Persuasion - Jane Austen *****

Par Philisine Cave
Pas facile de se résoudre à réduire ses dépenses lorsqu'on a une haute opinion de soi-même et surtout un rang social à tenir. C'est l'amère expérience que doit vivre le baronnet, Monsieur Eliott. Flanqué de son aînée Elizabeth aussi écervelée que son père, il accepte avec difficulté de louer son domaine de Kellynch pour débarquer à Bath en tant que locataire. Toujours désireux de festoyer plus que de raison et de paraître en bonne société, il en oublierait presque d'y convier sa cadette, Anne, célibataire de 28 ans, celle qui le gêne par son esprit vif, quoique trop conciliant. Heureusement, la marraine de cette dernière, Lady Russell, veille au grain et au bien-être de sa protégée. Mais la proximité familiale des nouveaux locataires de Kellynch avec l'ancien amoureux d'Anne, l'amiral Frederick Wentworth (dont elle prit une part très active dans la rupture des fiançailles) ne la tranquillise qu'à moitié, même huit ans après. Persuasion est certainement le roman le plus intime de Jane Austen et d'une certaine façon, sa émancipation, son affranchissement littéraire du statut de "fille de". Tout comme Anne Eliott, elle a vécu un amour de jeunesse (Thomas Langlois Lefroy) que la famille éloigna de la future et illustre écrivaine pour cause de mésalliance. Si, lui, fit sa vie ailleurs (en Irlande), Jane Austen ne connut pas le bonheur marital. Publié à titre posthume, Persuasion est un joli pied de nez au destin. Contrairement à son auteure, Anne revoit son ancien amoureux, plus distant que jamais, bien décidé à fonder une famille et à narguer son ex, maintenant que les vents lui ont été favorables (normal pour un marin, me direz-vous).  
Mais au-delà des sentiments, Persuasion est un véritable pamphlet contre la petite noblesse de province qui défend plus une stature historique, complètement anachronique en raison de sa déchéance économique. Le père d'Anne, Sir Walter Eliott, vieux coq ridicule, est entouré de deux cocottes aussi cupides que stupides (Elizabeth et la veuve Madame Clay). Il s'illusionne de son passé prestigieux, en ressassant les états familiaux confiés dans le livre d'or qu'il consulte régulièrement, méprise les gens de peu et surtout les marins qui peuvent accéder aux honneurs grâce à leurs faits d'armes. Insupportable conservateur, aussi beau que snob (sans noblesse de cœur), il représente le passé et d'une certaine façon Frederick le futur, celui d'une société en mouvement, prête à redistribuer les cartes, célébrant davantage le courage que l'héritage. Il y aussi cette jolie bascule dans le couple Anne-Frederick : huit ans auparavant, elle aisé - lui, sans un sou ; maintenant elle, en économie de moyens - lui, fortuné et toujours aussi seyant.
Tout est très beau dans ce roman qui m'a touchée en plein cœur. Le volet politique m'a enthousiasmée : j'ai trouvé la caricature du père et celle d'Elizabeth (et de la benjamine Mary aussi) très bien faites. On les voit perfides et crachant leur venin sur les sans-titre (lire la colère hallucinante de Sir Eliott apprenant la visite d'Anne à son amie Madane Smith, qui saura apprécier et renvoyer ce gage d'attachement et de fidélité), on les découvre courbant l'échine devant une cousine plus royale que la reine. Il y a chez eux, toute l'arrogance des arrivistes, toute la bêtise aussi. Du côté de l'amirauté, représentée donc par Frederick, son beau-frère Monsieur Croft, ses amis Harville et Benwick, il  y a le sens du devoir et la modestie des nouvelles fortunes acquises à la sueur du front. Deux mondes en collision : l'un va aspirer l'autre, même si quelques résidus perdurent (la société des privilèges n'a guère disparu, ce serait utopique de le penser).
Comme dans les autres romans de Jane Austen (Orgueil et préjugés ou Northanger abbey), les personnages secondaires excellent, les histoires d'amour et les coups de théâtre se succèdent, les dialogues et le scénario sont pertinents  : on ne s'ennuie pas un instant. Beaucoup mentent et jouent avec les sentiments d'autrui. Il y a surtout un couple, juste magistral et émouvant de sensibilité. Anne va cheminer et c'est peut-être là, le plus beau sillon qu'a creusé Jane Austen
Éditions archi-poche
Énorme merci à Monsieur Laurent, notre ex-ICB tant regretté, pour ce très très beau cadeau : j'ai dévoré le livre.