"Et pendant tout ce temps, je me demandais, est-ce que c'est de la folie ? Est-ce que c'est nous qui sommes des fous, ou bien est ce que c'est le monde, autour de nous, puisqu'il nous contraint à faire ça ?"

Six ans. C'est le temps qu'il a fallu patienter pour retrouver Vincent Message dans le rôle de romancier. En 2009, son premier roman, un roman-fleuve de 700 pages, "les veilleurs", ardu mais passionnant, en avait fait une des révélations de la sacro-sainte rentrée littéraire. Depuis, il a signé un essai, mais n'était pas revenu à la fiction. C'est chose faite, en ce début d'année, avec "Défaite des maîtres et possesseurs", qui sort au Seuil. Un conte philosophique cruel et provocateur qui réserve pas mal de surprises au lecteur, mais surtout, le met sur la sellette. Car, la cible de ce pamphlet, c'est nous, nous les êtres humains, plus particulièrement occidentaux, et on en prend pour notre grade, dans ces 300 pages ! Moins hermétique que ne pouvait l'être "les Veilleurs", ce second roman dresse un constat cinglant tout en nous rappelant quelques valeurs essentielles, parfois perdues de vue...
Malo Claeys travaille dans un ministère et passe ses journées à plancher sur un important projet de loi qu'il va devoir prochainement défendre devant un parlement divisé. Mais, ce soir-là, en rentrant chez lui, il oublie toute cette tension pour être rattrapée par une autre angoisse, plus violente et crue, encore. En effet, à son retour, il trouve son appartement vide.
Malo vit avec Iris qui aurait dû être là, à son retour. Ou, tout du moins, qui aurait dû le prévenir de son absence. Aucune explication, aucun mot, et la panique s'empare de lui, jusqu'à ce que le téléphone sonne. Ce qu'on lui apprend alors ne va en rien calmer son inquiétude. Son stress connaît même un pic...
Iris a eu un accident. Elle a été renversée par une voiture alors qu'elle marchait dans un autre quartier de la ville. Personne n'a rien vu et, bien entendu, le chauffard n'a pas jugé utile de s'arrêter ou de prévenir les secours... Sur place, Malo découvre l'ampleur des dégâts : la jambe d'Iris est dans un sale, très sale état, et il faut l'emmener d'urgence à l'hôpital pour l'opérer.
Malo est, on peut le comprendre, bouleversé. Mais, outre l'émotion suscitée par la nouvelle de l'accident, d'autres sentiments se télescopent dans son esprit. A la crainte, s'ajoute un signal d'alarme, lancinant, qui l'oblige à reprendre au plus vite sa contenance, sinon, il court direct à la catastrophe. Lui, mais aussi Iris, évidemment.
Car personne ne doit savoir que Malo vit avec Iris. Voilà plus d'une décennie que le fonctionnaire vit avec ce secret qui pourrait lui attirer bien des ennuis. Iris est une sans-papier, une clandestine... S'il n'agit pas rapidement, s'il ne trouve pas une solution très vite, alors, c'est toute leur vie qui s'écroulera, irrémédiablement.
Voilà pour le point de départ de ce livre. Qui ressemble fort à un roman traitant d'un sujet de société défrayant la chronique. Pourtant, rapidement, quelques petits détails attirent l'attention du lecteur, qui tique. Et croit comprendre : ah, ah, on est dans une fiction orwellienne, Vincent Message, je vous ai décrypté, percé à jour !
Eh oui... mais non. En tout cas, pas entièrement. Effectivement, la société dans laquelle se déroule l'histoire d'Iris et de Malo n'est pas celle dans laquelle nous vivons au moment où je tape ces lignes. Mais, force est de constater qu'elle lui ressemble beaucoup et semble connaître des problèmes similaires à ceux avec lesquels nous nous débattons...
Mais alors, où sommes-nous ? Je vais essayer d'en dire le moins possible mais il est possible que certains éléments, dans la suite de ce billet, puissent être considérés, aux yeux de certains, comme d'abominables spoilers... Il nous faut bien entrer dans le corps de ce roman, mais, promis, ce sera sur la pointe des pieds !
Revenons à nos moutons, si je puis dire... Dans le monde où évoluent Malo et Iris, le premier fait partie de la classe dominante. Des maîtres et possesseurs. Pas la seconde. On le comprend assez rapidement et cette position dans l'élite contribue évidemment au malaise de Malo devant la possible révélation du pot-au-roses.
Cependant, ce n'est pas tout. Il s'est, semble-t-il, passé des événements, quelques décennies plutôt, qui ont conduit l'élite à laquelle appartient Malo à prendre le pouvoir sur Terre... au détriment de l'Homme ! Celui qui a, depuis si longtemps, cherché à contrôler la planète, sa faune, sa flore, ses éléments, ses sous-sols, ses océans, ses montagnes et même une partie de ses prochains, est déchu...
Ces nouveaux maîtres et possesseurs ont fini par renverser le pouvoir humain qui menaçaient leurs propres ambitions. Toutefois, au fur et à mesure de leur montée en puissance, ces nouveaux maîtres et possesseurs, qui ont bien observé la manière de vivre des humains, ont commencé, presque malgré eux, à se conduire exactement de la même façon. Et à jouir de leur pouvoir tout neuf.
Malo Claeys, qui est le narrateur du roman, doit enfreindre les règles de sa caste, appelons ça ainsi, pour sauver Iris, avec qui il entretient une relation dont la nature semble facile à deviner. Mais, là encore, tout n'est peut-être pas aussi évident qu'il n'y paraît. Alors, tout en cherchant à sauver Iris (mais aussi sa pomme), Malo revient sur cette passation de pouvoir.
Et il retrace son parcours, lui qui est né après les événements qui ont vu l'espèce humaine chuter de son piédestal. Et l'on mesure alors, page après page, chapitre après chapitre que, effectivement, le monde façonné par les nouveaux maîtres et possesseurs de la planète est à la fois très proche du nôtre, mais qu'il s'en éloigne aussi sur certains points, et de manière spectaculaire.
La société dans laquelle vit Malo singe plus la nôtre qu'elle ne l'a adopté. Les nouveaux maîtres et possesseurs découvrent à peine la notion d'idéologie, ils n'ont pas de religion, mais pas non plus de tabous et, s'ils édictent des règles strictes qu'ils appliquent de manière drastique, c'est avant tout à leur unique avantage.
Malo et Iris, tels Roméo et Juliette, enfreignent un bon nombre de ces règles. Et Malo, pour sauver sa compagne, va devoir remettre en cause toute son existence, son statut social, peut-être même sa vie. Car les nouvelles d'Iris ne sont pas bonnes et son cas risquent bien d'être traité rapidement et de façon radicale...
Je n'en dis pas plus, j'ai essayé de rester le plus flou possible, je le jure, croix de bois, croix de fer, etc. Sortons du récit lui-même et parlons du roman. Dans mon introduction, j'ai qualifié ce livre de conte philosophique cruel et provocateur. Voilà qui mérite quelques éclaircissements, en complément de ce que j'ai déjà raconté.
L'idée du conte philosophique m'est venu naturellement et rapidement. En lisant "Défaite des maîtres et possesseurs", on pense à Voltaire, lui-même grand pamphlétaire. Je parle de la forme, le fond, lui, ayant quand même pas mal changé en près de trois siècles. Le roman de Vincent Message colle parfaitement à la définition succincte du genre : une critique virulente de la société et du pouvoir en place. On y est.
Cruel, parce que, dans sa partie médiane, on découvre des aspects des nouveaux maîtres et possesseurs qui montre que l'auteur n'hésite pas. Il pousse le curseur de la satire aux taquets et frappe sur des questions sensibles, avec, sous le vernis de la fable, une ironie perçante. La nouvelle élite n'a rien à envier à celle qu'elle a renversé, au contraire, elle fait même très fort.
Cette cruauté rejoint la provocation, car Vincent Message aborde dans ce livre des sujets de société qui font débat : j'ai évoqué la question des sans-papiers, mais on pourrait parler de la vie et la mort, pardon de ne pas être plus précis, de l'alimentation, de l'élevage intensif, de la relation à l'animal, du libéralisme économique, de la colonisation, du débat et de la communication politiques, la montée de l'extrême-droite...
"Les veilleurs" avait été une lecture pleine de surprises, car ce roman de 700 pages était une étonnant mosaïque de genres littéraires, entremêlant allègrement des genres mimétiques, comme le polar ou le thriller psychologique, et genre de l'imaginaire pur, en particulier la fantasy. En tout cas, c'est ce que j'avais ressenti, je ne sais pas si l'auteur serait en phase là-dessus avec moi...
En revanche, là, pour "Défaite des maîtres et possesseurs", je suis sûr de mon fait : Vincent Message a choisi de mélanger la littérature blanche avec des éléments de science-fiction. J'ai cité Orwell et, si "1984" n'est jamais loin lorsqu'on parle d'une société futuriste, ici, c'est plus à "la ferme des animaux" que j'ai songé. Ce roman en serait le contre-champ, d'une certaine façon.
Mais, les références science-fictives qui me sont passées par la tête en lisant ce livre ne se sont pas arrêtés là. Certes, la conquête est rapidement évoquée, mais comment ne pas songer à "la Guerre des Mondes", d'H.G. Wells, avec l'apparition inattendue d'une force agressive contre laquelle l'espèce humaine lutte et plie. Mais ici, par de subite épidémie frappant l'envahisseur et il prend vraiment le pouvoir.
Enfin, par la déchéance de l'homme de maître, de dominant, en classe inférieure exploitée, par cette société qui ressemble tant à la nôtre mais dans laquelle l'Homme se retrouve dans une position inférieure et infamante, on se croirait sur "la planète des singes", le livre de Pierre Boulle, plutôt que ses adaptations cinématographiques.
Je le redis, ce sont des impressions de lecteurs, une ligne directrice qui n'engage que moi. Peut-être, lisant ces lignes, Vincent Message me dirait qu'il n'a pas songé une seconde à tout cela en écrivant ce livre. Mais, on retrouve pourtant bel et bien des thématiques proches de ces classiques du genre, évidemment adaptées à notre société contemporaine.
Reste à évoquer la morale de cette fable. Celle qui nous rappelle ce qui devrait être les spécificités du genre humain, les valeurs qu'il devrait garder à l'esprit au quotidien, en pensée, mais aussi en actes, et qu'on relègue loin, loin, loin derrière l'ambition, la soif de pouvoir, la cupidité, l'arrogance, les certitudes trop ancrées...
Malo, parfait petit soldat du système qu'il sert, découvre dans la difficulté qu'il est capable d'envisager autrement son existence. Que les fondements même de la maîtrise et de la possession exercées par son espèce sur le reste du monde ne sont peut-être pas, finalement, les choses les plus importantes dans la vie.
Confronté à l'insupportable idée de la perte d'Iris, Malo fend l'armure, celle que l'éducation qu'il a reçu a montée autour de lui, lustrée quotidiennement pour qu'elle brille de mille feux, renforcée jour après jour à travers les normes instaurées. Il n'est pas sans coeur, il a des sentiments, mais ils sont conformes à ce que préconise la société.
Là, d'un seul coup, ce sont de nouvelles sensations qu'il expérimente. Comment appelle-t-on cela, déjà ? L'al... L'altruisme, voilà, c'est ça ! La sensibilité, aussi. Je fais un peu le zozo, mais ce que je dis reste valable. Malo, dans cette épreuve, poursuit une évolution qui, on le comprend au fil de son récit, le titillait depuis un moment déjà. Il s'humanise.
L'expression n'est pas liée à l'espèce, entendons-nous bien, car, ces nouveaux maîtres et possesseurs ne sont finalement qu'un miroir que nous tend Vincent Message, mais parce que nous vivons dans une société qui a perdu terriblement de son humanité, au profit de valeurs négatives, d'idéologies intolérantes, d'une indifférence poisseuse, d'un intérêt permanent dans tout ce qu'on entreprend...
L'humanité, la sensibilité... et la modestie. Les maîtres et possesseurs d'un jour tomberont le suivant, d'autres adviendront et choiront à leur tour, dans un mouvement perpétuel qui n'atteint que ces espèces dominantes. Même nuisibles à leur environnement, ce dernier leur survivra toujours, et pour longtemps. Bref, pour paraphraser le général De Gaulle évoquant la France, on pourrait dire : la Terre "va bien, Madame, elle nous enterrera tous".
Ces prises de conscience sont autant de coins qu'on insère dans les failles d'un système forcément imparfait qui, si on réussit à les enfoncer un peu plus, le feront s'écrouler. Avec l'espoir qu'un monde meilleur n'émerge. Malo frappe un coup de masse en rejetant le système dont il est le fruit. A sa façon, il est le premier pas vers la "défaite des maîtres et possesseurs". Et montre un chemin prometteur à suivre.