Il fut un temps où les rayons librairies consacrés aux comics étaient beaucoup moins fournis qu'aujourd'hui. Durant nos jeunes années, quand il fallait compter sur Lug, puis Semic, pour lire du Marvel en français, c'était en kiosque qu'il fallait se rendre, et nulle part ailleurs. Mais au début des années 90 les lecteurs se virent proposer une nouvelle initiative fort intéressante. Des albums par souscription, classés dans une catégorie nommée "privilège". Un peu cher pour les temps qui couraient alors, mais une opportunité unique pour lire des récits qui seraient passés à la trappe sans cette idée. Ainsi, le second album privilège est consacré à Nick Fury, le grand chef du contre-espionnage américain, à savoir l'organisation du Shield. Nick découvre tout au long de 288 pages magistrales, dans Nick Fury Vs The Shield, que la corruption et la traîtrise ont gagné son institution et en ont fait un nid de vipères qui n'attendent que la bonne opportunité pour mordre. Tout commence lorsque le borgne au cigare intervient pour récupérer le réacteur nucléaire en fusion de son héliporteur, qui a été saboté et abattu par des agents doubles. Déjà à l'époque ce gros engin commençait sa longue carrière d'objet volant à tendance au désastre. Je crois avoir compté, en plus de trente-cinq ans de lecture, au moins une bonne cinquantaine de catastrophes dans le genre. Nick parvient à éviter le pire, mais durant l'opération il perd un agent qui lui était proche, et le peu de confiance qui subsistait en ses supérieurs hiérarchiques. En effet, il a découvert en parallèle que la compagnie Roxxon possède des codes ultra confidentiels réservés au Shield, et que le réacteur qui a finit sa course entre de mauvaises mains, est finalement remis et exploité par cette multinationale rebelle. Pire encore, voilà que ses supérieurs se retournent contre lui, mettent en doute son témoignage, et que ses alliés au sein du Shield déposent contre lui. Une conspiration diabolique qui vise à l'écarter de toutes responsabilités, à première vue. Bien pire en réalité, car ce qui se trame est un complot contre l'humanité.En apparence ce récit à tout de l'aventure d'espionnage, avec son lot de révélations et de machinations patiemment mises au point dans les arcanes secrètes des hautes sphères inatteignables. C'est en partie vrai, mais pas seulement. Car le lecteur est bien vite emmené vers d'autres cieux, comme un discours sur la nature, l'essence même de ce que peut être un humain. Le Shield est en effet parvenu à mettre au point une technologie permettant de dupliquer les individus tombés au champ de bataille, et ces derniers peuvent de la sorte vaincre l'âge et les rigueurs du temps qui passe. Une jeunesse éternelle, acquise grâce à la technologie, mais aussi une perte progressive de toutes sensations, émotions, souvenirs intimes. L'homme devient un androïde agissant et ultra ressemblant, mais de son humanité, il ne reste plus qu'une enveloppe vide, désincarnée. Autour de cette duplication digne d'un bon film de science-fiction, nous découvrons l'existence d'un culte religieux qui bannit et extermine ceux qui n'acceptent pas ses dogmes. Bob Harras travaille sur la durée, et il parvient à recycler aisément tous les poncifs et les attentes du genre, pour donner un sens et une direction au Shield, qu'il faut dissoudre pour ranimer. L'organisation avait finit par s'enliser dans des combats répétitifs contre les pseudos nazis de l'Hydra, durant les années 80, et avait elle aussi démontré que son modus operandi n'avait rien de démocratique ou libertaire. L'explication est offerte dans ces pages, où il est prouvé que le Shield était depuis trop longtemps rongé par un ver, et destiné à devenir l'ennemi même de l'humanité. Avec plaisir, nous suivons Nick Fury mais aussi Dum Dum Dugan, la Contesse Valentina de La Fontaine, Peter Gyrich, Madame Hydra, et tous ces personnages qui ont bercé nos jeunes années de lecture, et restent plus pertinents et crédibles que le Fury actuel, pompé à toute hâte sur le rôle de Samuel Jackson au cinéma. Au dessin, Paul Neary donne dans la simplicité, avec des pages ultra lisibles et qui ont pourtant un quelque chose, dans certaines poses, dans le look des agents et dans l'armement proposé, qui puise son inspiration du coté de la grande époque de Jim Steranko. La finition dans nombre de planches n'est pas excellente, mais globalement c'est une prestation sérieuse et surtout cohérente, qui évite de faire de l'esbrouffe inutile. Neary n'est pas un génie ni un maître, mais il assure son job sans paraître ridicule. Ce qui n'est pas toujours le cas des dialogues; ils sont parfois trop plat, et qui plus est traduit en vf par la redoutable Geneviève Coulomb, spécialiste s'il en fut du langage fleuri titi parisien qui détonne plus encore dans la bouche de super-héros américains. Le genre de parution qui garde, avec les années, un fort capital sympathie basé sur une nostalgie évidente, mais qui risquerait fort de dérouter nombre de nouveaux lecteurs, que ce genre de rouages basiques laisseraient sur leur faim. Un vrai plongeon dans les eighties, en somme. A lire aussi : David Hasselhoff dans le rôle de Nick Fury!