Voilà une citation-titre qui place la barre très haut, non ? Mais de quoi parle-t-on, exactement ? Eh bien, d'un moment très particulier de l'histoire de notre pays, quand le gouvernement, déjà décentralisé à Vichy, se retrouve sur la route de l'exil pour élire domicile sur le sol de son occupant... A lire cette phrase, on mesure déjà le côté ubuesque de la situation que nous allons évoquer. Suivons Pierre Assouline dans cet étrange séjour à "Sigmaringen" (désormais disponible en poche chez Folio), dans un décor digne d'un conte de fées à la sauce Disney pour une tragi-comédie made in France dans une ambiance de fin de règne pourrissant. Une étonnante galerie de personnages, entre défiance, haines et rivalités, mais aussi un regard sur deux nations à la croisée des chemins, la France et l'Allemagne. Le tout, vu à travers une lorgnette originale : celle d'un majordome.
C'est la fin du mois d'août 1944. La famille princière de Hohenzollern reçoit une bien désagréable visite : si, jusque-là, leur enclave en pays souabe avait quasiment vécu en marge de la guerre et même, du nazisme, la voilà brutalement rattrapée. Princes et princesses sont littéralement expropriés : ils vont devoir quitter leur féerique demeure pour une autre plus modeste, à quelques kilomètres de là.
La raison de ce déménagement ? L'arrivée imminente à Sigmaringen du Maréchal Pétain et du gouvernement français établi à Vichy depuis le début de l'Occupation allemande. Mais, le vent a tourné, les Alliés ont débarqué quelques mois plus tôt en Normandie et gagnent régulièrement du terrain. Paris vient d'être libérée et le régime collaborationniste vacille.
Si le pouvoir nazi demande aux Hohenzollern d'aller voir ailleurs s'ils y sont, c'est pour faire place nette afin d'accueillir un gouvernement qui, déjà en exil sur son propre territoire, se retrouve, chose inconcevable, obligé de trouver refuge chez son occupant... Le château de Sigmaringen et ses 383 pièces seront un refuge parfait pour cette administration en pleine débandade.
Voilà comment, en cette fin d'été, débarquent à Sigmaringen Philippe Pétain et madame, Pierre Laval et ses ministres, bientôt rejoint par tous leurs partisans, enfin, ceux qui restent, et qui vont investir cette paisible cité, jusqu'à en faire une enclave française, au grand dam des Allemands qui ne se sentent plus chez eux...
Au château, la délégation française est accueillie avec un enthousiasme mesuré mais un professionnalisme entier par le personnel travaillant habituellement pour les Hohenzollern. A leur tête, Julius Stein, fils et petit-fils de majordome, qui semble faire partie de la maison autant que les meubles, nombreux, qui la décorent.
Ne voyez pas de mal à cette comparaison, mais ce Julius est en quelque sorte le garant de ce que représente le château de Sigmaringen en l'absence de ses propriétaires légitimes. Il est le maître de maison et veille au respect du patrimoine autant que des convenances. Quoi que lui inspirent ses nouveaux locataires, cela n'entre pas en ligne de compte : le service, c'est le service.
Flanquée d'une jeune femme, Mlle Wolfermann, qui occupe le même rôle à la tête du personnel français, Julius dois donc maintenir le standing des lieux dans des conditions pas évidentes. Et pas seulement parce que les nouveaux occupants du château n'ont pas grand-chose à voir avec la haute aristocratie prussienne, mais aussi parce qu'il faut jongler avec les clans qui se forment.
Le régime de Vichy est en miette et ça se voit : Pétain fait bande à part, logeant dans son Olympe, tout en haut du château et jouant les Arlésiennes, Laval se languit de sa campagne et les ministres s'envoient des vacheries à fleurets pas vraiment mouchetés. Au point que les Allemands ont fini par créer deux catégories qui, telles l'huile et le vinaigre, ne se mélangent jamais.
D'un côté, ceux qui continuent à faire comme si ce gouvernement fantoche avait encore une quelconque autorité sur quoi que ce soit, "les actifs", de l'autre, ceux qui se sont résignés à renoncer à l'action, "les passifs". Pour Julius et son équipe, cela demande des trésors d'ingéniosité pour que les uns et les autres ne se croisent jamais, chacun ses escaliers, ses bureaux, son service à table, etc.
Dans ce château, en vase clos ou presque, c'est la soupe à la grimace du matin au soir, en attendant les informations pouvant laisser espérer une issue pas trop défavorables. Mais, au fil des mois, il se confirme que le Reich, dernier fil à aider ces pantins à tenir debout, s'effrite sous les pressions conjuguées des Soviétiques d'un côté, des Américains, de l'autre.
"Sigmaringen", c'est la chronique de ces six mois d'exil des derniers mohicans de la collaboration. Dans le château, scène principale du livre, mais aussi dans toute la ville, une partie des Français vivant comme elle peut, dans les hôtels ou les maisons louées pour l'occasion. C'est le cas de Céline, par exemple, dont la verve et l'acidité font mouche lorsqu'on le croise.
Indépendamment des faits, de l'atmosphère incroyablement tendue qui règne sur le château, le roman repose évidemment sur le regard neutre, distancié, de Julius Stein. Impossible de ne pas songer, en l'imaginant, au personnage incarné par Anthony Hopkins dans "les Vestiges du jour" (d'ailleurs cité en annexe).
Que pense Julius ? Eh bien, ce n'est pas son boulot, de penser, d'avoir un avis. Non, son job, c'est que tout se passe du mieux possible. Il est partout, l'huile qui fait tourner les rouages sans que ça grince ou que ça coince. L'autorité ultime qui veille au confort des habitants du château. Pour le reste, ça le regarde et son avis, s'il en a un, il le garde pour lui.
Un avis qui transparaît toutefois peu à peu, puisque c'est par son regard que l'on observe ces Français, sans gêne, sans éducation parfois, se prenant pour la plupart pour ce qu'ils ne sont pas, affectant d'être des gens du grand monde quand ils ne sont que des arrivistes déconnectés de la réalité. Si Julius s'agace, il n'en laisse rien paraître, mais ne concède rien.
Une scène me revient à l'esprit : un concert, pour Noël, dans l'une des galeries du château. Traditionnellement, le personnel peut assister à ces manifestations, mais cela n'a pas l'heur de plaire à certains ministres français qui hèlent Julius pour que les domestiques soient chassés. Refus poli, insistance agaçante... Et Julius finit au milieu des siens, faisant bloc contre l'ingratitude et l'irrespect.
Juste, mais sévère. Julius mène le personnel placé sous ses ordres à la baguette et aucun relâchement n'est toléré. Au cours de ces six mois, il peine un peu, parce qu'il doit faire avec le personnel français, manifestement peu habitué au fonctionnement d'une grande maison comme celle des Hohenzollern, et aussi au personnel allemand venu en renfort pour pallier les absences et qui n'a pas eu la formation requise.
Bref, Julius se démultiplie, loin de l'habituelle routine qui semble avoir traversé les siècles sans aucun cahot. D'un côté, des hôtes pas faciles à servir et qui se moquent comme d'une guigne de ceux qui les servent, de l'autre, une équipe moins bien rodée qu'à l'ordinaire, qu'il faut sans cesse surveiller, cornaquer, remettre à sa place, etc.
Mais, d'abord figure hiératique, Julius va petit à petit fendre l'armure, en tout cas pour le lecteur. Et l'on va en apprendre plus sur lui, sa vie, sa personnalité profonde... Et ce personnage singulier, auquel on s'attache, mais avec distance, va, d'un seul coup, prendre une toute autre dimension pour nous offrir des facettes fortes, touchantes, aux antipodes de son personnage froid et raide de majordome.
A travers lui, on visite aussi bien l'incroyable château de Sigmaringen, dont l'architecture semble pour le moins... complexe (ne vous y aventurez pas sans plan ou guide, vous risqueriez de ne jamais retrouver votre chemin !), et l'on regarde ce gouvernement déglingué jeter ses derniers feux et attendant que tombe un verdict qui leur apparaît de plus en plus défavorable...
Quand j'ai attaqué ce livre, je pensais trouver plus de points communs avec un des précédents livres de Pierre Assouline, "Lutétia". Or, "Sigmaringen" est un véritable roman historique, avec le parti pris de la narration vue par Julius et l'auteur peut alors se permettre de raconter cet épisode historique avec une certaine ironie, puisant dans une abondante bibliographie nombre d'anecdotes aussi croustillantes que consternantes.
Toutefois, malgré l'unité de lieu que représente Sigmaringen, même si on se concentre sur le regard d'un homme qui se fond parfois dans le décor parce que sa fonction l'exige, le roman de Pierre Assouline n'oublie pas de nous parler de la France et de l'Allemagne, en cette fin de deuxième guerre mondiale.
De la France, nous n'y revenons pas, on a l'image de cette clique désolante, se bouffant le nez à la moindre occasion, affichant ses mesquines ambitions pour les uns, son défaitisme tranquille pour les autres. Que dire de ceux qui croient encore, à ce moment, que Hitler pourra inverser la situation, remettre les Américains à la mer, renvoyer les Russes derrière leur frontière et remettre Vichy à la tête de la France ?
Pour autant, on évoque aussi l'Allemagne. Le choix de Sigmaringen est très intéressant. Comme je l'ai dit plus haut, la région a été relativement épargnée par la guerre. Est-ce le château, on se croirait presque hors du temps, au début, en tout cas. Mais l'étau se resserre, en témoigne les dernières vagues de mobilisation se déroulant alors que les Français sont là. Dernières forces à jeter dans une bataille quasiment perdue.
Ca, c'est pour le constat sur le présent. On peut aussi évoquer l'Allemagne nazie depuis l'avènement de Hitler, là encore à travers le regard de Julius. Sur son cas personnel, je ne vais rien dire ici, car c'est l'un des éléments qu'on découvre dans la dernières partie du livre et il faut la laisser dans l'ombre, mais elle offre des pistes passionnantes de réflexion, à travers un point de vue assez original.
Mais, puisque nous sommes chez les Hohenzollern, dynastie séculaire, c'est aussi l'occasion de parler de l'aristocratie allemande face au nazisme. On retrouve d'ailleurs la notion de service, chère à Julius. Un service différent, celui des armes. Mais on comprend aussi, à quelques exceptions près, que l'avènement de Hitler et de ses sbires n'a pas ravi les vieilles familles prussiennes, plus que modérées sur la question (c'est mieux expliqué dans le livre, rassurez-vous !).
"Sigmaringen" est un roman passionnant, parce qu'il s'intéresse à cette parenthèse désenchantée et absurde de la fin du régime de Vichy. Sur le sujet, j'avais bien lu "la dignité des psychopathes", de Frédéric Paulin (désormais disponible en numérique chez Multivers Editions), mais c'était sensiblement différent, dans le fond et la forme.
Ici, on a bien sûr la dimension historique pure, la mise en forme romanesque des témoignages directs et indirects sur le sujet, et c'est habilement fait, mais aussi, ce point de vue très original et très intéressant qu'est ce personnage de Julius, je finis avec lui, à tout seigneur, même majordome, tout honneur.
On pourra juger la fin un peu trop empreinte de bons sentiments, c'est vrai, mais ce final reste cohérent, malgré tout. L'histoire franco-allemande compliquée depuis 1870 tourne une page avec l'épisode de Sigmaringen et, pour les deux pays, pour les deux peuples, tout est alors à reconstruire, et pourquoi pas ensemble, en allant au-delà des craintes et des stéréotypes.