J'aurais pu titrer ce billet avec la tirade sur le temps qui ouvre le livre dont nous allons parler, mais elle se trouve déjà sur la quatrième de couverture. J'aurais pu parodier Léo Ferré et titrer : "Avec le temps, va, tout ne s'en va pas". Mais, ça ne me convenait pas vraiment. Alors, j'ai cherché un peu, jusqu'à trouver cette phrase de l'écrivain japonais, tiré de l'un de ses romans les plus connus, "Kafka sur le rivage". Car, si le temps est l'une des motivations de l'auteur de notre livre du jour, ce sont bel et bien les souvenirs qui animent ce roman en forme d'invitation au(x) voyage(s), dans un monde où la folie et la violence côtoient la douceur et l'improbable. "Il faut de tout pour faire un monde", selon Queneau et, dans "le goût du large", le deuxième roman du journaliste Nicolas Delesalle, publié aux éditions Préludes, on le mesure aisément. Embarquez, profitez, respirez, émouvez-vous. Découvrez, tout simplement !
Nicolas Delesalle est journaliste et grand reporter. Une vie chargée, dure, souvent dangereuse, mais aussi excitante et forte. Mais certainement pas une vie de tout repos, certainement pas une vie où l'on prend le temps, pressé autant par les événements que l'on est chargé de couvrir que par les délais des médias attendant le reportage final au plus tôt.
Parfois, pourtant, on a besoin de souffler. Non, mieux, de prendre son temps. Ah, le temps... Le livre s'ouvre sur une déclaration d'amour au temps, celui qui passe bien plus lentement lorsqu'on n'a rien de prévu pour le remplir. Et, pour profiter de la richesse qu'est le temps qu'on dit libre, Nicolas Delesalle a trouvé le moyen idéal : partir en croisière...
Mais pas une croisière sur un paquebot de luxe tout confort, genre Pacific Princess, la croisière s'amuse et tout le toutim, non. La croisière que s'offre l'auteur se déroulera sur un cargo porte-conteneurs, entre Anvers et Istanbul, loin du côté carte postale qu'on attend à l'évocation du mot croisière, et le long d'une véritable autoroute maritime.
Neuf jours sur le MSC Cordoba, un bateau de nationalité allemande mais battant pavillon philippin. Son équipage, dont nous dirons un mot plus loin, ses 1629 conteneurs transportant de mystérieuses cargaisons, et une autre touriste, une jeune retraitée qui, elle aussi, a choisi de partir découvrir le monde sur ce mode de transport bien original...
Du port belge jusqu'au détroit du Bosphore, en passant par le Golfe de Gascogne, Gibraltar et son détroit, longeant les côtes africaines jusqu'aux portes de l'Asie, Nicolas Delesalle devient observateur de l'océan Atlantique puis de la Méditeranée, spectateur privilégié de ce panorama fabuleux, en perpétuel changement, chargé d'une telle puissance évocatrice...
Mais, le narrateur ne reste pas toute la sainte journée face à la mer, à rêver, à écouter de la musique qu'il adapte à ce qu'il voit (la musique tient une belle place dans ce livre). S'il a choisi le cargo, c'est aussi pour pouvoir s'immerger, si je puis dire, dans l'écriture. Une résidence d'auteur flottante, en quelque sorte.
Reste que le naturel revient vite au galop. Et un journaliste reste curieux, quel que soit l'environnement. Alors, il profite de ce voyage pour faire connaissance avec ses compagnons de voyage, les membres de cet équipage cosmopolite, habitué à charger, convoyer et décharger ces énormes boîtes de toutes les couleurs dont ils ignorent ce qu'elles contiennent.
Il y découvre des marins, des vrais passionnés de la mer, mais aussi des hommes qui laissent derrière eux des mois durant leurs familles, leurs épouses, leurs enfants, qu'ils ne revoient que quelques semaines avant de repartir autour du monde... Comme tant de marins avant eux, ils connaissent cette difficulté de concilier la vie professionnelle et la vie privée.
Mais pourquoi vivre ainsi, alors ? Pourquoi se priver de tant de moments forts auprès des siens ? La principale réponse est, hélas, tellement prosaïque : l'argent. Pour un Philippin, devenir marin, c'est s'assurer des revenus plus importants que ce qu'il pourrait gagner en restant au pays. Et comme, malgré tout, cet argent s'évapore vite, comme partout, alors, il faut repartir...
Peu à peu, ces fiers marins s'ouvrent au journaliste, confient leur amour du métier, pourtant si difficile, si ingrat, mais aussi des souvenirs. Chose surprenante, ce sont souvent des fortunes de mer qui reviennent dans les anecdotes qu'on lui raconte. Du capitaine au marin de base, tous ou presque ont été marqués par des accidents, des naufrages, heureusement extraordinaires.
Nicolas Delesalle semble avoir le pied marin, mais l'eau n'est pas son élément premier et sur le cargo, il ne maîtrise rien. Alors, on ressent toujours un peu de peur et le fait d'entendre ces histoires catastrophiques à répétition, même lorsqu'elles sont narrées avec le sourire, ça refroidit un peu... En mer, la superstition est partout, même chez un passager occasionnel...
La peur. Là encore, on va y revenir. Dans le dernier aspect que nous allons aborder à propos de ce livre ; les souvenirs. Nicolas Delesalle, sur le MSC Cordoba a tout le temps devant lui. Tout le temps de laisser son esprit vagabonder, de cogiter. Et de laisser s'ouvrir un à un les conteneurs que sa mémoire transporte et qui contiennent autant de souvenirs marquants.
A lui aussi de raconter ces histoires personnelles, même si elles sont liées à son métier. Il a le temps pour cela aussi. Le temps de se raconter, à travers ces voyages, ces reportages, ces rencontres, ces événements qui frappent certainement l'opinion qui les reçoit avec moins de force que celui qui les vit et les relate.
De son premier reportage, à Gaza, en pleine seconde Intifada à la Russie poutinienne, de l'Afghanistan à l'Afrique, du Sénégal à la Libye en guerre, du Congo au Niger, sans oublier les printemps arabes et la frontière turco-syrienne où le conflit entre la folie d'un dictateur et le fanatisme religieux s'affrontent et s'allient, paradoxalement, pour jeter des millions d'âmes sur les routes...
Il y a Nicolas Delesalle sur son cargo, se souvenant de ses aventures de globe-trotteur, et le lecteur, qui se retrouve dans ce double voyage immobile, aussi dépaysant dans ses deux dimensions, mais forcément plus impressionnant dans cette partie mémorielle. Car, on est avec le journaliste, au coeur du monde qui avance, par soubresauts, souvent dans la violence...
Ces souvenirs, comment viennent-ils ? Association d'idées et esprit d'escalier. Un tiroir s'ouvre, donnant accès à un autre. Delesalle, parfois, digresse, enrobe un souvenir dans un autre, mais peu importe. Sur son cargo comme dans son manuscrit, il a le temps, ce temps qu'on lui refuserait dans tel ou tel média qui lui demanderait un reportage.
Il raconte ces histoires toujours surprenantes parce que le contexte, la situation ou le dénouement les rendent ainsi. Qu'il joue aux échecs dans le calme d'un hall d'hôtel moscovite ou qu'il mange de la charcuterie et du fromage bien de chez nous lors d'un improbable barbecue à Kaboul, il nous emmène et l'on vit ces aventures à ses côtés.
Mais, dans "le goût du large", ce que raconte le reporter, ce sont ces sociétés, ces conflits, à travers ce qui peut sembler être anecdotique, mais raconte pourtant l'essentiel. La vie. L'humain. Dans ses défauts, ses faiblesses, ses erreurs. Sa folie, aussi. Qu'elle soit douce, comme ces oligarques louant un hélicoptère un soir de cuite pour s'envoler pour le Pôle Nord afin d'y disputer un match de foot.
Ou qu'elle soit une folie abominable, intolérable, au point de semer le chaos dans des régions qui, le plus souvent, sont également celles qui sont le moins favorisées dans le monde. Comment ne pas être bouleversé devant la profonde misère du Niger ou devant le pur regard des paisibles Hazaras, vivant au coeur de l'Afghanistan aux prises avec une interminable guerre.
J'ai parlé de la peur, un peu plus haut. J'ai été frappé par sa présence très régulière dans nombre des souvenirs évoqués au fil des chapitres. Non, le grand reporter n'est pas un super-héros, ni un inconscient. Il prend des risques, oui, c'est vrai, il se retrouve embarqué dans des situations pénibles, il témoigne d'événements violents et voit ce qu'on souhaiterait ne pas voir.
Mais, il n'est ni insensible, ni tête brûlée. Et, souvent, il a peur. Qu'il soit sur une route afghane entre deux check-points dans une nuit qui n'arrange rien, ou au fond d'un gouffre en Aveyron, à la découverte d'une vie sans lumière, partout, à chaque instant, la peur, la sale trouille, menace de s'immiscer, se répand, monte, envahit... Noie, parfois...
On n'est plus au temps d'Ernest Hemingway. Je ne dis pas que, lorsque l'auteur de "l'adieu aux armes" ou de "Pour qui sonne le glas ?" n'a pas connu le danger. Mais, désormais, le journaliste est une cible, comme les autres. Parfois, une monnaie d'échange. Ou un symbole qui vaut qu'on lui tranche la tête. Certains théâtres sont abandonnés, et sans témoin pour raconter, le pire est à redouter.
Il y a le terrible récit de ce reportage en Libye qui ne verra jamais le jour. Parce que moins intéressant que l'autre catastrophe du moment, tellement plus rentable. Tellement plus susceptible de faire frissonner devant les écrans de télé et les pages en papier glacé... Sur son cargo, Nicolas Delesalle a non seulement le temps, mais la littérature lui offre aussi une liberté qu'il n'a pas habituellement dans son métier.
Je ne vais pas le cacher, j'ai été passionné par ce livre, qui ressemble plus à un journal qu'à un véritable roman. J'aurais aimé, peut-être, que le voyage central soit un peu plus approfondi, mais chacune des histoires que raconte l'auteur m'a touché, parfois profondément, comme la rencontre avec Sari, citoyen syrien au parcours incroyable, ou comme Esma, militante de la liberté, au Caire, au coeur des émeutes fomentées par le régime Moubarak à l'agonie.
Quelque part entre Géo, Newsweek ou le National Geographic, "le goût du large" est un formidable voyage au coeur du monde tel qu'il va, même de travers, même en boitant sévèrement. Dépaysant autant qu'il interroge, il est aussi un intéressant cours de journalisme : la science de l'angle, sans laquelle un reportage partirait dans tous les sens, l'intuition de tenir une histoire qui vaille d'être raconté, l'importance de laisser ses a priori aux vestiaires.
Nicolas Delesalle le confesse d'ailleurs, à un moment : ce qu'il voit ne correspond pas à ce qu'il s'attendait à voir. Les événements sont plus forts que les préjugés et, bien vite, il redevient spectateur, courroie de transmission, certes, avec toujours un brin de subjectivité dans les choix qu'il opère, mais en essayant d'être le plus fidèle à ceux qu'il rencontre, et pas pour offrir à ses lecteurs "ce qu'ils veulent lire", comme on l'entend bien trop souvent, désormais.
Il souffle sur ce deuxième roman un vent de liberté dans un monde où elle est battue en brèche un peu partout. Mais, c'est aussi un livre plein d'humanité, car c'est son sujet central : les hommes, leur vie, dure, infernale, périlleuse... Et pourtant, merveilleuse, riche d'enseignement. On grandit à lire ce livre, à confronter notre existence privilégiée, quoi qu'on en pense, à tous ces drames.
Mais, malgré tout, jamais Nicolas Delesalle ne tombe dans le pessimisme voire le nihilisme, le découragement ou le désespoir. C'est même tout le contraire, je trouve. Chacune de ces histoires laisse passer l'espoir, même quand c'est apparemment sans issue. A nous, lecteur, de saisir cet instant, aussi fugace soit-il, tel le fameux rayon vert que guette chaque jour l'auteur sur le pont de son cargo.
Nicolas Delesalle est journaliste et grand reporter. Une vie chargée, dure, souvent dangereuse, mais aussi excitante et forte. Mais certainement pas une vie de tout repos, certainement pas une vie où l'on prend le temps, pressé autant par les événements que l'on est chargé de couvrir que par les délais des médias attendant le reportage final au plus tôt.
Parfois, pourtant, on a besoin de souffler. Non, mieux, de prendre son temps. Ah, le temps... Le livre s'ouvre sur une déclaration d'amour au temps, celui qui passe bien plus lentement lorsqu'on n'a rien de prévu pour le remplir. Et, pour profiter de la richesse qu'est le temps qu'on dit libre, Nicolas Delesalle a trouvé le moyen idéal : partir en croisière...
Mais pas une croisière sur un paquebot de luxe tout confort, genre Pacific Princess, la croisière s'amuse et tout le toutim, non. La croisière que s'offre l'auteur se déroulera sur un cargo porte-conteneurs, entre Anvers et Istanbul, loin du côté carte postale qu'on attend à l'évocation du mot croisière, et le long d'une véritable autoroute maritime.
Neuf jours sur le MSC Cordoba, un bateau de nationalité allemande mais battant pavillon philippin. Son équipage, dont nous dirons un mot plus loin, ses 1629 conteneurs transportant de mystérieuses cargaisons, et une autre touriste, une jeune retraitée qui, elle aussi, a choisi de partir découvrir le monde sur ce mode de transport bien original...
Du port belge jusqu'au détroit du Bosphore, en passant par le Golfe de Gascogne, Gibraltar et son détroit, longeant les côtes africaines jusqu'aux portes de l'Asie, Nicolas Delesalle devient observateur de l'océan Atlantique puis de la Méditeranée, spectateur privilégié de ce panorama fabuleux, en perpétuel changement, chargé d'une telle puissance évocatrice...
Mais, le narrateur ne reste pas toute la sainte journée face à la mer, à rêver, à écouter de la musique qu'il adapte à ce qu'il voit (la musique tient une belle place dans ce livre). S'il a choisi le cargo, c'est aussi pour pouvoir s'immerger, si je puis dire, dans l'écriture. Une résidence d'auteur flottante, en quelque sorte.
Reste que le naturel revient vite au galop. Et un journaliste reste curieux, quel que soit l'environnement. Alors, il profite de ce voyage pour faire connaissance avec ses compagnons de voyage, les membres de cet équipage cosmopolite, habitué à charger, convoyer et décharger ces énormes boîtes de toutes les couleurs dont ils ignorent ce qu'elles contiennent.
Il y découvre des marins, des vrais passionnés de la mer, mais aussi des hommes qui laissent derrière eux des mois durant leurs familles, leurs épouses, leurs enfants, qu'ils ne revoient que quelques semaines avant de repartir autour du monde... Comme tant de marins avant eux, ils connaissent cette difficulté de concilier la vie professionnelle et la vie privée.
Mais pourquoi vivre ainsi, alors ? Pourquoi se priver de tant de moments forts auprès des siens ? La principale réponse est, hélas, tellement prosaïque : l'argent. Pour un Philippin, devenir marin, c'est s'assurer des revenus plus importants que ce qu'il pourrait gagner en restant au pays. Et comme, malgré tout, cet argent s'évapore vite, comme partout, alors, il faut repartir...
Peu à peu, ces fiers marins s'ouvrent au journaliste, confient leur amour du métier, pourtant si difficile, si ingrat, mais aussi des souvenirs. Chose surprenante, ce sont souvent des fortunes de mer qui reviennent dans les anecdotes qu'on lui raconte. Du capitaine au marin de base, tous ou presque ont été marqués par des accidents, des naufrages, heureusement extraordinaires.
Nicolas Delesalle semble avoir le pied marin, mais l'eau n'est pas son élément premier et sur le cargo, il ne maîtrise rien. Alors, on ressent toujours un peu de peur et le fait d'entendre ces histoires catastrophiques à répétition, même lorsqu'elles sont narrées avec le sourire, ça refroidit un peu... En mer, la superstition est partout, même chez un passager occasionnel...
La peur. Là encore, on va y revenir. Dans le dernier aspect que nous allons aborder à propos de ce livre ; les souvenirs. Nicolas Delesalle, sur le MSC Cordoba a tout le temps devant lui. Tout le temps de laisser son esprit vagabonder, de cogiter. Et de laisser s'ouvrir un à un les conteneurs que sa mémoire transporte et qui contiennent autant de souvenirs marquants.
A lui aussi de raconter ces histoires personnelles, même si elles sont liées à son métier. Il a le temps pour cela aussi. Le temps de se raconter, à travers ces voyages, ces reportages, ces rencontres, ces événements qui frappent certainement l'opinion qui les reçoit avec moins de force que celui qui les vit et les relate.
De son premier reportage, à Gaza, en pleine seconde Intifada à la Russie poutinienne, de l'Afghanistan à l'Afrique, du Sénégal à la Libye en guerre, du Congo au Niger, sans oublier les printemps arabes et la frontière turco-syrienne où le conflit entre la folie d'un dictateur et le fanatisme religieux s'affrontent et s'allient, paradoxalement, pour jeter des millions d'âmes sur les routes...
Il y a Nicolas Delesalle sur son cargo, se souvenant de ses aventures de globe-trotteur, et le lecteur, qui se retrouve dans ce double voyage immobile, aussi dépaysant dans ses deux dimensions, mais forcément plus impressionnant dans cette partie mémorielle. Car, on est avec le journaliste, au coeur du monde qui avance, par soubresauts, souvent dans la violence...
Ces souvenirs, comment viennent-ils ? Association d'idées et esprit d'escalier. Un tiroir s'ouvre, donnant accès à un autre. Delesalle, parfois, digresse, enrobe un souvenir dans un autre, mais peu importe. Sur son cargo comme dans son manuscrit, il a le temps, ce temps qu'on lui refuserait dans tel ou tel média qui lui demanderait un reportage.
Il raconte ces histoires toujours surprenantes parce que le contexte, la situation ou le dénouement les rendent ainsi. Qu'il joue aux échecs dans le calme d'un hall d'hôtel moscovite ou qu'il mange de la charcuterie et du fromage bien de chez nous lors d'un improbable barbecue à Kaboul, il nous emmène et l'on vit ces aventures à ses côtés.
Mais, dans "le goût du large", ce que raconte le reporter, ce sont ces sociétés, ces conflits, à travers ce qui peut sembler être anecdotique, mais raconte pourtant l'essentiel. La vie. L'humain. Dans ses défauts, ses faiblesses, ses erreurs. Sa folie, aussi. Qu'elle soit douce, comme ces oligarques louant un hélicoptère un soir de cuite pour s'envoler pour le Pôle Nord afin d'y disputer un match de foot.
Ou qu'elle soit une folie abominable, intolérable, au point de semer le chaos dans des régions qui, le plus souvent, sont également celles qui sont le moins favorisées dans le monde. Comment ne pas être bouleversé devant la profonde misère du Niger ou devant le pur regard des paisibles Hazaras, vivant au coeur de l'Afghanistan aux prises avec une interminable guerre.
J'ai parlé de la peur, un peu plus haut. J'ai été frappé par sa présence très régulière dans nombre des souvenirs évoqués au fil des chapitres. Non, le grand reporter n'est pas un super-héros, ni un inconscient. Il prend des risques, oui, c'est vrai, il se retrouve embarqué dans des situations pénibles, il témoigne d'événements violents et voit ce qu'on souhaiterait ne pas voir.
Mais, il n'est ni insensible, ni tête brûlée. Et, souvent, il a peur. Qu'il soit sur une route afghane entre deux check-points dans une nuit qui n'arrange rien, ou au fond d'un gouffre en Aveyron, à la découverte d'une vie sans lumière, partout, à chaque instant, la peur, la sale trouille, menace de s'immiscer, se répand, monte, envahit... Noie, parfois...
On n'est plus au temps d'Ernest Hemingway. Je ne dis pas que, lorsque l'auteur de "l'adieu aux armes" ou de "Pour qui sonne le glas ?" n'a pas connu le danger. Mais, désormais, le journaliste est une cible, comme les autres. Parfois, une monnaie d'échange. Ou un symbole qui vaut qu'on lui tranche la tête. Certains théâtres sont abandonnés, et sans témoin pour raconter, le pire est à redouter.
Il y a le terrible récit de ce reportage en Libye qui ne verra jamais le jour. Parce que moins intéressant que l'autre catastrophe du moment, tellement plus rentable. Tellement plus susceptible de faire frissonner devant les écrans de télé et les pages en papier glacé... Sur son cargo, Nicolas Delesalle a non seulement le temps, mais la littérature lui offre aussi une liberté qu'il n'a pas habituellement dans son métier.
Je ne vais pas le cacher, j'ai été passionné par ce livre, qui ressemble plus à un journal qu'à un véritable roman. J'aurais aimé, peut-être, que le voyage central soit un peu plus approfondi, mais chacune des histoires que raconte l'auteur m'a touché, parfois profondément, comme la rencontre avec Sari, citoyen syrien au parcours incroyable, ou comme Esma, militante de la liberté, au Caire, au coeur des émeutes fomentées par le régime Moubarak à l'agonie.
Quelque part entre Géo, Newsweek ou le National Geographic, "le goût du large" est un formidable voyage au coeur du monde tel qu'il va, même de travers, même en boitant sévèrement. Dépaysant autant qu'il interroge, il est aussi un intéressant cours de journalisme : la science de l'angle, sans laquelle un reportage partirait dans tous les sens, l'intuition de tenir une histoire qui vaille d'être raconté, l'importance de laisser ses a priori aux vestiaires.
Nicolas Delesalle le confesse d'ailleurs, à un moment : ce qu'il voit ne correspond pas à ce qu'il s'attendait à voir. Les événements sont plus forts que les préjugés et, bien vite, il redevient spectateur, courroie de transmission, certes, avec toujours un brin de subjectivité dans les choix qu'il opère, mais en essayant d'être le plus fidèle à ceux qu'il rencontre, et pas pour offrir à ses lecteurs "ce qu'ils veulent lire", comme on l'entend bien trop souvent, désormais.
Il souffle sur ce deuxième roman un vent de liberté dans un monde où elle est battue en brèche un peu partout. Mais, c'est aussi un livre plein d'humanité, car c'est son sujet central : les hommes, leur vie, dure, infernale, périlleuse... Et pourtant, merveilleuse, riche d'enseignement. On grandit à lire ce livre, à confronter notre existence privilégiée, quoi qu'on en pense, à tous ces drames.
Mais, malgré tout, jamais Nicolas Delesalle ne tombe dans le pessimisme voire le nihilisme, le découragement ou le désespoir. C'est même tout le contraire, je trouve. Chacune de ces histoires laisse passer l'espoir, même quand c'est apparemment sans issue. A nous, lecteur, de saisir cet instant, aussi fugace soit-il, tel le fameux rayon vert que guette chaque jour l'auteur sur le pont de son cargo.