Dieu a connu des jours meilleurs. Disons-le tout net, il n'est plus vraiment ce qu'il était. Désormais installé sur Terre, il survit en travaillant comme homme à tout faire dans un fast-food situé dans une petite ville de Caroline du Nord. Et, cerise sur ce triste gâteau, le vieillard qu'il est devenu souffre de ce qui semble être la maladie d'Alzheimer...
Un mal qui le ronge, au point qu'il a oublié comment on créait les choses. Quelle déchéance, pour celui qui créa le monde en 6 jours ! En revanche, ce qui lui reste de lucidité lui permet de voir l'Amérique imposer sa culture au monde entier, une culture qui repose bien plus sur le superficiel, la cupidité et le divertissement que sur la sagesse, la foi et la raison.
Alors, dans un soubresaut, Dieu décide qu'il serait bon de "désaméricaniser" le monde et, pour cela, il a l'idée étonnante de "désinventer" l'Amérique. Dit comme cela, ça semble assez étrange, mais Dieu a potassé son sujet et il sait exactement comment parvenir à ce résultat qui, selon lui, s'avérerait bénéfique pour l'ensemble de l'humanité.
Au milieu du flou de sa mémoire chancelante, Dieu se rappelle d'un de ses grands serviteurs, Saint Brendan, moine irlandais né à la fin du Ve siècle, grand navigateur, dont la légende voudrait qu'il ait, dès le VIe siècle, traversé l'Atlantique sur un coracle pour arriver, après un voyage plein de découvertes, jusque sur le continent que, bien plus tard, on baptisera Amérique.
La légende dit que ces terres apparurent aux yeux de Brendan et de ses compagnons comme un véritable paradis terrestre, au point qu'ils pensèrent être revenus au jardin d'Eden. Mais, Dieu, qui vit donc au quotidien sur ce territoire, n'y voit plus désormais qu'un "anti-paradis" qu'il faudrait voir replongé dans l'oubli.
Puisque c'est Saint Brendan qui a donc conduit l'Occident le premier en Amérique, pour désinventer l'Amérique, il suffit donc de refaire ce chemin à l'envers (sans forcément passer du côté de chez Swann) pour effacer l'influence néfaste des Américains sur le reste du monde et libérer ainsi l'humanité de ce joug.
Et, pour remplir cette mission divine, Dieu compte sur un homme : Brad Power. Celui-ci s'est arrêté par hasard dans le fast-food où Dieu balaye le sol et nettoie les tables. Un hasard, vraiment ? Car, aussitôt servi, Dieu s'adresse à lui et lui explique qu'il doit recruter 12 compagnons pour refaire dans l'autre sens le voyage de Saint Brendan et ainsi, faire disparaître l'Amérique une bonne fois pour toute.
Un peu surpris de cette demande pour le moins bizarre, Brad accepte pourtant de relever le défi et, pour cela, il se fait engager dans un magasin d'articles de sports, à l'enseigne "la Vie Salée", qui est à la fois un commerce et l'expression d'un mode de vie placée sous le signe de la vie nautique. Quel meilleur endroit pour trouver 12 hommes capables de s'embarquer pour une aventure maritime des plus excitantes ?
Mais, vous imaginez bien que rien n'est aussi simple, même pour l'envoyé de Dieu...
Le fameux anti-voyage n'occupe que la dernière partie de ce court roman, complètement déjanté, qui fait moins de 200 pages et se lit très vite. L'essentiel, c'est, en quelque sorte, le recrutement de l'équipage. Ou plutôt, la vie de Brad Power cherchant à mettre en place son expédition, tout en travaillant pour pas un rond à "la Vie Salée".
Et, effectivement, on tombe vite dans un grand n'importe quoi qui fait penser un moment qu'un surréaliste a écrit ce livre sous écriture automatique. Chaque chapitre raconte un épisode de la vie aventureuse de Brad Power dans ce magasin, au coeur d'une Amérique qui, si l'on s'en tient au texte, n'est pas tout à fait celle que nous croyons connaître.
D'ailleurs, dès la première ligne, on apprend qu'on est en plein mois d'hécatombéion... Bon, si vous le dites... Puis, d'autres détails apparaissent au fil du récit et l'on réalise que l'Amérique dans laquelle Dieu est serveur dans un fast-food est, au mieux, une uchronie, au pire, une partie d'un monde parallèle au nôtre...
Rien ne se passe vraiment comme dans le monde dans lequel vit le lecteur (après tout, c'est peut-être moi qui vis dans un monde alternatif, qui sait ?) et pourtant, pas de doute, on est bien en Amérique. Une Amérique que God ne bless plus du tout, parce que toutes les bornes y sont dépassées allègrement et sans vergogne.
Un exemple ? J'ai dit plus haut que Brad travaillait pour "la Vie Salée" pour pas un rond. Eh oui, le salariat n'existe plus et, pour gagner sa vie, chaque employé doit se débrouiller. Soit en proposant des services complémentaires aux clients (et en les facturant sans prévenir), soit en les arnaquant carrément par tous les moyens possibles et imaginables.
Son nouveau job va permettre à Brad de développer de façon conséquente son imagination, afin de pouvoir subvenir à ses besoins... Mais, ce n'est pas tout. Bien des situations rencontrées au fil des pages, aussi folles et absurdes paraissent-elles, viennent pourtant mettre le doigt sur différents aspects déplaisants du rêve américain, dans cet autre monde comme dans le nôtre.
A travers son récit complètement déjanté, Momus dessine avec finesse et un humour apparemment potache et pourtant terriblement sarcastique, une critique féroce de la société et du modèle de l'Amérique du XXIe siècle. Oui, je n'ai pas hésité, en préambule, à employer le mot de pamphlet, je persiste et je signe.
Et je vais plus loin encore ! "UnAmerica" a tout pour entrer dans la lignée des contes philosophiques qui fleurirent au XVIIIe siècle pour dénoncer l'Ancien Régime. Bien sûr, il faut remettre ce texte dans son époque, on n'est plus au XVIIIe siècle, mais bien au XXIe. Et Momus met la gomme, jouant sur tout un tas d'effets, mais aussi avec les archétypes de la société de consommation (comme lorsqu'il se moque, pas si gentiment que ça, d'Ikea...).
Est-ce l'idée de ce voyage, reposant sur une véritable légende médiévale qui, comme celle du Prêtre Jean, fourmille d'inventions plus folles les unes que les autres, est-ce l'allusion au XVIIIe siècle ou à l'absurde ? M'est venu, en lisant "UnAmerica", l'image d'une improbable rencontre entre Jonathan Swift et les Monty Python... Avouez que ça aurait de la gueule, non ?
La quatrième de couverture, elle, évoque Philip K. Dick et Italo Calvino, pour ce qui représente un autre oxymore littéraire, ou presque. Je dois avouer que ma lecture du "Baron perché" remonte à loin, mais je veux bien qu'on retrouve le même genre de fantaisie dans "UnAmerica". Je suis plus sceptique sur Dick, dont l'univers me semble bien plus hermétique et torturé que celui de Momus. Ou, du moins, il choisit un autre registre que la noirceur profonde du maître de la SF.
Je me suis follement amusé en lisant ce texte sans queue ni tête, du moins en apparence. Peut-être, d'ailleurs, ce recours à l'humour absurde et à la folie douce vient-il un peu parasiter le message central, mais je crois qu'il faut que le lecteur fasse l'effort de gratter ce vernis pour aller chercher ce qu'il recouvre.
L'inventivité de Momus est totale, il joue de toute la diversité de son imaginaire, comme un organiste qui saurait faire sonner et mettre en relief chaque jeu de son instrument. Que ce soit les événements relatés ou la manière de le faire, tout vient nourrir la folie douce du récit, comme on alimente un feu en y remettant régulièrement des bûches.
L'entreprise, le travail, le handicap, la famille, la musique, le divertissement, tout y passe, sous des formes toujours surprenantes et parfaitement absurdes. Jusque dans la symbolique, lorsque ZZTop devient le porte-parole de l'Amérique face aux Européens de Kraftwerk (qui nous font comprendre que l'Allemagne a bien pris les rênes du Vieux Continent) pour une dispute d'anthologie...
J'oubliais la religion, qui est bien sûr au coeur du récit. Momus s'amuse là aussi avec ces codes particuliers, mais je ne peux pas trop vous en dire plus que ce que j'ai fait, car c'est essentiellement dans les derniers chapitres que cela se matérialise, là encore, de manière fort subtile et amusante, avec une anti-légende entre texte sacrés et chanson de geste.
"UnAmerica" n'est vraiment pas un livre comme les autres et il est fort possible qu'il décontenance certains lecteurs (les commentaires que j'ai pu lire ici et là à son sujet semblent confirmer cette tendance). Mais, pour le fripon que je suis, toujours en quête de grinçant et de lecture un peu moins sinistres qu'à l'ordinaire, c'est un livre qui m'aère l'esprit.
Au milieu de ce capharnaüm, il ne faut pas oublier cette critique virulente du modèle américain, qui semble, aux yeux du romancier écossais, être l'aboutissement de l'évolution du monde. Alors, comme un autre cinglé de première, Michel Gondry, Momus nous dit "soyez sympas, rembobinez" et enroule le fil de son histoire pour remonter à un avant plus supportable, en souhaitant sans doute que l'Homme, dans sa grande intelligence, retiendra la leçon et ne commettra plus les mêmes erreurs.
On peut toujours rêver, non ?