"La fin du monde a déjà eu lieu (...) Personne n'a été mis au courant, c'est tout".

J'ai volontairement choisi une citation provocatrice pour ouvrir ce billet, même si elle est peut-être un peu trompeuse... Mais nous y reviendrons. Voici un roman de science-fiction, qui joue sur la gamme de ses différents sous-genres, de l'anticipation jusqu'au space-opera et s'intéresse à différents sujets qui, en ce moment, retiennent l'attention de pas mal de romanciers (dont certains dont nous avons déjà parlé ici). Avec "Ianos, singularité nue", publié aux éditions Mnémos, Olivier Bérenval signe un premier roman choral aux allures de grande fresque existentielle s'étendant sur une vingtaine d'années. C'est dense, un peu ardu quand on est, comme moi, un bonnet d'âne en sciences, mais on se laisse emporter dans cette aventure humaine aux multiples facettes et l'on se dit qu'on pourrait tout à fait faire partie des personnages aux destins bouleversés par un événement déroutant...
monde déjà lieu (...) Personne courant, c'est tout
A l'automne 2027, les membres de la mission lunaire Aleph font une incroyable découverte : un mystérieux phénomène cosmique est apparu aux confins de notre système solaire, quelque part entre Saturne et Jupiter. Aussitôt, l'idée qu'un trou noir soit apparu si près de la Terre est envisagée. Si c'est bien le cas, notre monde est voué à disparaître à plus ou moins brève échéance.
En attendant de pouvoir comprendre, si c'est possible, la nature exacte de ce phénomène extraordinaire, l'inquiétude gagne la Terre et ses habitants. Et vous, que feriez-vous si vous pensiez que vous risquez de disparaître d'ici quelques années ? Tandis que les scientifiques s'affairent, la vie se poursuit pourtant, tant bien que mal, mais pas tout à fait comme si de rien n'était.
Dans le ciel, une expédition spatiale est organisée afin d'aller voir au plus près de quoi il en retourne. Une mission forcément terriblement dangereuse, car les inconnues sont nombreuses et le risque d'être attiré par la singularité doit sérieusement être pris en compte. L'équipage qui ira glaner de précieux renseignements devra donc aussi avoir conscience de cela.
Au sol, les crises, les guerres, les situations susceptibles de créer le chaos n'ont pas ralenti avec l'apparition de la singularité. D'autres phénomènes antérieurs continuent à avoir des conséquences dans le quotidien des humains, sans oublier les basiques émotions qui sont les nôtres, influencent nos existences, nos comportements... Nos choix, aussi.
Au milieu de cette humanité aux prises avec un événement sans précédent qu'elle peine à cerner avec précision, certains destins se dégagent. Des personnages qu'on va suivre sur une plus ou moins longue période, en découvrant comment la présence de la singularité, à la fois si concrète et si abstraite, va jouer dans leur vie, directement ou indirectement.
J'en ai retenu six, deux de plus que sur la quatrième de couverture, et je vais, sans entrer dans les détails, en dresser le portrait en quelques lignes, car ces trois femmes et ces trois hommes sont autant les acteurs de l'intrigue du livre que ses jouets... La maîtrise de leur destin sera sans doute l'enjeu phare de cette histoire dans laquelle ils sont embarqués.
Commençons par Sanjay Matheson. Spationaute, son premier vol dans l'espace date du début des années 2010 et, après cela, il n'a plus jamais vraiment été le même. Comme si, avant même que n'apparaisse la singularité, il se sentait irrésistiblement attiré par l'espace. Marié, père de famille, il n'est pourtant pas heureux. L'opportunité offerte par l'expédition vers la singularité sera une aubaine. Mais aussi un tournant plus important qu'il ne l'imagine.
Janet Austen (eh oui, voilà des parents taquins...) est une jeune et ambitieuse scientifique. C'est elle qui, la première, va remarquer l'apparition de la singularité et va se battre ensuite sans cesse pour qu'on lui reconnaisse la maternité (pas de raison de ne pas féminiser ce mot) de la découverte. Mais, la singularité, qu'elle a baptisé Emma, en hommage à son auguste presque homonyme, va devenir une véritable obsession qui va passer avant tout et avaler toute son existence.
Nathalie Bilodeau est elle aussi une scientifique de talent. Cette Québécoise fait partie de la mission lunaire Aleph, comme Janet Austen, et nourrit l'ambition de démontrer qu'il y a bien eu de l'eau sur la lune, même à une époque lointaine. Sûre d'elle, elle est certaine d'avoir mis le doigt sur quelque chose d'immense quand apparaît la singularité. Un coup terrible pour elle. Mais elle va connaître un destin extraordinaire, sans aucun rapport avec celui qu'elle espérait.
Joshua De Pauw est le fondateur d'un mouvement spiritualiste qui ne cesse de gagner en audience à travers le monde. Nouvelle religion pour les uns, véritable secte pour les autres, ce Mouvement, puisque c'est ainsi qu'on l'appelle le plus souvent, est un vrai trust. L'image est une des clés de cette réussite, plus encore que le message spirituel qu'il transmet, et De Pauw, figure charismatique, reste un mystère, tout comme ses véritables ambitions...
Maria Argento est le bras droit de Joshua De Pauw. Lobbyiste, responsable de la communication du Mouvement, porte-parole de son leader, c'est une femme d'une grande beauté et possédant une vrai autorité. Plus De Pauw se fait discret, plus elle est mise sur le devant de la scène, incarnant autant que lui le Mouvement. Elle est incontournable : qui veut parler du Mouvement doit passer par elle.
Thomas Lansky est journaliste. Son créneau, c'est le life style : des critiques gastronomiques, des reportages façons "Architectural Digest", de la déco, du bien-être, des portraits de personnalités in vivo... Il sait qu'il n'aura jamais la carrière de Woodward et Bernstein et, lorsqu'il se penche sur le Mouvement, dont la popularité croissante l'intrigue mais ne le fascine pas, c'est par le petit bout de la lorgnette qu'il va se pencher sur la question...
"Ianos, singularité nue" n'est pas seulement un roman choral, dans lequel ces six personnages et d'autres autour d'eux, évoluent et connaissent des aventures et des revers de fortune, mais aussi un livre assez atypique. Sa construction très atomisée, ne respectant pas la chronologie (soyez vraiment attentifs aux dates des débuts de chapitre), passant de la Terre à l'espace sans transition, proposant des scènes dont on ne voit pas d'emblée le lien avec le reste, tout cela en fait une espèce d'OVNI.
Mais, c'est aussi ce qui fait la densité de ce livre, mêlant la quête scientifique visant à comprendre ce qu'est la singularité qui va nous entraîner dans un space-opera mouvementé, et un thriller d'anticipation aux accents métaphysiques, vite rattrapés par les basses contingences matérialistes qui animent chaque être humain.
Plus j'avançais dans "Ianos, singularité nue", plus je pensais à un autre roman (également publié chez Mnémos, d'ailleurs) dont nous avons parlé plus tôt dans l'année : "Thinking Eternity", de Raphaël Granier de Cassagnac. Les deux histoires sont très différentes, et pourtant, les passerelles entre elles sont nombreuses, les thématiques communes aussi.
Science et religion, fanatisme et folie des grandeurs, rêves et réalité, technologie en développement, intelligence artificielle, transhumanisme, tout cela est présent aussi bien dans le roman d'Olivier Bérenval que dans celui de Raphaël Granier de Cassagnac, preuve que cette génération montante de romanciers est interpellée par des thèmes voisins.
Tiens, un exemple qui montre que l'imaginaire de ces hommes et de ces femmes qui nous parlent du futur est vite rattrapé par la réalité. Voilà plusieurs jours que j'ai fini la lecture de "Ianos, singularité nue". Le temps, l'envie, la flemme ont fait que j'ai pris mon temps avant de m'attaquer à ce billet. Et, ces derniers jours, je vois passer un article évoquant la puissance du nouvel ordinateur quantique sur lequel travaille Google.
Etrange impression de déjà lu, car beaucoup de choses, dans le roman d'Olivier Bérenval, tournent justement autour d'un ordinateur quantique. Je n'entre pas dans le détail, je risquerai de dévoiler certains éléments de l'histoire qu'il faut découvrir au fur et à mesure. Mais, cela fait partie de ces coïncidences qui marquent un lecteur, alors que les deux machines n'ont peut-être, au final, pas grand-chose à voir...
Je suis un rêveur, pas un scientifique. Je ne suis pas capable de vous démontrer par a+b que ce que dit Bérenval dans son livre est plausible ou, au contraire, que cela relève de l'imagination pure. Et peut-être cela n'a-t-il pas grande importance, finalement. Car les enjeux d'un livre comme "Ianos, singularité nue" sont certainement ailleurs que dans d'hypothétiques controverses scientifiques me passant à 36000 kilomètres au-dessus de la tête.
Pour moi, ce livre est une sorte de fable qu'il faut lire en étant attentif à tous les éléments qui nous sont donnés. Bien sûr, on se focalise, et c'est bien naturel, sur ce phénomène cosmique. On frémit à l'hypothèse du trou noir, on se demande ce que cela peut cacher ou révéler d'autre, on tremble aux côtés des membres de la mission chargée de l'examiner au plus près...
Mais, dans le même temps, on doit rester en alerte à ce qui se passe sur un terrain que l'on connaît mieux, dont on maîtrise le cadre : notre bon vieux caillou, notre bonne vieille terre. Avec habileté, sans avoir l'air d'y toucher, Olivier Bérenval distille des informations au compte-gouttes. Rien n'est anodin, mais lorsque l'attention est irrésistiblement attiré par cette "étoile mystérieuse", peut-être minimise-t-on des situations sérieuses.
On s'émerveille devant ce que l'on croise si loin de nous, à l'autre bout d'un système solaire potentiellement menacé, on s'en inquiète aussi, car ce qui apparaît, nimbé de mystères et d'interrogations autant philosophiques que scientifiques, a des aspects effrayants. Et l'on voit à l'oeuvre d'autres forces, bien humaines, qui ont de quoi inquiéter tout autant, si ce n'est plus...
Voilà la morale de la fable, telle que je la vois : rien, même ce qu'il y a de plus extraordinaire, n'est plus dangereux pour l'humanité que l'humanité elle-même... Rien n'y fait, pas même cette singularité inopinément apparue dans notre champ de vision (très large, le champ, mais bon...), avant comme après la date fatidique, les réels périls sont 100% terrestres.
Vous vous doutez bien que "Ianos, singularité nue" réserve bien des surprises au lecteur, en particulier dans sa partie spatiale. Les découvertes sont diverses et je dois dire que toutes viennent mettre en marche notre imaginaire. Ce que révèle la singularité devrait vous impressionner mais aussi vous faire réfléchir. A ce que nous sommes, face à ce grand univers... Et plus encore.
Olivier Bérenval a su allier un imaginaire foisonnant et des réflexions profondes sur le monde tel qu'il est, tel qu'il va. Il y a ajouté aussi des touches plus personnelles, nourries par ses propres expériences professionnelles. Un simple coup d'oeil à sa courte bio sur le site de son éditeur, et l'on mesure la part que prend cette dimension...
"Ianos, singularité nue" est un premier roman impressionnant par son ambition et l'ampleur qu'a su lui donner Olivier Bérenval. On est surpris de voir démarrer le livre autant en amont par rapport à l'apparition de la singularité, de découvrir ces histoires dont les liens entre elles sont peu évidents, ces destins si différents et éloignés, avant de voir tout s'ordonner petit à petit, et chacun prendre sa place.
Idem pour le lecteur, car je suis certain que, quels que soient ses centres d'intérêt littéraires, chacun trouvera son compte à cette lecture, au sein des diverses strates qui composent ce roman. Il y a beaucoup à prendre dans ce livre, véritablement dans l'air du temps, où la science-fiction remplit parfaitement son rôle de lanceur d'alerte.