Après la parodie de roman d'espionnage de Laurent Binet et le récit non-fictif de James B. Donovan, j'ai eu envie de poursuivre la série avec un roman signé par un auteur qui a fait ses preuves dans ce genre. Je suis donc allé chercher dans une pile où il dormait depuis pas mal de temps un roman de Robert Littell consacré à l'une des grandes figures de l'espionnage de la Guerre Froide, Kim Philby. Voici donc une troisième manière d'aborder la question à travers la biographie romanesque, mais pour évoquer cette personnalité, Littell a choisi un angle précis : sa jeunesse et son engagement dans la carrière d'espion. On se situera donc entre le début des années 1930 et la fin de la IIe Guerre Mondiale, la dernière partie de sa vie n'étant qu'évoquée dans "Philby. Portrait de l'espion en jeune homme", paru aux Editions Baker Street et disponible en poche chez Points. Littell a choisi une forme particulière pour son livre et en profite pour proposer une hypothèse gonflée.
Un petit point biographique, d'abord. Harold Adrian Russell Philby est né en 1912, aux Indes Britanniques. Ceci explique sans doute en partie pourquoi on le surnommera très tôt Kim, en hommage au personnage de Kipling. Mais un surnom qui prend un sens tout à fait particulier avec le recul : dans le livre, Kim est un espion...
Kim Philby est le fils d'un personnage excentrique comme seule l'Angleterre sait en faire naître : St. John Philby, grand connaisseur du monde arabe, rival de T.E. Lawrence, dont il jalousait sans doute la popularité, et qui se convertit à l'Islam. Parmi ses faits d'arme, on lui doit d'avoir mis sur le devant de la scène la dynastie des Séoud, qui fondera l'Arabie Saoudite. Merci, monsieur Philby !
Entre le père et le fils, les relations sont assez tendues. Kim, garçon timide, affligé d'un bégaiement et au comportement diamétralement opposé à celui de son père, vit mal dans l'ombre de cette figure tutélaire. C'est peut-être ce qui explique qu'il s'intéresse dès son entrée à Cambridge, aux idées marxistes et qu'il concrétise cela par un étonnant voyage à Vienne en 1933.
Ce voyage est le début du roman de Robert Littell. Kim rejoint les mouvements révolutionnaires, socialistes et communistes, qui sont dans le collimateur du chancelier Dollfus, dictateur fasciste mais opposé à l'Anschluss, le rattachement de l'Autriche à l'Allemagne hitlérienne. La révolte couve à Vienne et c'est dans cette ambiance, entre insurrection et répression, que Kim fait ses classes marxistes.
Il y rencontre Litzi Friedman, une jeune communiste juive d'origine hongroise, qui le déniaise, physiquement mais aussi idéologiquement. Une rencontre-clé pour Kim qui, lorsque la guerre civile éclate en Autriche en février 1934, épouse Litzi pour lui fournir un passeport britannique et lui permettre de quitter le pays avant d'être emprisonnée ou pire...
Kim n'est alors pas encore un espion, mais à son retour au pays, sa réputation est faite : on sait qu'il a transporté à moto des documents aux cellules communistes clandestines en Allemagne. Une situation qui éveille l'intérêt d'un de ses meilleurs amis, Guy Burgess qui, le premier, lui parle d'une carrière au service de l'Union Soviétique...
Le timide Kim se récrie alors, et pourtant, peu à peu, il va se rapprocher d'officiers traitants du KGB en Angleterre. A sa suite, d'autres étudiants de Cambridge, dont Guy Burgess, feront de même. On parlera d'ailleurs des "Cinq de Cambridge", mais ils ont sans doute été encore plus nombreux à suivre cette voie risquée...
Une aubaine pour les services soviétiques, car, jusqu'ici, on recrutait surtout dans les milieux ouvriers. Mais impossible d'infiltrer avec ces recrues-là les hautes sphères de la société britanniques. Alors qu'avec de jeunes hommes convaincus et issus des meilleures familles du pays, destinés à occuper des postes importants, l'opportunité existe.
Voilà lancée la la carrière de Kim Philby, qui passera par l'Espagne, la France, à travers une carrière de journaliste, d'abord, puis d'espion, au service du MI-5. Un agent double qui transmettra bon nombre d'informations d'importance aux Soviétiques durant cette période, grâce à sa surprenante habileté à s'adapter partout où on l'envoyait.
Pour évoquer ce destin hors du commun, Robert Littell a choisi un mode narratif très intéressant. Le titre du livre le précise, c'est un portrait que l'on a en main, et ce portrait, il se dessine à travers différents témoignages. Kim lui-même n'est narrateur que dans un seul chapitre, et encore, à travers un compte-rendu envoyé à son rédacteur en chef.
Dans tout le reste du livre, ce sont ceux et celles qui l'ont côtoyé qui parlent de Kim, le racontent, évoquent les souvenirs et les rencontres communs, mais aussi, à travers leurs témoignages, les différentes étapes de sa carrière naissante. Intéressant, car, c'est un kaléidoscope de Kim qui nous apparaît, parce que faire le portrait d'un espion, c'est distinguer ses personnalités.
Avec un élément qu'il faut souligner : l'absolue non-violence de ce garçon, alors qu'il s'est frotté à la guerre, aux combats et à ce métier d'espion qui pouvait inciter à éliminer certains personnages encombrants. Mais jamais il n'a cédé, il a toujours refusé ce recours, même lorsqu'il reçut un ordre incroyable, qui aurait pu changer la face de l'Europe de cette époque, et sans doute d'aujourd'hui. Je n'en dis pas plus...
Mais, le plus intéressant, à mes yeux, n'est pas forcément là. Nous sommes dans les années 1930 et, si les services soviétiques cherchent à recruter en Occident, au pays, c'est l'heure de la paranoïa et des purges organisées par un Staline qui voit, lui aussi, des espions partout. Robert Littell évoque alors une question qui va être un des fils rouges de son livre : Kim Philby est-il fiable ?
Dans certains chapitres, on suit donc les responsables des services soviétiques en charge de l'espionnage en Europe. Je parle au pluriel car le turn-over est très important... Et une convocation à Moscou, lorsqu'on est en poste à l'étranger, ne signifie qu'une seule chose : au mieux, préparez-vous à un voyage pénible en Sibérie, au pire, à finir au poteau d'exécution...
On a donc le regard de plusieurs militaires soviétiques chargés de cornaquer Philby, mais surtout, celui de Yelena Modinskaïa, l'analyste qui gère, à Moscou, le dossier du jeune Britannique et qui, elle, est persuadée que Philby est une graine de traître. Une intuition qu'elle essaye de démontrer, mais que valent les aveux, dans une période où l'on avoue tout et n'importe quoi après quelques jours de torture ?
Ce parallèle entre le parcours plein de culot et d'efficacité de Kim Philby et la quête de Yelena Modinskaïa d'éléments pouvant le confondre est, à mes yeux, le point fort du roman. Etre espion n'est sans doute pas une carrière de tout repos, les maux d'estomac qui feront souffrir Philby toute sa vie en témoignent, mais quand le doute s'ajoute à la paranoïa...
Encore une fois, Robert Littell met au service de ses écrits sa connaissance des milieux du renseignement, de l'univers des espions et sa connaissance de l'histoire de la Russie, pays qu'il a longtemps couvert en tant que journaliste de Newsweek, en poste à l'étranger. Son livre n'est pas un thriller, comme peut l'être "Légendes", par exemple, mais une vraie plongée dans l'histoire, comme "l'hirondelle avant l'orage".
Et l'on comprend, au fil des pages, pourquoi il a tenu à parler de Kim Philby en particulier. Ce personnage empoté qu'on rencontre au départ, ne cesse ensuite de prendre de l'aplomb pour devenir incontestablement séduisant et charismatique. Il ajoute même par moments une dose de cynisme so british qui en fait un homme qu'on a envie de côtoyer.
Cultivé, masquant ses opinions marxistes sous un vernis conservateur qui lui ouvre bien des portes, il suit son petit bonhomme de chemin que ce soit au Times, d'abord, puis dans les services secrets, sans jamais qu'on le soupçonne du côté anglais. Il est le contre-exemple parfait à l'adage "nul n'est prophète en son pays", puisque c'est du côté soviétique qu'on se méfie le plus de lui (en tout cas, à cette période).
A noter que le portrait du fils s'accompagne aussi d'un portrait en creux du père. Le fameux St. John Philby... Bien sûr, il n'est pas le personnage central de ce livre, mais, en bon excentrique qu'il est, on a l'impression qu'il s'y invite sans demander l'avis de personne. Malgré sa relation houleuse avec Kim, il n'en est jamais vraiment bien loin, un rapprochement s'opérant même à la fin des années 1930.
On en vient même à se dire que le paternel pourrait tout autant faire l'objet d'une biographie ou d'un roman, tant son exubérance et son côté iconoclaste frappent le lecteur. Entre sa dégaine improbable qui devait faire sensation dans le Londres guindé des années 30 et ses manigances politiques incessantes, il intrigue autant que son fameux rejeton...
Finalement, autour de Kim Philby, dans son orbite, même, pourrais-je dire, Robert Littell nous offre une galerie de portraits tout à fait intéressante, avec des personnalités riches au destin rendu complexe par l'instabilité de cette époque troublée. A travers son parcours, sa carrière, c'est un grand pan de l'histoire européenne de cette décennie que l'on couvre.
Mais alors, qui est vraiment Kim Philby ? L'histoire officielle retient l'image sombre du traître ayant espionné pour Staline puis ayant choisi de fuir en Union Soviétique, où il passa la fin de sa vie (cette dernière partie n'est qu'effleurée dans le roman, puisque c'est le jeune homme qui intéresse Littell, mais on peut aller compléter les informations, évidemment).
Est-il ce jeune homme en rébellion contre un père trop occupé par ses multiples obsessions et donc peu présent, contre un establishment trop conservateur qu'il a rejeté pour choisir l'idéologie marxiste, seul véritable rempart contre la montée du nazisme, à ses yeux ? C'est en tout cas ce que l'on dit de lui et ce que l'on voit se dessiner dans ce livre dans un premier temps.
Pourrait-il exister un autre Kim Philby, se demande Robert Littell ? La voie romanesque permet à l'ancien journaliste de dresser un portrait alternatif de ce personnage emblématique d'une époque et qui demeure, aux yeux des Britanniques, comme l'un des plus grands traîtres de la période de la Guerre Froide.
A lire les pages qu'on trouve sur lui, Kim Philby ne bénéficie d'aucune circonstance atténuante, au contraire, son attitude lui vaut une haine farouche de ses compatriotes, qui perdure plus d'un quart de siècle après sa mort. Disparu en 1988, il n'aura pas vu s'effondrer le bloc communiste pour qui il a choisi de sacrifier son existence.
Mais, dans son "portrait de l'espion en jeune homme", Robert Littell choisit de prendre les choses à contre-pied. Il est sympathique, son Philby, il est espion comme dans un jeu de rôles, a-t-on l'impression. Prend-il tout cela au sérieux où exprime-t-il là un côté dandy et excentrique, héritage d'un père qui se moquait lui aussi de toutes les convenances ?
Que vous connaissiez Kim Philby ou que vous découvriez ce nom, lire le récit de cette jeunesse ambiguë devrait vous ouvrir quelques pistes de réflexion. Mais, quoi qu'on pense de lui, qu'on soit en phase avec Littell ou qu'on reste sur la ligne officielle, cette lecture est l'occasion de plonger dans une époque palpitante et mouvementée et de découvrir un personnage qui ne peut laisser indifférent.
Un petit point biographique, d'abord. Harold Adrian Russell Philby est né en 1912, aux Indes Britanniques. Ceci explique sans doute en partie pourquoi on le surnommera très tôt Kim, en hommage au personnage de Kipling. Mais un surnom qui prend un sens tout à fait particulier avec le recul : dans le livre, Kim est un espion...
Kim Philby est le fils d'un personnage excentrique comme seule l'Angleterre sait en faire naître : St. John Philby, grand connaisseur du monde arabe, rival de T.E. Lawrence, dont il jalousait sans doute la popularité, et qui se convertit à l'Islam. Parmi ses faits d'arme, on lui doit d'avoir mis sur le devant de la scène la dynastie des Séoud, qui fondera l'Arabie Saoudite. Merci, monsieur Philby !
Entre le père et le fils, les relations sont assez tendues. Kim, garçon timide, affligé d'un bégaiement et au comportement diamétralement opposé à celui de son père, vit mal dans l'ombre de cette figure tutélaire. C'est peut-être ce qui explique qu'il s'intéresse dès son entrée à Cambridge, aux idées marxistes et qu'il concrétise cela par un étonnant voyage à Vienne en 1933.
Ce voyage est le début du roman de Robert Littell. Kim rejoint les mouvements révolutionnaires, socialistes et communistes, qui sont dans le collimateur du chancelier Dollfus, dictateur fasciste mais opposé à l'Anschluss, le rattachement de l'Autriche à l'Allemagne hitlérienne. La révolte couve à Vienne et c'est dans cette ambiance, entre insurrection et répression, que Kim fait ses classes marxistes.
Il y rencontre Litzi Friedman, une jeune communiste juive d'origine hongroise, qui le déniaise, physiquement mais aussi idéologiquement. Une rencontre-clé pour Kim qui, lorsque la guerre civile éclate en Autriche en février 1934, épouse Litzi pour lui fournir un passeport britannique et lui permettre de quitter le pays avant d'être emprisonnée ou pire...
Kim n'est alors pas encore un espion, mais à son retour au pays, sa réputation est faite : on sait qu'il a transporté à moto des documents aux cellules communistes clandestines en Allemagne. Une situation qui éveille l'intérêt d'un de ses meilleurs amis, Guy Burgess qui, le premier, lui parle d'une carrière au service de l'Union Soviétique...
Le timide Kim se récrie alors, et pourtant, peu à peu, il va se rapprocher d'officiers traitants du KGB en Angleterre. A sa suite, d'autres étudiants de Cambridge, dont Guy Burgess, feront de même. On parlera d'ailleurs des "Cinq de Cambridge", mais ils ont sans doute été encore plus nombreux à suivre cette voie risquée...
Une aubaine pour les services soviétiques, car, jusqu'ici, on recrutait surtout dans les milieux ouvriers. Mais impossible d'infiltrer avec ces recrues-là les hautes sphères de la société britanniques. Alors qu'avec de jeunes hommes convaincus et issus des meilleures familles du pays, destinés à occuper des postes importants, l'opportunité existe.
Voilà lancée la la carrière de Kim Philby, qui passera par l'Espagne, la France, à travers une carrière de journaliste, d'abord, puis d'espion, au service du MI-5. Un agent double qui transmettra bon nombre d'informations d'importance aux Soviétiques durant cette période, grâce à sa surprenante habileté à s'adapter partout où on l'envoyait.
Pour évoquer ce destin hors du commun, Robert Littell a choisi un mode narratif très intéressant. Le titre du livre le précise, c'est un portrait que l'on a en main, et ce portrait, il se dessine à travers différents témoignages. Kim lui-même n'est narrateur que dans un seul chapitre, et encore, à travers un compte-rendu envoyé à son rédacteur en chef.
Dans tout le reste du livre, ce sont ceux et celles qui l'ont côtoyé qui parlent de Kim, le racontent, évoquent les souvenirs et les rencontres communs, mais aussi, à travers leurs témoignages, les différentes étapes de sa carrière naissante. Intéressant, car, c'est un kaléidoscope de Kim qui nous apparaît, parce que faire le portrait d'un espion, c'est distinguer ses personnalités.
Avec un élément qu'il faut souligner : l'absolue non-violence de ce garçon, alors qu'il s'est frotté à la guerre, aux combats et à ce métier d'espion qui pouvait inciter à éliminer certains personnages encombrants. Mais jamais il n'a cédé, il a toujours refusé ce recours, même lorsqu'il reçut un ordre incroyable, qui aurait pu changer la face de l'Europe de cette époque, et sans doute d'aujourd'hui. Je n'en dis pas plus...
Mais, le plus intéressant, à mes yeux, n'est pas forcément là. Nous sommes dans les années 1930 et, si les services soviétiques cherchent à recruter en Occident, au pays, c'est l'heure de la paranoïa et des purges organisées par un Staline qui voit, lui aussi, des espions partout. Robert Littell évoque alors une question qui va être un des fils rouges de son livre : Kim Philby est-il fiable ?
Dans certains chapitres, on suit donc les responsables des services soviétiques en charge de l'espionnage en Europe. Je parle au pluriel car le turn-over est très important... Et une convocation à Moscou, lorsqu'on est en poste à l'étranger, ne signifie qu'une seule chose : au mieux, préparez-vous à un voyage pénible en Sibérie, au pire, à finir au poteau d'exécution...
On a donc le regard de plusieurs militaires soviétiques chargés de cornaquer Philby, mais surtout, celui de Yelena Modinskaïa, l'analyste qui gère, à Moscou, le dossier du jeune Britannique et qui, elle, est persuadée que Philby est une graine de traître. Une intuition qu'elle essaye de démontrer, mais que valent les aveux, dans une période où l'on avoue tout et n'importe quoi après quelques jours de torture ?
Ce parallèle entre le parcours plein de culot et d'efficacité de Kim Philby et la quête de Yelena Modinskaïa d'éléments pouvant le confondre est, à mes yeux, le point fort du roman. Etre espion n'est sans doute pas une carrière de tout repos, les maux d'estomac qui feront souffrir Philby toute sa vie en témoignent, mais quand le doute s'ajoute à la paranoïa...
Encore une fois, Robert Littell met au service de ses écrits sa connaissance des milieux du renseignement, de l'univers des espions et sa connaissance de l'histoire de la Russie, pays qu'il a longtemps couvert en tant que journaliste de Newsweek, en poste à l'étranger. Son livre n'est pas un thriller, comme peut l'être "Légendes", par exemple, mais une vraie plongée dans l'histoire, comme "l'hirondelle avant l'orage".
Et l'on comprend, au fil des pages, pourquoi il a tenu à parler de Kim Philby en particulier. Ce personnage empoté qu'on rencontre au départ, ne cesse ensuite de prendre de l'aplomb pour devenir incontestablement séduisant et charismatique. Il ajoute même par moments une dose de cynisme so british qui en fait un homme qu'on a envie de côtoyer.
Cultivé, masquant ses opinions marxistes sous un vernis conservateur qui lui ouvre bien des portes, il suit son petit bonhomme de chemin que ce soit au Times, d'abord, puis dans les services secrets, sans jamais qu'on le soupçonne du côté anglais. Il est le contre-exemple parfait à l'adage "nul n'est prophète en son pays", puisque c'est du côté soviétique qu'on se méfie le plus de lui (en tout cas, à cette période).
A noter que le portrait du fils s'accompagne aussi d'un portrait en creux du père. Le fameux St. John Philby... Bien sûr, il n'est pas le personnage central de ce livre, mais, en bon excentrique qu'il est, on a l'impression qu'il s'y invite sans demander l'avis de personne. Malgré sa relation houleuse avec Kim, il n'en est jamais vraiment bien loin, un rapprochement s'opérant même à la fin des années 1930.
On en vient même à se dire que le paternel pourrait tout autant faire l'objet d'une biographie ou d'un roman, tant son exubérance et son côté iconoclaste frappent le lecteur. Entre sa dégaine improbable qui devait faire sensation dans le Londres guindé des années 30 et ses manigances politiques incessantes, il intrigue autant que son fameux rejeton...
Finalement, autour de Kim Philby, dans son orbite, même, pourrais-je dire, Robert Littell nous offre une galerie de portraits tout à fait intéressante, avec des personnalités riches au destin rendu complexe par l'instabilité de cette époque troublée. A travers son parcours, sa carrière, c'est un grand pan de l'histoire européenne de cette décennie que l'on couvre.
Mais alors, qui est vraiment Kim Philby ? L'histoire officielle retient l'image sombre du traître ayant espionné pour Staline puis ayant choisi de fuir en Union Soviétique, où il passa la fin de sa vie (cette dernière partie n'est qu'effleurée dans le roman, puisque c'est le jeune homme qui intéresse Littell, mais on peut aller compléter les informations, évidemment).
Est-il ce jeune homme en rébellion contre un père trop occupé par ses multiples obsessions et donc peu présent, contre un establishment trop conservateur qu'il a rejeté pour choisir l'idéologie marxiste, seul véritable rempart contre la montée du nazisme, à ses yeux ? C'est en tout cas ce que l'on dit de lui et ce que l'on voit se dessiner dans ce livre dans un premier temps.
Pourrait-il exister un autre Kim Philby, se demande Robert Littell ? La voie romanesque permet à l'ancien journaliste de dresser un portrait alternatif de ce personnage emblématique d'une époque et qui demeure, aux yeux des Britanniques, comme l'un des plus grands traîtres de la période de la Guerre Froide.
A lire les pages qu'on trouve sur lui, Kim Philby ne bénéficie d'aucune circonstance atténuante, au contraire, son attitude lui vaut une haine farouche de ses compatriotes, qui perdure plus d'un quart de siècle après sa mort. Disparu en 1988, il n'aura pas vu s'effondrer le bloc communiste pour qui il a choisi de sacrifier son existence.
Mais, dans son "portrait de l'espion en jeune homme", Robert Littell choisit de prendre les choses à contre-pied. Il est sympathique, son Philby, il est espion comme dans un jeu de rôles, a-t-on l'impression. Prend-il tout cela au sérieux où exprime-t-il là un côté dandy et excentrique, héritage d'un père qui se moquait lui aussi de toutes les convenances ?
Que vous connaissiez Kim Philby ou que vous découvriez ce nom, lire le récit de cette jeunesse ambiguë devrait vous ouvrir quelques pistes de réflexion. Mais, quoi qu'on pense de lui, qu'on soit en phase avec Littell ou qu'on reste sur la ligne officielle, cette lecture est l'occasion de plonger dans une époque palpitante et mouvementée et de découvrir un personnage qui ne peut laisser indifférent.