De Lamia Ziadé, artiste née à Beyrouth en 1968, je connaissais les super petits formats destinés aux enfants dont la publication a été entamée il y a vingt ans aux éditions du Rouergue, "Lola cartable" (avec Patrick Gloux, 1995), "Strip-tease" (1998), "Souliax" (avec Olivier Douzou, 1999), "Rayon beauté" (1999), sans oublier "Dix doigts pour une voix" (avec Patricia Huet, Seuil Jeunesse, 2001). J'avoue ne pas avoir vu passer ses deux premiers albums pour adultes, "L'utilisation maximum de la douceur" (avec Vincent Ravalec, Seuil, 2001) et "Bye Bye Babylone" en 2010 (Denoël).
Mais je me rattrape avec "Ô nuit, Ô mes yeux" (P.O.L., 576 pages), tout juste paru. Une merveille qui vous entraîne en une seconde au siècle dernier au Caire, à Beyrouth, à Damas et à Jérusalem - le livre commence en 1917 et s'achève en 1979. A la recherche de leurs chanteuses célèbres, de tous ceux qui ont aimé, défendu, porté, créé, cette superbe musique de Moyen-Orient. Et, en écho, à la rencontre du cinéma tout juste apparu là-bas. Les textes de Lamia Ziadé, riches et fluides, créent un contact immédiat entre le lecteur et les personnes évoquées, quasi magnétique, ses formidables illustrations à la gouache, quatre cents en tout, souvent d'après des photos anciennes ou des arrêts sur image de vieux films, consolident le lien.
C'est un bon kilo de bonheur absolu, distillé en 125 brefs chapitres, que nous offre l'artiste libanaise vivant à Paris depuis ses dix-huit ans avec ce roman, aussi graphique que vrai. Une énorme fresque historique, foisonnante et incarnée, avec des personnages connus et d'autres pas, partagée avec passion. Avec sans doute un peu de regrets aussi pour ces pays perdus.
"Ô nuit, Ô mes yeux", si le titre sonne un peu étrangement à nos oreilles, c'est parce qu'il emprunte ses mots aux "layalis", ces chansons arabes qui débutent toutes de cette manière. On déguste ces histoires d'un âge d'or de l'art musical et cinématographique dans des nations aujourd'hui dévastées. Des destins incroyables, des vies en liberté, des femmes surtout et quelques hommes extraordinaires qui nous sont contés avec passion. La vie et la mort, l'amour et la trahison, les maris et les amants, les enfants parfois, la bonne société et les paysans, les rivales et les intrigues de palais, pires qu'à Versailles, les voyages lointains et la vie folle, libre, dans ces quatre villes-phares. Les concerts, les cabarets et les débuts du cinéma. Tout le temps, la musique, la chanson, la musique, la chanson. En fil rouge, l'histoire en marche, de plus en plus rapide quand le siècle avance. Un passé malgré tout très proche, il ne faudrait pas l'oublier. Qui ne caresse l'espoir fou qu'en reviennent ses points forts?
Le Caire jusqu'aux années 60, Beyrouth ensuite étaient les villes qui accueillaient, qui applaudissaient les chanteuses arabes. L'auteure-illustratrrice raconte superbement leurs itinéraires de vie et de mort. Asmahan, qui mena une vie inouïe pour une femme au Moyen-Orient, rebelle à l'autorité bête, espionne, Oum Kalthoum évidemment, la voix de l'Egypte dont on découvre la carrière et l'incroyable destin en détails, Samia Gamal, Fayrouz sans oublier quelques chanteurs de sexe masculin qui ont été leurs contemporains. Des chanteuses et des chanteurs qui ont tous fait du cinéma, qui se sont plus ou moins mêlés de la vie politique de leurs pays, emportée par différents événements dont l'Europe n'est jamais éloignée.
L'épais volume est articulé autour des deux chanteuses principales, Asmahan et Oum Kalthoum. Autour d'elles, une foule de personnages de tous les milieux, famille, art, politique... Chaque fois, le petit texte qui raconte l'épisode choisi est suivi de plusieurs dessins qui en précisent les scènes à la manière d'un carnet de croquis: plans larges, vignettes, détails, documents toujours agréablement agencés. Des gouaches de belle qualité qui rappellent l'époque passée, intrigantes aussi quand elles présentent des personnages aux visages blancs, sans nez ni yeux ni bouche. Un travail magnifique et immense qui a nécessité cinq années, dont la dernière à temps plein. La dernière partie du livre est plus triste, Asmahan est morte depuis longtemps, d'autres artistes l'ont suivie, 1967 marque une période de déclin, de défaite, de guerre, Oum Kalthoum vieillit, est malade, heureusement Nasser est encore là. "La fin est très triste", reconnaît Lamia Ziadé. "Même moi, elle me fait pleurer". Une tristesse communicative; moi aussi, j'ai eu les larmes aux yeux. La beauté de la littérature qu'elle soit écrite ou dessinée. Et l'impression d'entendre au loin une chanteuse arabe du siècle passé.
Pour feuilleter le début du livre, c'est ici.
Mais je me rattrape avec "Ô nuit, Ô mes yeux" (P.O.L., 576 pages), tout juste paru. Une merveille qui vous entraîne en une seconde au siècle dernier au Caire, à Beyrouth, à Damas et à Jérusalem - le livre commence en 1917 et s'achève en 1979. A la recherche de leurs chanteuses célèbres, de tous ceux qui ont aimé, défendu, porté, créé, cette superbe musique de Moyen-Orient. Et, en écho, à la rencontre du cinéma tout juste apparu là-bas. Les textes de Lamia Ziadé, riches et fluides, créent un contact immédiat entre le lecteur et les personnes évoquées, quasi magnétique, ses formidables illustrations à la gouache, quatre cents en tout, souvent d'après des photos anciennes ou des arrêts sur image de vieux films, consolident le lien.
C'est un bon kilo de bonheur absolu, distillé en 125 brefs chapitres, que nous offre l'artiste libanaise vivant à Paris depuis ses dix-huit ans avec ce roman, aussi graphique que vrai. Une énorme fresque historique, foisonnante et incarnée, avec des personnages connus et d'autres pas, partagée avec passion. Avec sans doute un peu de regrets aussi pour ces pays perdus.
"Ô nuit, Ô mes yeux", si le titre sonne un peu étrangement à nos oreilles, c'est parce qu'il emprunte ses mots aux "layalis", ces chansons arabes qui débutent toutes de cette manière. On déguste ces histoires d'un âge d'or de l'art musical et cinématographique dans des nations aujourd'hui dévastées. Des destins incroyables, des vies en liberté, des femmes surtout et quelques hommes extraordinaires qui nous sont contés avec passion. La vie et la mort, l'amour et la trahison, les maris et les amants, les enfants parfois, la bonne société et les paysans, les rivales et les intrigues de palais, pires qu'à Versailles, les voyages lointains et la vie folle, libre, dans ces quatre villes-phares. Les concerts, les cabarets et les débuts du cinéma. Tout le temps, la musique, la chanson, la musique, la chanson. En fil rouge, l'histoire en marche, de plus en plus rapide quand le siècle avance. Un passé malgré tout très proche, il ne faudrait pas l'oublier. Qui ne caresse l'espoir fou qu'en reviennent ses points forts?
Asmahan. (c) P.O.L.
Le Caire jusqu'aux années 60, Beyrouth ensuite étaient les villes qui accueillaient, qui applaudissaient les chanteuses arabes. L'auteure-illustratrrice raconte superbement leurs itinéraires de vie et de mort. Asmahan, qui mena une vie inouïe pour une femme au Moyen-Orient, rebelle à l'autorité bête, espionne, Oum Kalthoum évidemment, la voix de l'Egypte dont on découvre la carrière et l'incroyable destin en détails, Samia Gamal, Fayrouz sans oublier quelques chanteurs de sexe masculin qui ont été leurs contemporains. Des chanteuses et des chanteurs qui ont tous fait du cinéma, qui se sont plus ou moins mêlés de la vie politique de leurs pays, emportée par différents événements dont l'Europe n'est jamais éloignée.
Oum Kalthoum. (c) P.O.L.
L'épais volume est articulé autour des deux chanteuses principales, Asmahan et Oum Kalthoum. Autour d'elles, une foule de personnages de tous les milieux, famille, art, politique... Chaque fois, le petit texte qui raconte l'épisode choisi est suivi de plusieurs dessins qui en précisent les scènes à la manière d'un carnet de croquis: plans larges, vignettes, détails, documents toujours agréablement agencés. Des gouaches de belle qualité qui rappellent l'époque passée, intrigantes aussi quand elles présentent des personnages aux visages blancs, sans nez ni yeux ni bouche. Un travail magnifique et immense qui a nécessité cinq années, dont la dernière à temps plein. La dernière partie du livre est plus triste, Asmahan est morte depuis longtemps, d'autres artistes l'ont suivie, 1967 marque une période de déclin, de défaite, de guerre, Oum Kalthoum vieillit, est malade, heureusement Nasser est encore là. "La fin est très triste", reconnaît Lamia Ziadé. "Même moi, elle me fait pleurer". Une tristesse communicative; moi aussi, j'ai eu les larmes aux yeux. La beauté de la littérature qu'elle soit écrite ou dessinée. Et l'impression d'entendre au loin une chanteuse arabe du siècle passé.
Pour feuilleter le début du livre, c'est ici.