"Allez surtout pas le clamer sur les toits, mais je crois pas qu'on la gagnera jamais, cette guerre. La vraie raison, c'est tout bonnement que j'en suis venu à aimer ce boulot".

Au printemps 2014, j'évoquais sur ce blog un roman très noir, "Chiens de la nuit", de Kent Anderson, que Folio venait de rééditer. Mais, avant d'écrire ce roman, racontant les débuts dans la police de Portland d'un vétéran du Vietnam, Kent Anderson avait signé un autre livre, lui aussi inspiré par son expérience personnelle. Une plongée féroce au coeur de ce conflit absurde et meurtrier qui a marqué toute une génération de jeunes Américains, qu'ils soient partis en Asie ou qu'ils aient lutté contre elle. "Sympathy for the devil", également disponible chez Folio, reprend des éléments que l'on connaît, en particulier à travers le cinéma, mais il aborde aussi la guerre du Vietnam sous un angle bien particulier : l'espèce d'addiction délétère ressentie par certains soldats, au point de ne plus se sentir capable que de vivre au coeur des combats... Avec, en filigrane, une féroce critique de l'armée américaine...

Hanson est sergent au sein des Forces Spéciales de l'armée américaine. Comme beaucoup de jeunes hommes de sa génération, il a été appelé sous les drapeaux et envoyé pour combattre les forces communistes au Vietnam. Le genre de situation qui ne réjouissait pas grand-monde et que bon nombre de garçons aisés ou débrouillards ont réussi à éviter.
Etudiant en droit, Hanson n'était pas franchement un garçon belliqueux, quand il a reçu sa lettre de mobilisation. Avec ses cheveux longs et ses fringues un peu crades, il se fondait parfaitement dans la foule. Sans enthousiasme, il s'est retrouvé à faire ses classes et ce premier contact avec la vie militaire ne l'a pas particulièrement enchanté.
Pourtant, il n'a pas cherché à esquiver l'épreuve. Au contraire, très tôt, il a souhaité rejoindre les forces spéciales, parce que c'est là, pensait-il, que l'on formait de véritables combattants. Un voeu exaucé, avec mention débrouillardise et voilà, après la formation ad hoc, Hanson envoyé au feu, dans cette jungle où le danger est partout.
Lorsque s'ouvre le livre, voilà près de 18 mois qu'il arpente la jungle et mène des opérations régulières avec ses deux inséparables acolytes, Quinn, le balèze, et Silver, le petit tout sec. Un trio infernal qui mène la vie dure aux Vietcongs autant qu'aux autres GI n'ayant pas la chance d'appartenir à leur club de fêlés, les forces spéciales.
Un an et demi, et Hanson n'a plus grand-chose à voir avec le garçon réservé et discret qui a débarqué à Fort-Bragg. Le voilà devenu un vrai diable, un chien de guerre carburant à la violence, à la mort, celle qu'il donne, celle qu'il risque presque à chaque instant de recevoir. Une vraie tête brûlée, pour reprendre une expression qui renvoie à un autre conflit, mais à la même région du monde...
Disons-le tout net, Hanson, Quinn et Silver sont des brutes, des tueurs, des êtres qui ont perdu toute notion de morale et sont même incapables de retourner au pays, la paix les étouffant comme des poissons hors de l'eau... On en a l'exemple avec Hanson, dont le premier (et unique) retour au pays nous est relaté par le menu.
De la violence, des bagarres provoquées, totalement gratuitement, des menaces, des blessures infligées, de l'alcool comme aliment principal... Et le besoin impérieux de retrouver le Vietnam, la guerre, l'adrénaline qui monte avec le danger, le plaisir du combat, de la mort qu'on inflige en toute impunité. Un vrai drogué en manque qui doit au plus vite prendre sa dose.
"Sympathy for the devil" retrace cette sale guerre à travers la carrière du sergent Hanson et de ses amis. Venu pour faire son temps, Hanson va rempiler, encore et encore, s'enfonçant de plus en plus dans cette orgie de violence. Une vie quotidienne rarement morne, entre bitures "king size" et interventions périlleuses.
Hanson, Quinn et Silver sont des électrons libres, quasiment devenus incontrôlables, même pour leur hiérarchie. Ils vivent dans une base perdue, dans une zone hors des secteurs sous contrôle Américains. Ils font avec les moyens du bord et, quand il leur manque quelque chose, ils se servent, dans les réserves des autres régiments...
Des gibiers de potence, dont on se demande comment ils n'ont pas fini devant une cour martiale... Sans doute parce que, malins comme des singes, ils ont su profité de la désorganisation de l'US Army, qui n'y voit goutte. Tout juste Hanson récoltera-t-il un PV pour excès de vitesse, sur une piste défoncée... Scène surréaliste, symbolique de ce foutoir dans lequel le sergent et ses potes se croient tout permis.
Kent Anderson, qui a connu un parcours similaire à celui de Hanson et a passé de longues années au Vietnam, a choisi de ne pas raconter de façon chronologique son histoire. "Sympathy for the devil" se divise en effet en trois parties, les deux premières étant inversées. Ainsi, on ouvre le livre pour tomber directement sur le trio infernal déjà constitué et sans doute déjà irrécupérable ou presque.
Ce n'est qu'après nous avoir emmené au coeur des ténèbres, pour citer Conrad et ce livre qui inspira un autre chef d'oeuvre sur le Vietnam, "Apocalypse Now", que Anderson nous raconte le début du parcours de Hanson. Puis, la dernière partie, elle, sera l'épilogue de ce séjour dans la jungle tropicale, on y reviendra en fin de billet.
Avec ce procédé narratif, on entre dans le vif du sujet et surtout, on mesure encore mieux la métamorphose de Hanson, qu'on ne reconnaît pas, lorsqu'on le voit débarquer pour ses classes, tout juste sorti des bancs de son université. C'est redoutablement efficace et cela fait vraiment froid dans le dos.
Mais, ce que cherche à montrer Kent Anderson dans ce livre, c'est que son alter ego est une victime d'un système mis en place. Je dois dire que l'accueil des bleus par les officiers recruteurs est absolument glaçant. Le message semble clair : en enfilant l'uniforme, vous quittez votre humanité pour devenir des numéros.
L'humiliation est la norme, la loi du plus fort, la règle, et vae victis ! Une sélection naturelle à la schlague et à coups de hurlements qui laisse des traces, mais dans laquelle ceux qui vont le plus loin sont ceux qui étaient déjà les plus durs en arrivant... Des caïds, des voyous, parfois, qui s'éclatent dans un rôle de chef...
Hanson, lui, n'apprécie pas cette voie qui, dans son esprit, ne contribue pas à former de véritables combattants. Et il a sans doute raison. D'où sa volonté de quitter rapidement le rang pour rejoindre les forces spéciales qui, elles, forment les "vrais" soldats. Mais à quel prix ? Un engrenage sans retour, ou alors, dans une housse mortuaire...
Hanson, à son arrivée, ne se sent pas invincible. On lui a appris à ne jamais relâcher sa vigilance et l'espérance de vie des bleus dans cette guerre, est très courte. Les embuscades, les mines, les erreurs de débutants... Les pièges sont innombrables et les victimes, on en a d'ailleurs la démonstration en cours de récit, sont nombreuses dans les premiers jours...
Mais, peu à peu, endurci par l'expérience des missions les plus dangereuses et par les succès acquis, Hanson se grise. Avec Quinn et Silver, il finit par se croire invincible. Une espèce d'euphorie qui se nourrit autant de l'énorme quantité d'alcool ingurgitée que de la réussite de leurs opérations sur le terrain... Des diables, on vous dit.
Difficile de savoir quand cette impression devient une vraie malédiction. Celle d'un homme qui sait, instinctivement, qu'il est "condamné à survivre à cette guerre". Eh oui, c'est une vraie condamnation, puisque, dans "le monde réel", autrement dit, l'Amérique, ou n'importe quel endroit en paix, il se sent incapable de vivre, désormais...
Ces gars-là sont devenus des trompe-la-mort qui attendent presque avec impatience la balle, la rafale, l'explosion ou les schrapnels qui mettront fin à cette malédiction. Comme une libération, la seule envisageable pour qui redoute finalement plus de retourner vivre dans son pays natal que de crapahuter dans la jungle la plus hostile au monde...
Il faut dire ce qui est, le trio Hanson/Quinn/Silver est assez pénible, lorsqu'il s'y met. Aussi insupportable à la base, où il impose sa loi par tous les moyens, que redoutable sur le terrain, aidés par les "Yards", cette ethnie de montagnards qui a choisi de rallier le camp américain, car les Vietnamiens les traitent, de longue date, comme des inférieurs et les ont décimé...
Des alliés importants, car ils connaissent mieux que personne un terrain qui, pour les Américains, est l'un des pires obstacles, un piège végétal que l'ennemi a truffé de pièges. L'ennemi... J'en ai peu parlé, car il est finalement presque invisible. Il n'est pas le sujet de ce livre, en fait. Si Kent Anderson en a après quelqu'un, c'est après l'institution qui l'a envoyé se battre dans ce pays lointain et inconnu.
L'armée prend, au fil des pages, l'allure d'un Saturne dévorant ses enfants, ceux qu'on envoie au feu sans qu'ils soient assez formés pour cela, sur un théâtre d'opérations des plus hostiles, face à un ennemi qui a l'avantage de maîtriser le terrain... De la chair à canon, rien de plus. Et même les plus coriaces ne sont pas à l'abri de l'ogre.
Lorsque les responsables décident de ratiboiser cette jungle qui leur pose problème à coup d'agent orange, il vaut mieux ne pas se trouver en-dessous. Mais les conséquences pour la santé des soldats présents sur le terrain, qui y a songé ? Ce n'est qu'un exemple, mais pas des moindres. De quoi aiguiser un peu plus la rage qui bouillonne déjà au coeur de Hanson et de ses potes.
La rage, savamment attisée depuis qu'ils sont sur le terrain, ne cesse de les consumer. Ils sont des grenades dégoupillées qui ne demandent qu'à exploser. Leur niveau de violence augmente de plus en plus et, sur le terrain, on ne fait plus de quartier. Et surtout, plus de prisonniers. Les lois internationales ? Les crimes de guerre ? Où ça ? Et quelle importance ?
Au premier abord, "Sympathy for the devil" ressemble à beaucoup d'autres films ou livres traitant de la guerre du Vietnam. On retrouve le côté poisseux et oppressant de la jungle, le cocktail amphétamines, bière, rock'n'roll (la play-list est très sympa, Stones en tête, mais sans surprise non plus), le danger permanent et les GI's qui (sur)vivent tant bien que mal.
Pourtant, la noirceur qui se dégage de ce livre paraît différente. Parce qu'on n'a pas vraiment le manichéisme habituel des méchants Viets contre les gentils Américains. Non, ils ne sont pas sympas, les Américains. Et Hanson et ses amis ne sont ni les seuls, ni peut-être les pires spécimens que l'on croise au fil des 660 pages de l'édition Folio.
Anderson n'épargne pas son camp en le décrivant sans concession et avec férocité. Il n'y a pas de héros, dans "Sympathy for the devil", juste des hommes, avec leurs défauts, mais aussi un système implacable au service d'une guerre absurde, la lutte de David contre Goliath, d'un hypothétique bien contre le mal communiste qui ne doit pas s'étendre.
Et puis, il y a ce final. Absolument époustouflant.  Haletant, frappé d'une espèce de folie furieuse, un déferlement de violence qui laisse le lecteur pantois. Le concentré de rage qui implose brusquement, sans aucun frein, dévastatrice et irrépressible. Un monument littéraire qui, à lui seul, résume tout ce que je viens de dire, et le monde qui bascule soudainement dans le bruit, la fureur, le feu...
Sans jeu de mots, ce dénouement est un bouquet final à ce livre qui ne laissera personne indifférent, c'est certain. Et, si on se doutait que cette histoire pouvait difficilement bien se terminer, ce qui se déroule sous nos yeux écarquillés nous prend à froid, nous frappe comme l'onde de choc d'une explosion sourde et toute proche.
Un mot m'est venu à l'esprit pour qualifier tout ça. La situation, oui, mais aussi Hanson. Un mot anglais : "insane". Oui, tout cela est "insane", il n'y a plus d'esprit sain dans cette fin d'histoire et même nous, le livre à la main, on en vient à se demander si on a encore notre raison. Et ça, c'est un coup de maître signé Kent Anderson.