Interview de Christelle Dabos

Par Lupiot

Haut les cœurs ! Faîtes une haie d'honneur. Allez Vous Faire Lire accueille en effet la merveilleuse Christelle Dabos (ou devrais-je dire DA BOSS (ok je me tais)), qui a très gentiment accepté de tenir le rôle de l'invitée sur le plateau virtuel du blog.

Née en 1980, bercée par la musique classique et les énigmes historiques, Christelle Dabos a toujours bouillonné d'imagination. Ce n'est pourtant que tardivement qu'elle commence à donner corps à son univers en le mettant par écrit. Lorsque d'importants problèmes de santé se manifestent, c'est dans l'écriture qu'elle trouve son cocon et se (re)construit, jetant sur le papier le petit monde brisé d'Ophélie et Thorn, qu'elle partage avec une communauté d'auteurs sur internet. Nous faisons sa connaissance en 2013, lorsqu'elle remporte le Concours du Premier Roman organisé par Gallimard Jeunesse, avec La Passe-miroir, premier tome d'une tétralogie fantastique. Dont nous allons tout de suite parler !

Pour lire la critique du tome 1 de Bunny, c'est ICI.
Pour lire notre critique conjointe et délirante du tome 2, c'est ICI.

Lupiot : Merci infiniment de répondre à mes questions qui, je l'espère, vous donneront l'occasion de partager votre imaginaire. C'est de lui que nous allons parler en premier. Nous sommes nombreux parmi vos fidèles liseurs et liseuses à avoir cru retrouver dans La Passe-miroir l'esprit merveilleux et fantaisiste des animés de Hayao Miyazaki (comme Le château dans le Ciel ou Le Voyage de Chihiro). Mais aussi, plus discrète, l'empreinte à demi effacée d'un petit sorcier à lunettes, ou encore, d'une fillette et son dæmon. Avons-nous rêvé ? Que signifient pour vous les univers de Miyazaki, Rowling et Pullman ?

Christelle Dabos : Ils signifient tellement ! Ce sont toutes des œuvres qui ont laissé une empreinte indélébile sur mon imaginaire. Et je les ai découvertes à la même période, alors que je faisais une timide et hésitante entrée dans ma vie de jeune adulte. Miyazaki a été pour moi une claque visuelle : ces apparences trompeuses, mouvantes, fluctuantes, ce foisonnement de détails, ce rythme qui sait prendre son temps pour poser son atmosphère... je me suis appropriée tout ça. Pour Harry Potter, ce sont les personnages hauts en couleurs et les enquêtes où chaque petit détail, même anodin, est exploité. Et chez Pullman, c'est l'esthétique élégante de son monde et l'ampleur des thèmes abordés. Donc oui, trois fois oui, ce sont des univers qui m'ont énormément influencée.

Lupiot : L'univers d'Ophélie, par certains aspects, est délicieusement désuet. Il sent bon la dentelle poussiéreuse, les trésors de grenier, la magie des brocanteurs. Même les noms de vos personnages sont à la mode rétro (Ophélie, Hector, Roseline, Archibald...). (J'ai adoré cette ambiance, qui frôle le steampunk.) Était-ce prémédité ou spontané ?

Christelle Dabos : Ah, ah, je plaide coupable. J'ai toujours été quelqu'un d'anachronique. À l'école, au collège, au lycée, à la fac, j'étais en décalage perpétuel avec mes camarades de classe : ce n'était même pas une volonté de ma part, je vivais simplement dans un continuum temporel différent. Les vieux objets m'inspirent une tendresse irrésistible. La Belle Époque est une période dont les matières me font rêver : fer forgé, cuivre, velours, verre, acier... Et oui, le Steampunk est un mouvement esthétique que j'ai découvert tardivement et qui me parle énormément. Mais je n'aime pas pour autant m'enfermer dans le carcan d'une seule influence historique : ce qui me plaît, c'est vraiment de mélanger les ambiances, faire cohabiter le baroque et le jazz, l'Antiquité et les temps modernes, etc.

Lupiot : Votre héroïne est une (très) discrète petite perle. Souvent inaudible, toujours maladroite, elle offre un contraste saisissant avec beaucoup de personnages de fiction, notamment dans la littérature adolescente. Pourquoi ce choix ?

Christelle Dabos : Pour être honnête, jusqu'à tout récemment, je connaissais très mal la littérature adolescente contemporaine. Le personnage d'Ophélie ne m'est pas venu pour prendre le contrepied des autres héroïnes. Elle est un reflet (déformé) de ce que je suis, tout simplement. J'ai longtemps eu très, très peur du ridicule, particulièrement pendant mon adolescence. J'ai pris beaucoup de plaisir à doter Ophélie de mes petits travers - la maladresse, les bafouillis, la gaucherie - puis à voir comment elle parvenait à composer avec eux, sans en faire des complexes. Elle m'a aidée à faire la paix avec une vieille peau de moi-même. Ça me touche doublement quand un lecteur me dit qu'il se sent proche d'elle.

Lupiot : Plusieurs de vos personnages sont à la fois glaçants... et attachants. Je pense notamment au Chevalier et à Farouk. Est-ce une dynamique que vous aimez ?

Lupiot : Ophélie et même Thorn, chacun dans son genre (chacun non seulement malhabile, mais aussi un peu tête de mule) ressentent de vives émotions sans savoir les partager ni au bon moment, ni de la bonne façon. Est-ce une ode aux timides, peu présents dans la littérature ?

Christelle Dabos : Je ne l'avais pas réellement défini comme de la timidité, même s'il y a un peu de ça, c'est vrai. J'ai tendance à percevoir Ophélie et Thorn comme deux cœurs en hibernation qui se retrouvent totalement démunis quand soudain ça s'agite " là-dedans ". La dynamique de ce couple est le vrai moteur de l'histoire, même si je ne le mets pas continuellement sur le devant de la scène (au grand dam de certains lecteurs), et c'est pourquoi je me régale en tant qu'auteur d'assister à leur évolution mutuelle et à leurs difficultés pour communiquer.

Christelle Dabos : J'adore les contrastes, les ambiguïtés, les imprévisibilités ! J'aime surtout l'idée que chaque lumière a une part d'ombre et vice-versa. Il m'est arrivé (et il m'arrive encore) de créer des personnages monolithiques qui ont un trait de caractère dominant et qui ne nous montrent jamais rien d'autre, à croire qu'ils ne se résument qu'à ça : c'est une facilité que j'essaie de combattre.

Lupiot : Les Disparus du Clairdelune (nb : le tome 2) nous plonge plus avant dans le mystère du monde d'Ophélie, en touchant à sa mythologie. Derrière les intrigues, on perçoit une toile de fond terrible et fascinante. La série est prévue en 4 tomes. Sommes-nous à mi-chemin exactement de ces révélations, ou bien les aventures d'Ophélie vont-elles s'entremêler encore plus étroitement avec les mythes d'avant la Déchirure, et cet aspect va-t-il prendre de plus en plus d'ampleur ?

Christelle Dabos : Le prologue du tome 1 a déconcerté pas mal de lecteurs qui ne voyaient pas grand rapport entre cette histoire de " Dieu " et les petites intrigues de cour. La vérité est que c'est ça, la véritable histoire de la Passe-miroir. Chacun des tomes va apporter son lot de révélations par rapport à cette " mythologie " et la quête d'Ophélie y sera de plus en plus inextricablement liée.

Lupiot : Je suis menacée par derrière par une hallebarde et un chalumeau, je dois donc de vous poser la question : la rédaction du tome 3 est-elle bien lancée ?

(C'est ma faute, je n'aurais pas dû parler de cette interview, je suis assaillie de toutes parts de lecteurs accro qui s'inquiètent de la date à laquelle ils auront leur prochaine dose...)

Christelle Dabos : Eh, eh, je n'arrête pas de faire du slalom pour éviter de répondre à cette question-là, mais je n'y réchapperai pas éternellement. J'ai actuellement écrit le premier quart du Livre 3, que j'ai enchaîné immédiatement après avoir terminé les corrections du Livre 2. Je laisse à la libre estimation des lecteurs si c'est ce qu'ils entendent par une rédaction " bien lancée " :-)

Lupiot : À quand, à quoi, (à qui ?) feriez-vous remonter votre naissance d'écrivain ? Était-ce inscrit dans votre âme d'enfant ?

Christelle Dabos : Beaucoup d'auteurs avec lesquels je discute se sont découvert très tôt une vocation pour l'écriture. Ça n'a pas été particulièrement mon cas. J'ai écrit quelques poèmes et tenu des journaux (pas du tout) intimes, comme bien des adolescentes, mais voilà, sans plus. Je rêvais beaucoup, énormément, à la folie, mais ça restait à l'intérieur de moi, enfermé à triple tour. C'est vraiment à partir des années fac que j'ai eu LE déclic. Pour la première fois, une amie s'est intéressée à mon petit monde imaginaire et elle a compris bien avant moi que j'étais faite pour écrire. C'est elle qui m'a poussée ! J'ai essayé et soudain, je l'ai ressenti. Le frisson de l'écriture, une fébrilité que je n'avais jamais ressentie. C'est à ce moment-là que tout a vraiment commencé.

Lupiot : Votre langue est d'une grande richesse, votre vocabulaire d'une exactitude millimétrée, et votre ton toujours discrètement humoristique. Quels conseils donneriez-vous aux écrivains en herbe qui aspirent à trouver leur plume ? Avez-vous eu du mal à apprivoiser la vôtre ?

Christelle Dabos : Ça me fait toujours quelque chose quand on me dit ça, car à la base je manquais cruellement de vocabulaire. Je me rappelle qu'à table, pendant les repas de famille de mon adolescence, je décrochais vite des conversations auxquelles je ne comprenais rien. Plus tard, la jeune adulte que j'étais a fait un fameux complexe d'infériorité à l'oral : je n'osais jamais prendre la parole tellement je me sentais creuse. C'est l'écriture qui m'a réconciliée avec le langage. Je me suis mise à consulter le dictionnaire, à chercher des synonymes. Même ma façon de lire a changé : je n'étais plus une spectatrice passive du récit, je me suis intéressée à la façon dont celui-ci était raconté. J'ai noirci des centaines de pages maladroites avec toujours l'impression d'un décalage exaspérant entre l'histoire que j'avais à l'esprit et celle qui prenait naissance sous les mots ! Et petit à petit, à force de faire des erreurs, à force de vagabonder, j'ai appris à me connaître, à écrire d'une façon qui me reflétait enfin. Attention, ce n'est pas du tout un acquis ! Il m'arrive encore de me perdre de vue, de devoir travailler et retravailler des chapitres tant que je ne sens pas que, ENFIN, ça sonne juste. Mon conseil ne peut dont qu'être le suivant : faites des erreurs ! N'ayez pas honte de vos maladresses, de vos échecs, de vos textes avortés, de vos clichés, de vos lourdeurs, de vos lacunes : c'est tout cela qui nous forme !

Lupiot : Vous me semblez très douée dans la technique habile du " buried knife ", qui consiste à laisser traîner des éléments d'intrigue au détour d'une scène anodine, pour les repêcher au moment crucial où PAF ! ils prennent tout leur sens. Dîtes-nous tout, par pitié : vous le faîtes à l'avance, ou vous revenez sur vos pas pour enterrer l'indice ?
( Bunny et moi nous souvenons avec beaucoup d'admiration de l'accident de matelas)

Christelle Dabos : Alors ça, ça me fait tellement, mais TELLEMENT plaisir. C'est une capacité que j'ai admirée chez Rowling où ce sont toujours les petits détails anodins qui finissent par jouer un rôle déterminant dans l'histoire, parfois des centaines de pages plus tard ! À mes débuts, quand j'écrivais, je détestais faire des plans et j'improvisais tout le temps. Quand j'avais une grosse révélation à faire, j'étais incapable de l'anticiper et elle tombait comme un cheveu sur la soupe. Depuis, j'ai accepté l'idée que les plans, ce n'était pas si mal (du moment qu'ils sont assez souples pour s'adapter aux fluctuations de la créativité) et j'ai pris un plaisir inattendu à maîtriser le déroulement de mon récit. Placer ici un détail anecdotique en sachant qu'il jouera un rôle décisif le moment venu, c'est assez jouissif. Et OUI, les matelas, ça m'a fait ricaner toute seule dans mon coin et je suis vraiment heureuse que vous l'ayez relevé !

Lupiot : Nous avons brièvement parlé de quelques influences pour La Passe-miroir. De manière plus générale, quelles rencontres littéraires ou artistiques vous ont marquée et vous accompagnent encore aujourd'hui ?

Christelle Dabos : Alors là, je ne peux que citer Plume d'Argent. C'était à l'origine une petite communauté d'auteurs en ligne que j'ai découverte par hasard quand j'étais malade, en 2008. Sept ans plus tard, ils sont plus que jamais présents dans ma vie. J'ai tellement, mais tellement appris à leur contact. Je me suis littéralement nourrie de leurs histoires, de leur façon d'aborder l'écriture, j'ai partagé leurs joies et leurs souffrances dans la rédaction. La Passe-miroir a grandi avec eux ! J'ai bénéficié d'encouragements et de conseils qui m'ont aidée à progresser. Et ça continue !

Lupiot : Je vais évoquer votre expérience du " Concours du Premier Roman "* qui vous a permis de sauter le pas et devenir un auteur publié. Car, si je comprends bien, le premier livre de la Passe-miroir était depuis quelques temps dans vos tiroirs lorsque ce concours a été annoncé en 2012, et vous a finalement donné l'occasion de tenter l'aventure de l'édition. Ma question porte sur " l'après ", qui a dû être assez vertigineux. Comment avez-vous vécu la publication en librairie, l'arrivée des premières critiques, etc. ? Cela a-t-il changé la relation que vous entreteniez avec votre livre ?

Christelle Dabos : Vertigineux, c'est le mot. J'ai vécu, et je continue de vivre, un ascenseur émotionnel. Parfois, je me sens propulsée vers les nuages, émue par les commentaires que je reçois et je prends un plaisir souverain à rencontrer mes lecteurs à l'occasion des dédicaces. Et parfois, je me sens précipitée vers le bas, vers mes peurs les plus ancrées en moi : peur de décevoir, peur de ne pas être à la hauteur, peur de ne plus faire la différence entre ce que MOI je veux écrire et les attentes, parfois très contradictoires, des lecteurs. Cela a changé mon approche de l'écriture, dans le sens où je suis devenue plus exigeante envers moi-même et que j'ai du mal à lâcher prise, à juste me faire plaisir sans me prendre la tête. Je travaille là-dessus !

Lupiot : Des dires de vos fans, il s'est passé beaucoup trop de temps entre la parution du tome 1 et celle du tome 2.** Avez-vous abordé la rédaction du deuxième tome très différemment de celle du premier ?

Christelle Dabos : Pour moi, ça n'a absolument rien eu de comparable. J'ai écrit le premier tome dans le confort d'un anonymat relatif, mon cercle de lecteurs n'étant constitué que d'amis de confiance. Je l'ai fait à mon rythme, sans penser à l'édition, pour le simple plaisir et pour m'aider à ne pas penser à la maladie.

Christelle Dabos :

Le deuxième tome s'est écrit dans des conditions radicalement différentes. J'ai écrit cette fois pour un lectorat que je ne maîtrisais pas bien et qui avait des attentes plutôt fortes. Mon rythme de rédaction, qui a toujours été lent et méticuleux, est devenu problématique : mon éditeur m'a demandé si je pouvais fixer un délai. On m'a expliqué que plus l'attente était longue et plus je perdais des lecteurs. La pression n'a jamais été monstrueuse, mais elle était bien là et elle a fini par prendre de plus en plus de place en moi.
Plume d'Argent me manquait : de ne plus pouvoir mettre mes textes en ligne et les partager avec mon cercle d'amis-auteurs, ça m'a plus affectée que je ne le pensais. Je pensais que j'étais assez forte, assez mature pour écrire seule devant mon écran, comme une grande. Je me suis trompée. J'ai cessé de prendre du plaisir à écrire, j'avais l'impression de m'enliser dans mon intrigue, je me sentais dans le brouillard. Jusqu'au blocage complet. Plus moyen d'écrire pendant des semaines, des mois. Plus moyen d'en parler sans avoir un nœud à l'estomac et une boule dans la gorge. Quand mon éditeur a réalisé ce qui se passait, il a été compréhensif et m'a proposé de faire un break. À partir de là, j'ai réussi petit à petit à me dénouer, à reprendre l'écriture et surtout, à y éprouver du plaisir !

Lupiot : Si vous deviez résumer votre activité d'écrivain en un gif...

(Le moi qui voudrait écrire vite, vite, vite et le véritable moi)

Lupiot : Merci encore d'avoir pris le temps de partager votre passion et votre étrange monde brisé avec les liseurs et liseuses du net. C'est un grand honneur et un immense plaisir de publier cet entretien !

Christelle Dabos : Merci à toi Lupiot, et à Allez Vous Faire Lire, pour m'avoir si adorablement donné la parole. Que l'écharpe soit avec vous tous !

Lupiot : Tandis que Christelle quitte le plateau virtuel sous une haie d'honneur toute aussi virtuelle pour emprunter la première rose des vents qu'elle croisera, j'aimerais faire entendre tous les applaudissements chaleureux de ses fans, de la blogosphère ou d'ailleurs, qui ont complètement craqué sur son univers enchanteur. Je remercie encore une fois cet auteur, aussi touchante et merveilleuse que son œuvre, Christelle Dabos.

À bientôt pour de nouvelles découvertes,

* Le concours du premier roman évoqué plus haut, organisé par Gallimard Jeunesse en 2012, a été reconduit cette année (2015) pour sa deuxième édition. Les trois finalistes viennent d'être annoncées, au salon de Montreuil, et la grande gagnante (car cette année, toutes les 3 sont des femmes) sera révélée au salon du livre, en mars 2016 !

** Le tome 1 est paru en 2013, le 2 en 2015 : il s'est passé deux ans. Donc non, ce n'est PAS SI LONG. Mais quand on aime, c'est toujours deux ans de trop.
[Ajout de Bunny] Les lecteurs de Harry Potter qui ont dû attendre les tomes (oui oui ça existe), se souviendront de l'attente interminable entre le 4 et le 5. Donc non, pas si long.

Cela dit, si le manque est trop douloureux, vous pouvez jeter un cil dans la direction de notre liste thématique Si vous avez aimé... La Passe-Miroir et, qui sait ? peut-être découvrirez-vous votre prochain coup de cœur.