POWERS Richard
(Cherche Midi)
Le roman. Celui que le Lecteur installe d'emblée parmi la vingtaine d'ouvrages qui provoquèrent en lui des séismes, ceux vers lesquels il revient de temps à autre, qui constituent l'univers très personnel de ses flamboyantes rencontres littéraires. Un choc. Auquel il ne s'était pas préparé.
" C'est un beau piano, meilleur que tous ceux que tu as possédés. Tu essaies quelques accords. Ils sonnent comme le plus radieux des avenirs. Tes doigts disent : Mon amour, ne donnons pas à la tristesse plus de territoire. Ils se rappellent quelque chose, tes doigts, une chanson que tu as écrite pour sa mère, dans le temps, à la suite d'un défi. Après quelques faux pas, elle revient. Ressuscitée. " Une vie qui revient, après quelques faux pas. Celle de Peter Ells. A cheval sur deux incertitudes : la chimie et la musique. La chimie vers laquelle se destinait le jeune étudiant. La musique qui sera le fil de son existence. Venu à la composition en ces années, les années soixante, où rien ne paraît impossible. Portant en lui les souffles de la modernité, de Messiaen à Schönberg, de Varèse à Cage. Assimilant les musiques qui naissent au cours de ces années-là. Indifférent aux modes. Peter Ells compose. Le succès ne l'intéresse pas. Il cherche à donner corps aux œuvres que le monde dans lequel il vit lui laisse entendre, qu'il est le seul à décrypter. Bien que ce monde fût déjà celui des guerres, celui de tous les dérèglements. " Chaque analyse certifiait que le dernier chant s'achevait sur une consolation d'outre-tombe. Lui savait que non, sans l'ombre d'un doute. Quelque chose de plus se produisait dans ces ultimes mesures, et pour l'entendre, il suffisait d'écouter. "
Donc la musique. Seule capable d'englober et d'universaliser cette écoute du monde. Sauf que les marchands ont peu à peu envahi le temple, que le mercantilisme s'est insinué partout, qu'il pervertit tout. Peter Ells dès le début des années soixante-dix refuse tout compromis avec ce système-là. Il se retire et vit de ses rentes ainsi que de ses modestes activités d'enseignant. Quasiment en rupture avec tout. Femme. Enfant. Amis. " ... il devait apprendre de Thomas Mann cette vérité : l'art était un combat, une lutte éreintante. Et il était impossible de rester longtemps en forme. La musique n'avait pour but de nous apprendre à aimer. Elle nous apprenait quoi renier et quand le renier. " Impossible pour le Lecteur de résumer cet exceptionnel roman. Sauf à le trahir, ce qu'il s'interdit.
Lorsque durant les premières années de ce nouveau siècle, Peter Ells se lance dans la génétique, ce n'est pas pour se renier. Avec les moyens du bord, il conduit des expériences qui s'apparentent à la découverte de cette science. Mais via l'ADN et les bactéries, c'est encore la musique qu'il tente d'intégrer avec l'espoir de lui conférer une sorte d'éternité. " Quelque part, enfouis dans les milliards de paires de bases de ces millions d'espèces, devaient se trouver des chants encodés, des séquences qui s'adressaient à tous les événements que Peter avait un jour traversés. Une musique pour laquelle abandonner femme et enfant. Le rondo d'une amitié qui avait mal tourné. Des chants d'ermite. Des chants d'amour, d'ambition, de trahison, d'échec et de repentir. Et même le cantique du soir d'un chimiste en retraite dont le seul regret était de vivre si loin de ses petits-enfants. "
Le roman l'attend. Le Lecteur n'a pas encore tout exploré. Il y reviendra. Il s'arrêtera. Peter Ells lui parle comme rarement les personnages d'autres romans se sont adressés à lui. " Orfeo " n'est pas destiné à l'anonymat de ces espaces de confinement appelés " bibliothèques ". C'est le roman d'aujourd'hui, celui de l'impérieuse nécessité qui éclaire et illumine. " Il veut lui dire : accrochez-vous à ce que vous savez aujourd'hui. Ne vous laissez jamais persuader de quoi que ce soit. Etudiez votre faim et les moyens de la nourrir. Fiez-vous à tous les sons qui vous remuent les tripes. Ecrivez au rythme des premières amours, des deuxièmes chances, des attaques aériennes de l'indignation, de l'hideux et de l'hilarant, du consentement sans réserve et du refus catégorique. Composez l'âpre musique des marges bohèmes, des tristes cabanes de l'expropriation, froide à l'équateur et fluide au pôle. Mettez des sons sur le bruit que font les anges au bout d'une nuit d'orgie. Tout ce qui prolonge le jour, tout ce qui vous aide à traverser la nuit. Fabriquez la musique dont vous avez besoin car, avant peu, le besoin s'éteindra. Que vos progressions prédisent la fin du temps et rappellent les morts comme s'ils étaient encore là. Car ils le sont. "