Dysfonctionnelle, d’Axl Cendres (2015)

Par Lupiot

Plus que quelques jours avant de clore l'année 2015, et redécouvrir plus tard les souvenirs qu'elle aura laissés, pour voir s'ils ont bien vieillis. Dans le cas de Dysfonctionnelle, aucun doute, ça va vieillir comme du bon vin. Parce que oui, attention ! Coup de cœur de dernière minute.

Tout a été génial, dans cette expérience de lecture.

D'abord parce que c'est la première que je fais en tant que partenaire de Sarbacane, maison d'édition 'achement chouette* qui a décidé, de façon aussi superbe qu'improbable, de me faire confiance en partant de la chronique plutôt négative de l'un de ses romans phares de l'automne ( c'est ici).

Ensuite parce que ce roman, crossover générationnel comme rarement, est un bijou.

Fantaisiste, tendre et cruel comme le sont les bonnes histoires de familles ; injuste, beau et parfois fielleux comme le sont les vraies histoires d'amour, c'est une tapisserie multicolore qui ne se soucie d'aucune convention. Une œuvre d'art éclatante et éclatée, de celles qu'on aime parce qu'on en connaît les accrocs.

(TL;DR - merci Sarbacane). Et passons aux choses sérieuses.

[Résumé] C'est l'histoire d'une vie, celle de Fifi, de zéro à trente ans (grosso modo), avec une focale sur l'adolescence. Et comme Fifi vient d'une famille aussi absurde que fascinante, cette vie est absolument passionnante.

D'ailleurs, c'est presque autant l'histoire de Fifi (Fidèle, de son vrai nom : ça se pose là, dans le genre héritage) que celle de son père kabyle, sa mère polonaise, et ses cinq frères et sœurs aux personnalités bien trempées. Elle évolue dans un monde où les règles de bienséance ne sont pas vraiment celles qu'on connaît. Son père collectionne les allers-retours en prison, sa mère les cartes postales christiques, sa grande sœur les causes de combat social, son petit frère les bagarres de récré, et j'en passe. Au bar du Bout du monde où vit la smala, on boit, on jure, on monte sur les tables et, de temps en temps, un pistolet émerge de derrière le comptoir pour calmer les habitués. Fifi vient d'une famille légèrement dysfonctionnelle. Attention, elle est bancale, mais elle tient debout, ok ? T'avise pas d'y mettre ton grand nez de notaire compassé, dans le dossier du juge pour enfants, hein, t'y comprendrais rien. Pour juger, il faut aimer.

Et Fifi, propulsée dans un lycée chic par son QI irrévérencieux, elle va aimer. Quelqu'un des beaux quartiers.

Pourquoi c'est génial :

Par une habile gestion de la chronologie, on traverse si bien la vie entière de Fifi qu'on a la sensation de la connaître jusqu'au bout des ongles, comme à la fin d'une série en dix tomes. La narration est celle d'un adulte qui se souvient, on fait donc des bonds dans le temps : si on suit majoritairement un enfant qui grandit, les souvenirs ne viennent pas toujours dans l'ordre. Fifi a tantôt 22, 8, ou 15 ans. Une structure analeptique (et non pas épileptique) très agréable, qui ménage un certain mystère.

L'auteur dessine si bien un univers personnel en arrière-plan, que l'on sent que, potentiellement, on pourrait en apprendre encore plus sur cette galerie de personnages. Donner la sensation d'un univers riche, qui existe sans nous lecteurs, c'est du grand art.

C'est putain de drôle.

Cela tient tant à la composition Pennac-ienne de la famille et son caractère multipolaire, qu'à l'accumulation d'anecdotes invraisemblables, qui ont pourtant cet accent de vérité des histoires de rue ou des souvenirs de grand-mère. Trop fou pour être inventé.

C'est excellemment écrit, avec un point de vue qui permet un certain recul, tout en nous plongeant dans la plupart des scènes avec candeur.

Ce roman est soulevé par un bel esprit de " les-choses-ne-sont-jamais-aussi-simples-qu'on-le-dit ". De l'enfant obèse à l'enfant bagarreur, du déterminisme social au happy end, en passant par la société arc-en-ciel ou encore la parenté (et les responsabilités qu'elle incombe), l'histoire repose sur un nuancier très fin, et assez optimiste, qui a le très bon goût de ne jamais mettre les pieds dans le plat.

En bref, c'est un roman qui donne le sourire, et nous élève l'âme comme une petite bulle de champagne.

Mes remarques personnelles plus ou moins utiles :
  • Ce roman m'a beaucoup rappelé :
    • La drôle de vie de Bibow Bradley (du même auteur), par plein de petits détails délicieux (notamment le bar (et même un clin d'œil appuyé à l'histoire de Bibow)), et le côté histoire de (toute une) vie, pas si courant en littérature jeunesse.
    • La saga des Malaussène, de Daniel Pennac, notamment par le cadre de vie de Fifi qui m'a évoqué le Belleville des resquilleurs sympathiques.
  • Le paternel : j'ai autant envie de boire un verre avec cet homme au grand cœur que de défoncer ce père irresponsable.
  • Ce roman est réellement à la frontière de la littérature adulte et young-adult. Il évoque tout sans concession. Il est porté par une narration exigeante, use d'un vocabulaire riche et occasionnellement coloré. Et, surtout, comme Bibow, Fifi n'est pas que adolescente (forte-rebelle-drôle-grognon). Elle est aussi enfant, sœur, femme. Elle est aux prises avec des problèmes qui sont ceux d'adultes. Donc oui, on est à la frontière, et c'est très intéressant.

J'ai fait une superbe découverte avec Dysfonctionnelle, que je ne saurais trop vous recommander, pour des lecteurs à partir de quinze ans environ, et sans limitation.

Bonne lecture, Lupiot

* Sarbacane a pour particularité 'achement chouette de privilégier et entretenir un vivier d'auteurs français et une politique éditoriale innovante notamment en matière de romans adolescents réalistes. Par exemple, le terrible Les petites reines, de Clémentine Beauvais, l'un de mes gros coups de cœur de l'année, c'est chez eux.