Le bassin du Luxembourg

Par Site3p

Ce samedi 14 novembre, Hector prenait son petit-déjeuner dans son appartement de la rue Cassette. Il était assis près de la fenêtre sur un fauteuil de velours vert pâle à larges côtes, son plateau posé en face de lui sur une table basse en acajou. Il buvait son thé à petites gorgées et observait la nouvelle statue qui venait d'être posée dans la cour. C'était une statue de fonte couleur rouille, elle représentait deux amants dans une attitude de simplicité singulière. La jeune femme avait le bras gauche enroulé autour de l'épaule de l'homme et sa main glissait le long de la colonne vertébrale. Tous deux avaient le crâne lisse mais l'étrangeté n'était pas là. Leurs pieds étaient pris dans un rouleau de fil barbelé dont la hauteur se réglait à volonté. Hector se demandait quelle pouvait être la symbolique de ce fil et imaginait diverses interprétations lorsque la sonnerie du téléphone retentit.

- Papa, ... Hector reconnut la voix de sa fille et lui trouva une pâleur inhabituelle.

- Oui, Léda, que se passe-t-il ?

- Peux-tu prendre Achille chez toi ?

- Bien sûr mais ... vous avez une difficulté ?

- Tu n'es pas au courant de ce qui s'est passé cette nuit ?

- Non, avoue Hector qui sent la culpabilité le gagner.

- Il y a eu un attentat au Bataclan et dans plusieurs rues de notre quartier. Il y a plus de cent morts. C'était vraiment la guerre. Personne n'a dormi bien sûr et je voudrais sortir le petit de cette ambiance.

Hector revint à la surface du monde et élabora un plan d'urgence :

- Ecoute, venez tous les trois déjeuner et on verra ce qu'on fait d'Achille. Je te propose de le garder jusqu'à la fin de l'année et il pourrait aller en classe à Stan.

- Tu sais que ce n'est guère dans les idées de Paul. Enfin, on verra. C'est gentil de nous inviter à déjeuner. Nous viendrons vers 1 h.

- Entendu.

Depuis qu'il était veuf, Hector avait pris goût à faire les courses dans le quartier et à composer ses menus au gré de ce qu'il trouvait chez les commerçants. Ce midi il y aurait tomates persillées, filets de rouget avec pommes de terre sautées, camembert et salade de clémentines. Revenu chez lui, il prépara le repas tout en écoutant la radio. Le mot de guerre qu'avait employé Léda et qui l'avait choqué revenait en boucle. La bulle rêveuse dans laquelle il aimait à voir la vie crevait lentement. La sonnette de la porte d'entrée retentit. Les embrassades furent plus longues qu'à l'accoutumée comme si les corps avaient plus à dire que les mots. Paul, le mari de Léda, était le plus pâle de tous. Il n'avait pas dormi. En tant que médecin, il avait proposé de se joindre aux urgentistes dès qu'il avait entendu les premières sirènes et, jusqu'au petit matin, il avait trié les corps et administré les premiers soins. A présent, il ressentait la fatigue mais surtout une agoraphobie irrépressible. Il demanda à quitter la table :

- Excusez-moi Hector mais il faut que j'aille prendre l'air.

- Faites, faites, mais nous voulions discuter du sort d'Achille ...

- Ce que vous avez proposé est très généreux et je me rangerai à l'avis de Léda.

Paul sortit et se promena jusqu'aux tennis du Luxembourg. Il retrouva un peu de calme mais l'angoisse le saisissait dès qu'il pensait au retour chez lui, dans un appartement d'où il avait vu l'enfer. La vie devait continuer et il esquissa un sourire en pensant aux moments de vacances, bien insolites, qu'il aurait en revenant voir son fils dans ce coin de Paris si tranquille. Il rentra chez Hector. Léda lui ouvrit la porte, attendit qu'il s'assit et lui dit :

- Si tu veux bien, Achille reste ici jusqu'à Noël et nous partons tout de suite à Varengeville jusqu'à demain soir.

Paul passa la main dans les cheveux blonds de Léda et demanda à Achille :

- Tu viens avec nous au bord de la mer ?

Achille s'attendait à la question car le comportement de son père préoccupait sa petite tête d'enfant. Il pensait que son père et sa mère seraient mieux seuls et répondit

- Non, je reste avec Grand-papa.

Les joues avaient repris un peu de couleur et les embrassades de départ furent plus enjouées que celles d'arrivée. Dès les derniers saluts échangés, Hector qui était définitivement revenu sur le plancher des réalités, empoigna le téléphone, composa un numéro et entendit une voix

- Ici le Collège Stanislas, à qui désirez-vous parler ?

- Au Père Melchisedech s'il vous plait, de la part d'Hector Detroie.

- Je vais voir s'il est ici lui répondit le concierge du collège.

Au bout de quelques instants, Hector reconnut la voix rocailleuse de son vieil ami qui, après une longue itinérance de diplomate, était maintenant préfet des études à Stanislas.

- Allo, Hector. Que deviens-tu ?

- Salut, Melchi, j'ai un service à te demander. Tu sais que ma fille et sa famille habitent Boulevard Voltaire ...

- Ah ! ne m'en parle pas, mais qu'est-ce que je peux faire pour toi ?

- Mon petit-fils, Achille, va rester chez moi jusqu'à la fin de l'année. Peux-tu l'inscrire pour cette période en CM1 ?

- D'accord, je préviens immédiatement M Duruflé, l'instituteur de la classe. Tu n'auras qu'à le demander lundi matin avant les cours et lui présenter Achille.

- Merci, tu me rends un fier service. Au fait, tu n'avais pas d'élèves dans le XI-ème hier soir ?

- Je ne peux pas en parler au téléphone.

- Alors, passe à la maison.

- Si tu veux, mais pas avant 21 h.

- A ce soir alors.

Hector s'attendait à une lourde soirée. Il était encore tôt. Il proposa à Achille d'aller au cinéma. Achille, ravi, prit la main de son grand-père et l'entraîna dans l'escalier qui menait à la cour. Arrivé en bas, il le lâcha pour faire le tour de la statue.

- C'est bizarre, ce fil de fer ... déclara-t-il. C'est pour la protéger des voleurs ?

- C'est pour "les" protéger, répliqua Hector qui brisa là la conversation.

Son esprit était ailleurs. Il reprit la main de l'enfant, tira la lourde porte cochère et parvint dans la rue. Ils marchèrent jusqu'au Boulevard St Germain, passèrent devant les cinémas. Achille s'étonnait qu'Hector ne lui proposât rien mais il n'osait en troubler la méditation. Ils traversèrent le Boulevard St Michel, arrivèrent devant le Champollion. A 16 h 15, on projetait "Himalaya, l'enfance d'un chef" d'Eric Valli.

- C'est l'histoire d'un garçon de ton âge qui conduit un troupeau de yaks à travers l'Himalaya et qui a ... un grand-père terrible, rugit Hector.

- Bon, je veux bien, répondit Achille en souriant.

Le film l'enthousiasma. De retour à l'appartement, il fouilla la bibliothèque, dénicha un vieil atlas et tenta de reconstituer l'itinéraire des bergers du Dolpo. Il se fit prier pour venir à table et se replongea dès le dessert terminé dans le déchiffrage des cartes lorsqu'un coup de sonnette le fit sursauter. Hector alla ouvrir.

- Bonjour Melchi. Je te présente Achille.

- Salut, jeune chrétien !

Achille, assis sur le tapis, voyait un colosse barbu à la tignasse brune qui portait une petite croix au revers du col de son blouson. Il était impressionné par la stature de l'homme mais la bonhommie du salut de Melchisedech le mit en confiance. Il répliqua ingénument :

- Moi, je ne suis pas baptisé !

et récolta une réplique foudroyante :

- Genèse 3.

Il abandonna son atlas et se mit à taper sur sa tablette : " Genèse 3 ". Tandis qu'il attendait le résultat de la recherche, des mots voletaient autour de lui. Cognac ... Terminales ... Carillon ... Charmantes ... Enfin l'écran se para de références bleutées. Il choisit la première. Adam, Eve, le Serpent. C'étaient presque les personnages de la statue de la cour si le fil de fer barbelé figurait le serpent. Melchi avait dû s'arrêter et s'interroger sur l'énigme du fil de fer. Rafales ... Barbarie ... Foi ... Homme ... Les mots comme des chauve-souris battaient l'air de leurs ailes. Hector s'aperçut soudain que les recherches d'Achille avaient obliqué vers la peinture. Certes, l'Adam et l'Eve de Dürer étaient magnifiques mais, qui sait ce que réservait la page suivante ? Et la soirée était bien avancée.

- Au lit, le moineau ! lança-t-il à l'adresse d'Achille.

Achille rangea l'atlas et la tablette, embrassa les messieurs et se dirigea vers sa chambre.

- Il est adorable ce petit, dit Melchi. Quand ... mais il s'arrêta soudain et se mordit la lèvre.

- Encore un petit cognac ? proposa Hector.

- Non, je vais rentrer.

- Reviens quand tu veux.

- Merci, je risque d'en avoir besoin. Cette conversation m'a fait du bien.

Melchisedech s'en alla. Hector se pencha à la fenêtre, le suivit des yeux et continua à entendre ses souliers ferrés marteler l'asphalte de la rue de Vaugirard lorsqu'il eut disparu. Le silence se fit à nouveau dans la petite rue et Hector partit se coucher.

Les cloches de Saint-Sulpice le réveillèrent à 8 h. Le petit dormait toujours. Hector descendit chercher du pain et des croissants et prépara le petit-déjeuner. Il se demandait comment occuper cette journée de dimanche. S'il avait été seul, il serait allé sur le lieu des attentats mais, avec un enfant que sa mère lui avait confié pour qu'il reste loin de la tourmente, cela ressemblait à une trahison. Toutefois, il y avait eu la visite de Melchisedech et les paroles du prêtre s'étaient fichées de manière quasi obsessionnelle dans sa tête. Il pensait aussi que les enfants ne sont pas aussi déchirés que les adultes devant la mort. Il fit bouillir l'eau, infuser le thé. Il distribua les assiettes, le pain, les croissants, le beurre et les confitures sur la table, la tête baissée, écartelé par ses hésitations.

- Coucou.

Le petit homme était là avec son gentil sourire, tout habillé, les cheveux encore humides du passage sous la douche. Achille le vit mais ne fit pas vraiment attention à sa présence.

- Qu'est-ce qu'il y a Grand-Papa ? Tu as l'air soucieux. Quelque chose ne va pas ...

Hector vit les yeux clairs de l'enfant quand les siens étaient brouillés de confusion, voire de larmes. Il décida de sortir de l'impasse en faisant confiance à l'ingénuité de l'enfant.

- Vois-tu, mon chéri. Je sais ce que je ferais si j'étais seul mais avec toi ... disons que j'ai un problème.

Les mots qui tournoyaient autour d'Achille hier soir revinrent et se posèrent un à un dans sa tête. Il devina le dilemme de son grand-père et lui dit :

- Tu voudrais aller dans notre quartier et tu crois que ce serait désobéir à maman ?

- Exactement, répondit Hector sidéré de la clairvoyance de l'enfant.

- Alors, tu as deux solutions, reprit Achille. Une toute bête : tu allumes la télé, tu me choisis un programme genre Star Wars et tu vas te promener. Une autre moins bête : on part tous les deux.

Hector se dit qu'en emmenant l'enfant, il prenait un risque, minime certes mais non nul tout de même. La première solution était la plus sage mais l'enfant avait dit bête.

- Grand-Papa, tu ne manges pas ?

- Non, je prends une tasse de thé. Finis les croissants. Hector fit une pose et ajouta : Après, on y va.

L'enfant eut un grand sourire. Ils prirent le métro et en sortirent à la station Goncourt. Ils remontèrent l'avenue Parmentier jusqu'à la rue Alibert. Là, ils passèrent devant le Carillon et le Petit Cambodge. Ils croisèrent Fiammetta, une amie de Léda, qui avait une galerie rue Bichat. Ils échangèrent quelques mots :

- Aujourd'hui, dit Fiammetta, je suis sûre d'avoir vu le terroriste repérer les lieux hier devant chez moi.

- Il ne vous est rien arrivé au moins ? s'enquit Hector.

- Non, juste quelques écorchures de balles sur le mur extérieur, répondit Fiammetta. Voudriez vous dire à Leda que j'irai la voir demain.

- Bien sûr, dit Hector. Ils s'embrassèrent et se séparèrent.

Les bougies et les fleurs recouvraient le sang qui avait coulé là et plus bas encore à la pizzeria Casa Nostra et au Café Bonne Bière de la rue de la Fontaine au Roy. L'étrange silence de la foule était le négatif du vacarme qui avait secoué les murs la veille. Ils descendirent vers le Boulevard Voltaire, Hector frémit devant le Bataclan et pressa le pas alors que l'enfant était curieux et ne cessait de poser des questions. Ils terminèrent leur pèlerinage par La Belle Equipe rue de Charonne et le Comptoir Voltaire. C'était bien vrai, la vie n'avait pas le même poids chez le vieil homme et chez l'enfant. Hector avait accompli un deuil. Achille avait vu les mêmes lieux mais cherchait à savoir comment les terroristes avaient opéré, pourquoi ils avaient fait cela et les policiers et les pompiers et les médecins. Hector n'en pouvait plus :

- Ecoute mon chéri, je suis accablé. Il faut que le temps passe. Peut-être y verrons-nous plus clair bientôt. Tu sais ce qui nous attriste le plus, le Père Melchisedech et moi, c'est que ce soient des hommes qui se soient livrés à ces massacres.

L'enfant se tut et demeura pensif jusqu'à ce qu'ils émergent du métro Danton. Là, Hector lui proposa d'aller déjeuner chez Poulidor en haut de la rue Monsieur le Prince.

- Je ne sais pas si j'ai très faim, répondit Achille. Si on se baladait tranquillement ?

- Comme tu veux, acquiesça Hector. Attends moi un instant, je vais acheter un livre de sudokus.

Ils remontèrent vers le Théâtre de l'Odéon. Le long des grilles du Luxembourg, il y avait une exposition de photos de la terre qui illustraient les effets du réchauffement climatique.

- Tu crois qu'on va arriver à réduire la température ? demanda Achille.

- Je crois qu'il faut le faire. Si on a su l'augmenter, on doit savoir la diminuer. Il n'y a pas de difficulté de principe. Maintenant, ce n'est pas pour autant qu'on y arrivera.

- Je vois. Tu n'as pas trop confiance dans les hommes, commenta Achille qui faisait ressurgir ses pensées du métro.

- Disons ... pas dans tous, corrigea Hector.

Devisant de la sorte, ils pénétrèrent à l'intérieur du jardin. A l'ouest, le ciel se couvrait de nuages qui formaient sous l'effet du soleil un amas violemment contrasté de jaunes et de noirs. Hector demanda à Achille de se placer près d'une colonne qui portait un vase Médicis monumental et il prit plusieurs photos. Achille les visionna.

- Tu as vu en arrière-plan le marchand de bateaux avec sa charrette. Je les trouve très jolis ces petits voiliers avec leur coque blanches et leurs voiles rouges, bleues ou blanches. Achille s'enchantait aussi du spectacle du bassin avec son grand jet d'eau central.

- Tu veux qu'on en loue un.

- Ah oui ! Merci grand-papa.

Hector se dirigea vers le stand des bateaux et choisit un voilier à voiles bleues et blanches, le tendit à Achille et lui dit :

- Amuse toi bien. Je vais m'asseoir sur le banc sous l'arbre rouge là-bas.

- Tu vas faire tes sudokus ?

- Tout juste.

Et Hector partit d'un pas tranquille tandis qu'Achille se précipita vers le bassin et chercha la risée qui ferait traverser le petit bateau sans que le jet d'eau ne trempât ses voiles.∴

15 novembre 2035

Le meltem s'était calmé et l'eau était bleu saphir. Une caïque voguait au large d'Ephèse. Un groupe de jeunes gens bavardait, prenait des photos ou observait les dauphins qui plongeaient auprès du bateau. Parmi eux, une jeune fille de taille au-dessus de la moyenne, portait une jupe à fleurs bleues et rouges, une chemise blanche et un bouton de rose rouge planté dans son chignon. Un jeune homme habillé de blanc des chaussures au chapeau s'approcha d'elle et engagea la conversation.

- Vous faites le tour de la Mer Egée ?

- A peu près. Je viens d'Amorgos et je m'arrêterai à Patmos. Après, on verra. Et vous ?

- Moi, je fais une étude sur les réfugiés syriens et j'essaie de retrouver leurs itinéraires.

- Penser que des gens ont pu se noyer ici il y a vingt ans, c'est incroyable. Comment la Grèce qui est si belle a-t-elle pu inventer la tragédie ?

Il y eut un moment de silence où les esprits vagabondèrent jusqu'à Sophocle et Euripide. Lui, ranima la flamme du dialogue :

- Et vous, que faites-vous en dehors de vos vacances ?

- Je ne suis pas en vacances. Je travaille sur plusieurs sites de fouilles dont un à Patmos précisément.

- Je ne vous voyais pas archéologue, objecta le garçon. Ce n'est pas un métier trop poussiéreux ?

- Ce peut être un point de vue mais ce n'est pas le mien, argumenta tranquillement la jeune fille. Elle marqua un temps de pose, sourit et lui dit : Voulez-vous savoir comment m'est venu le goût de la Grèce ?

Le jeune homme ne vit aucune raison à objecter. Au moment de parler, elle eut une hésitation.

- L'histoire que je vais vous raconter est assez banale mais mon goût de la Grèce est venu comme ça.

Elle prit sa respiration et commença.

- Figurez-vous, il y a vingt ans de cela, ma mère m'avait emmenée au Luxembourg et, comme tous les enfants du quartier, je jouais au bord du bassin avec les petits bateaux. Ce jour-là, je ne sais au juste ce qui se passa mais mon bateau ne voulait pas revenir. J'avais bien une gaule pour l'attraper mais j'étais trop petite. A côté de moi, un garçon vit mon embarras, il prit ma gaule, allongea le bras et, patatras, se retrouva au fond du bassin, tout poisseux d'herbes verdâtres. Grand émoi autour de l'eau. J'appelle ma mère. Enfin on repêche le bonhomme. Ma mère lui demande s'il est seul. Il dit que non, que son grand-père est assis sous l'arbre rouge. Elle marmonne : " En voilà un qui ne s'en fait pas ". Elle s'approche du vieux monsieur absorbé dans la résolution d'un diabolique et hasarde : "Monsieur ...". Lui, se lève et la salue : " Hector Detroie. Madame, que puis-je pour vous ? ". Ma mère lui répond : " Catherine Leman. Je crois que le jeune garçon qui est tombé à l'eau est votre petit-fils. Il s'appelle Achille ". " Oui, c'est bien lui, Achille Bouillant. Il ne s'est pas noyé ...". " Non, non, répondit ma mère, mais il est trempé et j'ai pris la liberté de demander à ma fille Hélène de l'emmener se changer chez nous. Nous habitons à côté au premier étage du 46 rue Madame. Le code est 123A." " Je suis confus de vous donner cette peine, s'excusa le vieil homme. J'habite rue Cassette et je cours chercher des affaires propres. " Il enfila son livre de sudokus dans la poche de son veston, s'éloigna à grands pas et aperçut alors une petite fille, moi, qui fouettait gentiment Achille avec sa gaule en criant : " Allez, hue, hue, petit âne grelottant ! ". Ils étaient charmants tous les deux avec leurs prénoms de héros de la guerre de Troie. Je ne les ai jamais revus mais ... j'ai étudié le grec. C'était drôle, non ?

Il ne répond pas. Depuis qu'il sait qu'il est le héros de cette histoire, il est ailleurs, il regarde les yeux d'Hélène dans lesquels il retrouve ces éclats d'améthyste qui l'avaient déjà ému, mais fugitivement, quand il avait émergé du bassin, il y a si longtemps. Elle, surprise de ce silence, le regarde fixement. Elle retrouve la couleur noisette des yeux du petit âne qu'elle faisait trotter sous les marronniers du Luxembourg. Alors, elle s'approche, l'enveloppe de son bras gauche, sa main vient se nicher au creux des omoplates d'Achille. Les vertèbres lui semblent les notes d'un clavier. Elle se serre contre lui et joue une petite musique. Il la retient. Il goûte cette douceur comme un nouveau soleil qui se serait posé sur lui, un soleil de nuit car, dans le ciel, les étoiles se sont allumées.

Les témoins de la scène racontent qu'il y eut un prodige. Un fil de fer barbelé de couleur rouille se lova autour de leur pieds puis s'étira autour de leurs corps jusqu'à la hauteur de leurs épaules.

Les amants sont seuls au monde.

Bruno Autin