Le groupe Siegwart-Warner est l'un des leaders mondiaux de ce qu'on appelle la RealiSim. Autrement dit, des parcs à thèmes dans lesquels le spectateur se retrouve plongé dans une époque, un événement, une histoire, comme s'il y était vraiment... Et le concept marche tellement bien que les sites de RealiSim se multiplient à travers le monde comme des champignons...
Que vous vouliez revivre les derniers jours de Pompéi, affronter une invasion de zombies, arpenter le Londres victorien ou naviguer sur le Discovery, le navire sur lequel George Vancouver explora en 1792 la côte où s'établira la ville portant son nom, la RealiSim est faite pour vous et pour satisfaire votre curiosité ou faire monter en flèche votre adrénaline.
Le principe est le même que les jeux vidéos, mais grandeur nature et dans un univers reproduit avec une incroyable précision. On loue un casque, on achète des vies et, lorsqu'on les perd, volontairement ou non, on rejoint le monde réel et l'on est débité d'une de ces précieuses vies. A chacun de gérer au mieux son capital, l'expérience permettant de se jouer plus facilement des pièges.
Pourtant, alors que les parcs ne désemplissent pas et que le succès est retentissant, quelques incidents mineurs viennent légèrement ternir la satisfaction des responsables de Siegwart-Warner. Rien de bien grave, dans un premier temps, puis, les incidents prennent un tour un peu plus sérieux, avec quelques blessures invalidantes...
Le temps de comprendre ce qui se passe, et le niveau de gravité monte encore d'un, voire plusieurs crans. On déplore même un premier mort du côté de Pompéi, et une coulée de lave n'est pas à son origine. En revanche, le cadavre est sacrément abîmé. Des blessures tout sauf virtuelles qui resteront longtemps gravées dans la mémoire des témoins de l'événement...
Mais, la cote d'alerte est véritablement dépassée quand Alba Peary, directrice de production sur le site de Victorian Revival, disparaît brusquement. Un mort aussi a été découvert sur le site de cette attraction qui plonge le visiteur dans le Londres de la fin du XIXe siècle. Et il semble bien qu'elle ne soit pas revenue de son inspection dans le monde virtuel...
Devant la multiplication des incidents sur un nombre croissant de ces sites, et devant la gravité terrible de certains de ces faits inexpliqués, la compagnie Siegwart-Warner demande à son responsable de la sécurité et des recours juridiques, Friedrich von Helm, de mener son enquête, la plus discrète possible, mais avec également la plus grande diligence, avant que tout cela ne tourne à la catastrophe pour l'entreprise...
"In cloud we trust" est le récit de cette enquête, racontée à travers les différents témoignages collectés par Van Helm. On voyage ainsi de site en site, plongeant dans des univers différents (j'en ai cité quelques-uns plus haut), à la rencontre de personnages qui ne comprennent pas bien ce qui leur arrive. Mais ils ont tous un point communs : ce qu'ils ont vu, ce dont ils ont été les témoins défie l'entendement.
Et, pendant que Van Helm cherche à comprendre ce qui se passe au sein des sites de RealiSim créé par la compagnie Siegwart-Warner, il doit rendre compte à son conseil d'administration. Car, et ce n'est pas un aspect négligeable de l'histoire, l'entreprise cherche à s'adapter en fonction des événements. N'est-ce pas là l'essence du capitalisme ?
Alors que le danger se précise, alors que les incidents et les disparitions croissent de façon exponentielle, la compagnie ne se démonte pas et, au lieu de fermer les sites les plus touchés, elle cherche comment tirer profit de la situation. Business is business et cette grosse entreprise ne doit surtout pas connaître la crise !
Mais de quoi s'agit-il exactement ? Eh bien, je ne peux pas trop vous en dire plus. Peut-être même, dans ce qui va suivre, en dirai-je un peu trop, soyez prévenus si vous fuyez les spoilers potentiels comme les vampires les rayons du soleil... Toutefois, j'ai envie d'évoquer certains aspects marquants de cette lecture.
Frédéric Delmeulle, s'il nous offre ici un roman plus sombre que ses précédents, en tout cas dans la forme, n'a pas oublié de s'amuser. La construction de "In cloud we trust" lui permet de jouer aux exercices de style, en multipliant les personnages et les situations et en variant le ton, avec ou sans long nez, pour chacune des situations.
Mieux encore, il passe en revue tout un tas de situations qui parlent à notre imaginaire collectif et font qu'on n'est jamais tout à fait perdu mais qu'on est à notre tour plongés dans la RealiSim. La force de la lecture ! Zombis, vaisseau fantôme, château hanté et d'autres décors particulièrement évocateurs se succèdent pour une visite des plus étonnantes...
Chacun de ces chapitres est une mini-histoire abordant un thème, un décor, parfois une époque, avec un témoignage dont le lien apparaît plus ou moins directement avec l'enquête de Friedrich Van Helm. Et, quand le lien n'est pas évident, c'est finalement encore plus inquiétant que lorsqu'il saute aux yeux. Car, en prenant forme, le puzzle du responsable de la recherche, etc., etc., devient plus inquiétant...
C'est donc le virtuel qui semble occuper le devant de la scène de ce roman. Mais, ce serait une erreur de réduire "In cloud we trust" à cela, car Delmeulle dresse en fait le portrait d'une société contemporaine dont le mal-être déborde de partout. Oui, nous vivons dans un monde pourri et la virtualité permet de s'en échapper... Et peut-être même définitivement.
Entre critique de ce capitalisme débridé qui n'a honte de rien, fait des affaires avec tout, même le pire, et crée des besoins du plus mauvais goût qui soit, et ce besoin d'évasion qu'on ressent chez les utilisateurs de la RealiSim, la satire prend forme et gagne au fil des pages en force. Jusqu'à créer des situations où l'on ne sait plus s'il s'agit de files d'attente dignes de la sortie du nouveau Star Wars ou de la mise en place spontané de réfugiés en quête d'un exil et d'une vie meilleure...
En lisant "In cloud we trust", on pense automatiquement à Christopher Priest, qui a exploré la question des jeux virtuels dans "Existenz" mais sans doute plus encore dans "les extrêmes", dont certains thèmes se rapprochent de ceux que traitent Frédéric Delmeulle dans son livre. Mais comment ne pas aussi songer à Jasper Fforde, dont la Thursday Next serait plongée dans une liseuse, cette fois ?
Je cite ces deux auteurs parce que j'ai songé à eux. Mais Delmeulle a sa manière de faire et pour revenir à ce que je disais plus haut, il a obscurci son ton, même si on sent toujours que la facétie n'est jamais très loin. Il explore la question de la virtualité et de son réalisme de plus en plus... réaliste, hum... mais pas en tombant dans le haro sur les jeux vidéos.
Ici, le propos est autre et rejoint là encore des thèmes dont nous avons déjà parlé sur ce blog. Derrière le Cloud, positionné dès le titre du livre en statue du commandeur, et même un peu plus, on retrouve l'intelligence artificielle et cette inquiétude qui touche nombre d'auteurs actuels de SF quant à la possibilité de la voir déborder de son rôle...
Des articles sur des sites de presse ou des blogs aussi, récemment, se font écho de ces craintes, comme celui-ci, sur les robots ou encore celui-là, qui pose ouvertement la question d'une IA inamicale. Pas de doute, on est bien dans l'air du temps et, à défaut de pouvoir vraiment se payer un bon trip de frousse en fuyant l'éruption du Vésuve comme si on y était, on se fait peur avec ces sujets. Parce qu'on aime se faire peur.
Je referme la parenthèse. Le livre de Frédéric Delmeulle n'est pas à proprement parler du genre à vous scotcher de trouille à votre fauteuil, mais sa construction le rend très intrigant, car on ne sait pas, pendant un long moment, où l'on va, ce qui se passe réellement. Et on est captivé par ces tranches de vie entre réalité et virtuel où rien ne colle vraiment.
On s'amuse, malgré le côté sombre de l'intrigue, de la diversité des personnages, avec une mention spéciale pour cette Miss Marple des mondes surnaturels, Lisbeth Shrader, et son amie et assistante, la digne octogénaire Maggie. Dans la tourmente, flegme soooo british, tenues et coiffures impeccables et insatiable curiosité...
Enfin, que serait un roman de Frédéric Delmeulle sans son clin d'oeil à Marlène Dietrich ? Dans "la Parallèle Vertov", il en avait fait un personnage à part entière, je crois me souvenir que je l'avais évoquée. Ici, c'est plus subtil, mais c'est réussi et bien venu. A vrai dire, c'est mon insatiable curiosité à moi qui m'a permis de faire cette découverte. Non seulement j'ai appris quelque chose, mais cela m'a bien amusé.
Voilà un bon divertissement, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas de fond ou qu'on y trouve pas de quoi réfléchir. Et la confirmation du côté décalé et plein d'ironie de Frédéric Delmeulle, encore une fois fort habile pour jongler avec les codes des genres et l'imaginaire collectif. J'attends impatiemment de découvrir la prochaine cuvée née de son imagination fertile.