"L'arme la plus puissante : le langage".

Par Christophe
Il est des romans dont on parle énormément. Dans ce cas, je choisis souvent de patienter un peu, comme si je laissais décanter un vin pour que ses arômes soient libérés. C'est le cas avec notre livre du jour, qui m'a fait envie dès que j'ai entendu parler de sa sortie. D'abord pour son auteur, dont le premier roman m'a marqué ; ensuite, pour son idée de départ, que je trouvais très intéressante et, disons-le, assez gonflée. Finalement, le mois de décembre était le bon moment pour se lancer dans la lecture de "la septième fonction du langage", de Laurent Binet (en grand format chez Grasset) et, hasard du calendrier, il fera l'objet de notre premier billet de 2016. Voici un roman plein d'érudition, drôle car satirique, pas ennuyeux une seconde alors qu'on y aborde des sujets pointus, et qui joue avec les codes de différents genres, du polar à l'espionnage, avec une grande espièglerie. De quoi entraîner le lecteur dans une folle course à la recherche d'un concept presque... magique.

Le 25 février, alors qu'il se rend au Collège de France pour y donner un cours, Roland Barthes est renversé par une camionnette et grièvement blessé. Hospitalisé à la Salpêtrière, le célèbre sémiologue s'éteint un mois plus tard... Mais, ce qui a toujours été considéré comme un accident en est-il vraiment un ? Se pourrait-il qu'on ait voulu tuer Barthes et, dans ce cas, pourquoi ?
C'est en tout cas ce que doit éclaircir un flic particulièrement bourru mais très expérimenté, le commissaire Bayard. Et ce, semble-t-il, à la demande des plus hautes instances de l'Etat français. Pourtant, le nom de Barthes ne dit rien du tout à Bayard et l'idée d'aller enquêter dans les milieux intellectuels (de la racaille gauchiste, pour lui) ne le réjouit pas particulièrement.
Mais, c'est ainsi. L'Elysée paraît s'intéresser de près à cet accident qui n'en est peut-être pas un. Il faut dire que, si la campagne présidentielle en vue de l'élection qui doit se dérouler l'année suivante n'a pas encore officiellement débuté, les deux principaux camps, celui du président sortant, Giscard d'Estaing, et celui de son rival revanchard, François Mitterrand, fourbissent déjà leurs armes...
Loin de ces considérations de politique politicienne, Bayard mène son enquête avec toute la conscience professionnelle dont il est capable. Mais, décidément, aller enquêter à la Sorbonne, ou pire, à Vincennes, ces repères de révolutionnaires dont il exècre les idées et auxquels il ne comprend goutte, ça ne le pousse pas franchement au zèle.
Alors, il décide de s'adjoindre les services de quelqu'un qui pourra l'éclairer, car faisant partie de ce milieu. Malgré son mépris, Bayard réquisitionne un jeune prof de Vincennes, Simon Herzog. Le moins qu'on puisse dire, c'est que tout oppose les deux hommes qui vont pourtant peu à peu se prendre au jeu et se lancer dans une folle enquête, pleine de dangers et de rencontres étonnantes.
Derrière cet accident, mais aussi derrière toutes les péripéties qui vont jalonner cette enquête, dans trois pays, différentes villes, à travers les événements d'une époque très politique, jusqu'à la violence et la folie, à travers les luttes d'influence entre écoles philosophiques et figures intellectuelles, se cache quelque chose qui attise les convoitises, tant son pouvoir supposé est immense...
Je n'entre pas beaucoup plus dans les détails de ce roman, car il est vraiment plein de surprises et mené à un rythme d'enfer, tout au long de ces deux années charnières à plus d'un titre : 1980 et 1981. Mais, si vous le voulez bien, parlons de ce roman plein de fantaisie et pétillant d'intelligence en prenant les choses dans l'ordre.
Et la première, c'est ce duo d'enquêteurs digne des plus fameux buddy-movies, l'alliance de la carpe et du lapin, du réactionnaire le plus obtus avec le jeune révolutionnaire romantique. Bayard, dont la silhouette rappelle celle d'un Lino Ventura au meilleur de sa forme, est le genre de flic sur lequel on n'a pas spécialement envie de tomber.
Un caractère de cochon, des méthodes qui peuvent être expéditives, une patience toute relative, une culture fantomatique et une envie de bien faire chevillée au corps (le bien étant, évidemment, le service de l'Etat, et donc du pouvoir en place). Franchement, d'emblée, on se demande bien pourquoi il a été désigné pour cette enquête qui l'éloigne tant de son champ de compétence. Et lui aussi, sans doute.
A ses côtés, Simon Herzog, cheveux longs, discours idéologiques bien rôdé, un refus de l'autorité évident toutefois raboté par une certaine timidité, qui l'empêche de se révolter contre les diktats de Bayard, mais aussi une vraie connaissance du monde intellectuel et une réelle curiosité qui vont devenir les moteurs de son choix : poursuivre l'aventure aux côtés du flic.
Cet improbable duo semble sortir tout droit d'une comédie à la Francis Veber et, est-ce moi, où l'on remarque, au moins dans la première partie du livre, un certain nombre de clins d'oeil au cinéma comique français des années 60-70 (je citerai "les Barbouzes", "la grande vadrouille", "le coup de parapluie", au point que je me suis surpris à guetter l'intervention possible d'un grand blond, avec ou sans chaussure noire, sans oublier des poursuites dignes des meilleurs films de Belmondo) ?
Autour de ces deux-là, la fine fleur du monde intellectuel de cette époque, appelé à jouer un rôle-clé dans toute cette affaire, en particulier par les affrontements permanents qui opposent les philosophes des différentes écoles. D'une certaine façon, ils sont très symboliques du sujet du livre, car leurs bagarres se font surtout à travers les mots, mais on y atteint un degré de violence étonnant par moments.
Je ne vais pas faire la liste exhaustives de ces philosophes, certains ayant des rôles importants, mais je dois dire que Laurent Binet s'en donne à coeur joie en dressant des portraits au vitriol de toutes ces respectables figures académiques et universitaires. Ce jeu avec ces personnalités réelles est d'ailleurs un des éléments les plus amusants de ce livre.
Je ne peux tout de même m'empêcher d'en sortir un, parce que c'est celui qui a droit au traitement de faveur le plus gratiné : Philippe Sollers. Sans doute sa personnalité pour le moins extravertie se prête-t-elle à l'exercice, mais je dois dire que Laurent Binet le gâte particulièrement, comme dans cette scène désopilante où Sollers assiste à un spectacle de Guignol au jardin du Luxembourg. J'en ris encore !
L'habileté de Binet, c'est de nous emmener au coeur des discours des uns et des autres, parfois un peu pointus, sans jamais nous y perdre, ni nous ennuyer, mais, au contraire, en en faisant un des moteurs de son récit. La dialectique, le discours, tiennent une grande place dans ce roman et les joutes qu'on y dispute prennent bien des formes différentes, dont certaines, assez ludiques.
Cela nous amène à un point suivant, à travers, par exemple, la fameuse conférence de Cornell, en 1980, où tout ces philosophes vont débattre rudement sur le campus, dans une ambiance digne de Woodstock ou presque. On est vraiment encore dans les années 1970 et le slogan sexe, drogues et rock'n'roll y est encore parfaitement appliqué.
Cette conférence a vraiment eu lieu, comme nombre d'événements que Laurent Binet intègre à son histoire. Evidemment, il y a l'accident de Barthes et son décès, déclencheurs de toute l'histoire, mais aussi un bon nombre d'événements qui défrayèrent la chronique à l'époque. La plupart sont à forte connotation politique, car c'est une époque qui l'est éminemment.
Laurent Binet nous parle du monde tel qu'il va en 1980-1981, tout en réussissant à ce que ces faits s'imbriquent dans son intrigue, qu'ils en fassent partie, en offrant des rebondissements, des pistes nouvelles ou, au contraire, ne laissent apparaître de nouveaux ennemis potentiels. Mais, pourtant, certains détails intriguent, ne collent pas tout à fait...
Et, si l'on est attentif, on remarquera carrément quelques libertés prises avec la réalité telle que nous la connaissons. Eh oui, "la septième fonction du langage" n'est pas seulement une formidable chronique d'une époque mouvementée, c'est aussi... une uchronie. Et je dois dire que c'est certainement la plus grosse surprise de cette lecture.
Pourtant, ce n'est absolument pas illogique. Au contraire, c'est même tout à fait cohérent pour qui a lu le premier roman de Laurent Binet, "HHhH". Et cela nous amène à un nouveau point : la question du roman et de la réalité... Elle était déjà au coeur de "HHhH", lorsque l'auteur mêlait au roman historique une partie d'auto-fiction pour raconter les affres de l'auteur de roman historique.
En substance, doit-on respecter les faits au plus proche, jusque dans les détails les plus insignifiants (de mémoire, le narrateur se demandait s'il devait dire que les personnages prenaient du café au petit-déjeuner alors qu'il n'en avait pas la preuve absolue, ou bien taire ce qui se trouvait dans les tasses pour ne pas risquer d'écrire le faux) ou bien, même lorsqu'on prétend raconter des faits avérés, a-t-on le droit de prendre quelques libertés.
Dans "la septième fonction du langage", vous l'aurez sans doute compris, ce n'est pas tout à fait le même raisonnement qui préside. Et pour cause, Laurent Binet a renversé la vapeur. Cette fois, ce sont les personnages qui se posent ces questions. Existent-ils, sont-ils des êtres de chair et de sang évoluant dans la réalité ou bien sont-ils des personnages de romans ?
Des interrogations existentielles qui touchent principalement Simon Herzog, mais on sent que Bayard pourrait rapidement, lui aussi, être concerné par ces réflexions. Le langage est au coeur du livre, ainsi que sa maîtrise, mais des personnages de roman sont le fruit du langage et non ceux qui le maîtrisent. Sont-ils donc libres d'agir comme ils le veulent ou sont-ils aux mains d'un puissant démiurge qui les contrôle ?
Là encore, le facétieux Laurent Binet s'amuse bien dans ces situations et, pour reprendre l'exemple du spectacle de Guignol cité plus haut, on retrouve la connivence entre l'auteur et le lecteur, comme entre le marionnettiste et son public, aux dépens des personnages. Une règle qui, cette fois, s'applique à tous les intervenants, qu'ils soient totalement fictifs ou que nous les connaissions parfaitement.
 D'ailleurs, lorsqu'on voit l'évolution des deux principaux protagonistes, Bayard et Herzog, on se dit qu'il est fort improbable que, s'ils avaient eu vraiment les rênes de leurs existences en main, ils aient agi ainsi, ils aient changé, subtilement, progressivement, comme on le voit au fil des chapitres. Mais, cela ne fait que les rendre plus attachants.
Jamais, dans sa satire, mélange de férocité et de respect, Binet ne tombe dans la caricature facile, au contraire, il joue avec (comme lorsqu'il affuble BHL d'une chemise noire pour qu'il puisse assister à une réunion incognito). Binet est un potache, un héritier du Villon élève en médecine qui mettait le bazar dans le Quartier Latin avec ses camarades. Et le lecteur s'amuse follement.
On s'amuse, et on apprend. Chapeau, sincèrement, à l'auteur, car "la septième fonction du langage" est un roman d'une grande érudition mais qui ne vient pas écraser le lecteur qui n'aurait pas le bagage adéquat pour suivre. Ce n'est pas pour rien qu'on y voit un magnifique clin d'oeil au "Nom de la Rose", d'Umberto Eco, parfait symbole de ces romans populaires et pourtant remplis d'informations et empreints d'une grande culture.
Faux polar, faux roman d'espionnage, mais vrai satire politique et philosophique, retour sur une période encore récente et pourtant déjà lointaine, exercice de style transgressant les genres, "la septième fonction du langage" est un excellent divertissement littéraire mais aussi une vrai réflexion sur le pouvoir du langage.
Le choix de cette période, outre la mort de Barthes, n'est pas un hasard : la télévision commence véritablement à peser dans le débat politique. En 1974, "le monopole du coeur" avait, dit-on, pesé lourd dans le choix des électeurs. En 1981, les états-majors travaillent donc en amont ce rendez-vous qu'ils devinent crucial.
On est à la genèse de ce qu'on appelle la communication politique. Et on est sans doute en train d'assister à l'apparition d'un monstre aux allures d'hydre qui va, peu à peu, dans les années, les décennies suivantes, étendre ses tentacules venimeux à toute la classe politique, pour le pire, et très rarement pour le meilleur.
On retrouve cette fois des passerelles avec "Rien ne se passe comme prévu", autre livre de Laurent Binet, sur la campagne présidentielle de François Hollande en 2012. Oui, la communication politique, ce poison que continuent d'absorber en grande quantité nos politiques, délaissant pour cela le fond, les projets, la politique, en fait, est née à ce moment-là.
Je pourrais encore vous parler de l'ambiance, musicale, sensuelle, mystérieuse, aussi, qui plane sur "la septième fonction du langage", aborder d'autres aspects, vous dire que je ne suis pas sorti de cette lecture plus aiguillonné qu'avant par l'envie de lire Foucault ou Derrida, bien au contraire, mais que j'irai bien faire un saut à Venise ou Bologne, bref, divaguer gentiment en marge de cette lecture.
Je vais plutôt m'arrêter là et laisser chacun d'entre vous, si vous n'avez pas encore lu ce roman, décider s'il a envie ou pas de plonger (rassurez-vous, je ne manipule personne, ni en vrai, ni en fiction, ni dans ce monde, ni dans un autre !). Quant à ceux qui l'ont déjà lu, je les invite à venir partager leur avis, tant sur le livre lui-même que sur mon humble prose.
Après tout, le langage, écrit comme oral, est aussi à notre portée. Nous n'en faisons pas un sujet de pensée philosophique (ou alors, à la façon de M. Jourdain), mais nous en avons l'usage. Et, qui sait ?, userons-nous peut-être sans nous en rendre compte, cette fameuse "septième fonction du langage", qui est au coeur de l'intrigue de Laurent Binet.