Après quarante et un ans de séparation, deux hommes devenus des vieillards se retrouvent. Ils sont amis d’enfance - depuis leur rencontre à l’Académie militaire quand ils avaient dix ans - malgré leur différence d’origine sociale. Henry, aujourd’hui Général, originaire d'une famille aristocratique et fortunée tient ses principes moraux de son père militaire lui aussi ; Conrad, de famille plus modeste, a un caractère plus artiste, la musique est sa grande passion. Le Général a été marié à Christine, décédée depuis de nombreuses années, une amie commune. Conrad lui, s’est expatrié en Malaisie, parti sur un coup de tête, sans explication aucune et sans jamais donner de ses nouvelles. Revenu temporairement au pays, il a répondu favorablement à l’invitation du Général le conviant à venir dîner dans son château à la campagne.
Le roman va s’étaler le temps d’une nuit où les deux hommes vont s’affronter à fleuret moucheté, en un huis-clos sous la directive du Général qui veut enfin faire la lumière sur ce qui s’est passé à l’époque du départ de Conrad. Superbe roman, qui allie le mystère, le lecteur comprend tout de suite qu’il s’est passé un évènement très important il y a plus de quarante ans mais quoi ? l’enquête policière, le Général se livre à un interrogatoire de Conrad en délivrant des indices et des preuves non vérifiables afin de lui faire avouer quelque chose. La discussion – nous sommes entre gens de bonne compagnie – s’avère une dissection méticuleuse du sentiment d’amitié avec ce qu’il implique de points positifs et négatifs. Petit à petit, la proclamée amitié entre les deux hommes va laisser place à des révélations tues jusqu’à ce jour, mettant en évidence que ce qui a maintenu en vie le Général c’est la vengeance.
Remarquable roman psychologique, Sándor Márai explore les tréfonds de l’âme humaine et les ressorts de nos actions et sentiments avec une profondeur et une justesse renversante. Il est question ici, de mémoire et de souvenirs, d’amitié (« un dérivé de l’amour (…) le lien humain le plus noble ») et d’honneur, de vieillesse et de solitude (« le pire, c’est de refouler les passions que la solitude a accumulées en nous »). Un roman qui entre en écho avec l’œuvre de Stefan Zweig, la même époque et une certaine nostalgie à la vue de cette vieille Europe qui change de siècle.
Si certains vins se boivent après plusieurs années de cave, il est des livres – comme celui-ci - qu’on doit lire quand on a atteint un certain âge, pour en apprécier au mieux la subtile puissance et le poids du sens caché derrière les mots. Un bouquin incontournable, à lire absolument.
« - Nous n’en avons plus pour longtemps à vivre, déclare le général en guise de conclusion à ses réflexions muettes. Une ou deux années, peut-être même pas autant. Nous ne vivrons plus longtemps, puisque te voilà revenu. Tu le sais toi-même parfaitement. – Oui, je le sais, dit Conrad tranquillement. Le général reprend : - Quarante et une année, c’est long ! Tu as bien réfléchi avant de prendre ta décision, n’est-ce pas ?... Mais, finalement tu es revenu, parce que tu ne pouvais pas faire autrement. Et moi, je t’ai attendu, car je ne pouvais pas non plus faire autrement. Et, nous savions, l’un comme l’autre, que nous nous reverrions une fois encore, puis que ce serait la fin. Est-ce bien cela ? - Oui, c’est bien cela, répond Conrad. »
Traduit du hongrois par Marcelle et Georges Régnier