chose. Elle se relève. Je me préparais à la poursuivre, mais la créature me fait face.
— Joyeux Noël, docteur Ouellet, me lance-t-elle d’une voix aigüe et nasillarde. Je dois travailler avec toi cette nuit. Après toutes ces années avec ce vieux grincheux, ça fera du bien.
Je ne le vois pas très bien. La blancheur de la neige ne suffit pas à révéler les détails. Il est petit, a l’air déformé avec de longs bras, et des jambes chétives. Il porte un t-shirt étriqué et des bermudas, mais ne semble pas avoir froid. Son visage est mi-humain, mi-animal. Plus ours que renard.
̶ Qui êtes-vous ? Et… que voulez-vous dire par travailler avec vous ? lui demandé-je.
Avec frénésie ̶ il bouge sans cesse, a tout d’un être hyperactif ̶ il fouille dans une poche de son bermuda, en sort une foule d’objets hétéroclites qui s’éparpillent dans la neige, sort enfin un bout de papier chiffonné, le déplie et me le passe. Je lis.
En raison de circonstances incontrôlables, je délègue ma tâche de minuit au docteur Jean-Marc Ouellet.
Han Pedro Friedrich Fitzgerald Hector Noël
̶— C’est bien toi, Jean-Marc Ouellet ? me demande la créature.
̶— Euhhh… Ouais, lui répondis-je en sortant de ma transe dubitative.
— Alors, quoi… ? Moi, c’est Koobi, valeureux et inestimable lutin de monsieur le Père Noël. Ce soir, tu voyages avec moi.
Je n’ai pas le temps de répliquer quoi que ce soit. Me voilà dans une carriole illuminée de milliers de lumières multicolores. Derrière, ondoyant dans les airs, une infinité de wagons portent des millions de paquets décorés. Devant, des centaines de rennes trépignent de la patte, la tête tournée en ma direction, le regard lumineux de la bête heureuse de vivre une nouvelle expérience.
̶— Allez, vous autres, bande de fainéants ! hurla la créature à mes côtés. Il faut partir !
Dans un synchronisme parfait, les têtes rennoises se détournent vers l’avant et s’élancent vers les nuages.
Je me tourne vers le lutin.
̶— Vous n’étiez pas vert tout à l’heure ? lui demandé-je.
̶— Je voyage mieux en rouge, me répond-il sans plus de détails.
Me voilà donc parti vers je ne sais où, en compagnie d’un humanoïde colérique et hyperactif et des centaines de quadrupèdes traînant un train infini de carrioles à cadeaux. Je n’ai pas le temps de poser des questions, l’attelage s’immobilise au-dessus d’une cheminée.
— Tenez, voilà tes premiers présents, me dit Koodi le lutin, maintenant violacé, me tendant deux boîtes enveloppées de papier de circonstance.
̶— Et je suis censé faire quoi maintenant ?
̶— Pfffoouuu… soupire mon irascible compagnon. Bon. OK. Tu sautes dans la cheminée. C’est évident, il me semble !
Quoi répondre à ça ? Suis-je à une bizarrerie près ? Je vais donc sur le bord de la carriole, je prends un grand souffle, me ferme les yeux et saute. Il ne se passe rien. La sonnerie d’une horloge résonne. J’ouvre les yeux, je suis devant un arbre de Noël jouxtant un foyer. Je dépose les deux cadeaux sous l’arbre. Ils sont identifiés. L’un pour Marie-Anne, l’autre pour Charles. Je regarde autour. Sur un tabouret attendent un verre de lait et un biscuit. Je n’y touche pas. Je regarde l’heure indiquée par l’horloge grand-père. Minuit. Je me demande comment je reviens dans la carriole.
̶— Koodi ? murmuré-je.
Instantanément, je me retrouve auprès du lutin hyperactif. Il est orange maintenant.
̶— Bon, tu as enfin compris ? me lance-t-il avec impatience.
̶— Oui, je pense…
̶— As-tu bu le lait et mangé le biscuit ?
̶— Euhhh… non ?
— Ah, c’est pas vrai ! s’écrie le lutin, maintenant jaune. Qui m’a donné un remplaçant aussi insensible ? Comment crois-tu qu’ils vont se sentir, ces pauvres petits, quand ils percevront autant de mépris à leur égard, eux qui voulaient te faire plaisir et te remercier pour les cadeaux ? Hein, comment ?
— …
̶— La prochaine fois, tu prends tout, O.K. ?
̶— O.K., répondis-je, repentant.
Sans plus rien me dire, il invective encore les bêtes qui piaffent devant nous. Chez le voisin, encore une fois, au-dessus de la cheminée, Koodi bourru me tend un cadeau. J’en déduis qu’il n’y aura qu’un seul enfant à réjouir. J’apprends vite. La preuve, je saute tout de suite vers la cheminée. À sa hauteur, instantanément, je me retrouve dans le salon. Là, je repère le sapin décoré, y dépose le cadeau pour William. Avant d’appeler Koodi, j’engloutis le verre de lait – pas de biscuit à cet endroit ̶ puis lorgne l’horloge. Minuit. Encore minuit.
Et la tournée se poursuit, sans relâche, les rennes toujours joyeux, Koodi toujours grognon, et moi, y prenant goût, imaginant la joie des enfants, au matin, lorsqu’ils découvriront leurs étrennes. Je bois le lait, je mange le biscuit et je regarde l’horloge. Minuit. Toujours minuit. Comme si le temps de tous s’était figé dans le temps. Mon temps. À mon retour à la carriole de ma dixième visite, je demande à mon lutin préféré la source du phénomène, du gel du temps.
— Tu n’as jamais entendu parler de la magie de Noël, vous ? me réplique-t-il, en me tendant les cadeaux suivants.
— Euh… bien sûr…
— Alors, on continue !
Et l’on continue, dans une course folle autour du monde. Et partout, il est minuit.
Je devrais être épuisé de tant de mouvement dans ma vie sédentaire, je devrais être repu de tant de lait et de biscuits, je devrais en avoir marre de mon lutin multicolore, or, je déborde d’énergie, j’attends avec impatience le moment de déposer le prochain cadeau, j’ai hâte au prochain verre de lait, au prochain biscuit, et mon compagnon m’est de plus en plus sympathique.
Enfin, nous atteignons la dernière cheminée, celle de ma maison, celle de ma famille. Pour la première fois de la nuit, Koodi sourit. Il me remet les trois derniers cadeaux. Je regarde les étiquettes. Catherine, Marc-Antoine, Jean-Christophe. Mes enfants. Soudain, je suis ému. Des larmes me viennent. Pour la première fois, je placerai moi-même des présents sous notre sapin. D’habitude, mon amoureuse s’en charge. Je regarde Koodi, le lutin grincheux.
̶— Ce fut fabuleux.
Je dépose les paquets sur le siège, et l’étreins avec force. Il se laisse faire un instant puis me repousse doucement.
̶—Je te place premier sur ma liste de remplaçants, docteur, me dit-il, les yeux rougis au sommet de son corps bleu azur.
̶— Tu seras toujours mon lutin préféré que je lui réponds avec le sourire.
̶— Normal, je suis le seul que tu connaisses, mon vieux, me réplique-t-il avec malice.
Je me retourne, m’apprête à m’élancer.
̶— Ah oui, j’oubliais ! Tu es le seul remplaçant qu’on a eu.
Les rennes hennissent en chœur. Je souris et saute.
Le silence règne au salon. L’arbre de Noël trône toujours devant la grande fenêtre. Ses lumières sont éteintes. À l’extérieur, il neige. Je regarde la photo de famille sur le mur. Je suis chez moi, avec ceux que j’aime. À leur tour maintenant. Je vais à la cuisine, y récupère un stylo. Sur l’étiquette de chacun des paquets ornés, sous le nom de mes enfants, je signe en deux mots : Père Noël. Avec délicatesse, je dépose ensuite les cadeaux sous l’arbre, juste à côté de ceux que ma conjointe a déjà placés. L’un après l’autre, je les caresse.
Je regagne mon lit. Mon regard croise les chiffres numériques de mon cadran. Minuit. Toujours minuit.
Au lever du soleil, je m’éveille. Mon amoureuse dort toujours. Je repense à mon rêve. Quelle aventure !
̶— Papa, Maman !
̶— Papa, Maman, le… !
̶— ‘Man, ‘Pa, le p… !
Mes enfants entrent en trombe dans la chambre, sautent sur le lit, les bras chargés d’un cadeau.
̶— Maman, Papa, le Père Noël est venu !
̶— Y nous a laissé un cadeau !
̶— ‘Pa, Man ! ‘Gardez. Des ‘adeaux du Pèr’ Noel ! lance le petit dernier.
Les enfants sont surexcités. Ils rebondissent sur le lit. Mon amoureuse émerge dans la cohue, gronde de sommeil. J’essaie de calmer ma progéniture.
— Tout doux, tout doux, les mousses. Comme ça, vous êtes heureux de vos cadeaux ? Joyeux Noël…
̶— Mais papa ! Tu comprends pas. On a eu un vrai cadeau du vrai Père Noël ! Regarde !
Enseveli par les cris et les petits corps, j’attrape un des cadeaux, celui de ma fille, un paquet que je n’avais pas vu les jours précédents. Intrigué, je lis l’étiquette.
De joyeuses Fêtes à tous !
© Jean-Marc Ouellet 2015
Notice biographique
Jean-Marc Ouellet grandit dans le Bas-du-Fleuve. Médecin-anesthésiologiste depuis 25 ans, il pratique à Québec. Féru de sciences et de littérature, de janvier 2011 à décembre 2012, il a tenu une chronique bimensuelle dans le magazine littéraire électronique Le Chat Qui Louche. En avril 2011, il publie son premier roman, L’homme des jours oubliés, aux Éditions de la Grenouillère, puis un article, Les guerriers, dans le numéro 134 de la revue Moebius. Chroniques d’un seigneur silencieux, son second roman, paraît en décembre 2012 aux Éditions du Chat Qui Louche. En août 2013, il reprend sa chronique bimensuelle au magazine Le Chat Qui Louche.