"Le salaud se regarde tranquillement dans la glace, (...) il n'est pas loin de se prendre pour un héros" (Eric-Emmanuel Schmitt).

Quand on apprécie un premier roman et que l'on apprend la sortie prochaine du deuxième livre de l'auteur, on est à la fois impatient et anxieux. C'était un peu mon cas en ce début d'année, avec l'arrivée du deuxième thriller d'Emmanuel Grand, auteur du très remarqué "Terminus Belz". J'étais curieux de voir dans quel univers allait nous emmener ce nouveau livre, autour de quel genre d'histoire, sur quelles thématiques... "Les salauds devront payer", sorti en ce début janvier aux éditions Liana Levi, s'avère assez classique dans la trame centrale, mais le contexte, les personnages et le dénouement de ce thriller valent largement le coup d'oeil. Bienvenue dans le Nord, dans cette région sinistrée, en panne de repères et de perspectives d'avenir mais qui garde en mémoire le cuisant souvenir d'un passé désormais révolu...
Wollaing est une commune du nord de la France, proche de Valenciennes, qui a connu des jours meilleurs, lorsque l'usine Berga, spécialisée dans la métallurgie, employait plus de 1500 personnes. Mais voilà 30 ans que le site est à l'abandon, depuis la fermeture de l'usine qu'aucun repreneur n'est venu sauver de la ruine.
Désormais, il ne reste qu'une friche industrielle, des vestiges sans âme aux allures de maison hantée se dressant au milieu de champs de colza, que la plupart des habitants évitent. Les plus anciens ont gardé le souvenir des grandes heures de l'usine Berga, les plus jeunes, eux, peinent à se forger un avenir dans une région où la crise n'en finit plus de sévir.
Prenez Pauline Leroy. Une jolie jeune femme, dans l'absolu. Fille d'un ancien contremaître de l'usine Berga. Elle vivote en bossant dans une épicerie de Wollaing, essayant d'en finir une bonne fois pour toutes avec le drogue. Une sale rencontre qui laisse des traces. Et qui touche bien du monde, dans la région, quand ce n'est pas dans l'alcool qu'on noie son vague à l'âme...
Dans la petite ville, personne n'ignore les difficultés de Pauline. Difficultés sociales et surtout économiques. Comme presque tout le monde dans la commune, Pauline court après l'argent qui se fait rare. Surtout lorsqu'on a la passion dévorante de la poudre... Alors, lorsqu'on retrouve son corps sans vie, une mort qui n'a rien de naturel, une évidence se fait jour : un dette non acquittée, et couic !
L'enquête échoit à Saliha Bouazem, une jeune lieutenant qui a quitté sa Lorraine natale pour prendre ses fonctions dans le Nord, quelques semaines plus tôt à peine. Mais, elle va devoir faire équipe avec un supérieur à la réputation un peu encombrante... Le commandant Erik Buchmeyer est un flic à la renommée professionnelle aussi impressionnante que son dossier personnel est déplorable...
Buchmeyer est un électron libre qui n'en fait qu'à sa tête dans sa vie privée. Mais là, récemment, il s'est retrouvé dans une bien fâcheuse posture qui lui vaut une sanction disciplinaire... Et aussi, de devoir prendre en main cette affaire de meurtre qui semble quasiment déjà réglée. Rien de bien glorieux, mais il faut en passer par là pour redorer son blason.
Dans le collimateur des policiers, deux hommes que tout Wollaing, et sans doute les alentours, connaissent bien : Gérard Waterlos, dit Gigi, et Frédéric Wallet, dit Freddie. Deux tristes sires qui jouent les gros bras et arrondissent leurs fins de mois en recouvrant les dettes de malheureux qui, faute de trouver de quoi financer leurs projets auprès des banques traditionnelles, ont vendu leur âme à un diable avare et rancunier.
Depuis peu, des sites en ligne se sont développés et prêtent de l'argent à des conditions, en apparence, bien moins drastiques qu'une banque. En clair, n'importe qui peut obtenir n'importe quelle somme. Mais, si la personne ne peut rembourser en temps et en heure, elle voit débarquer Gigi et Freddie. Deux malabars peu enclins aux concessions.
Les deux hommes font régner la terreur à Wollaing au nom de mystérieux patrons, confortablement installés dans l'anonymat virtuel du web. Des usuriers 2.0 qui n'ont rien à envier aux méthodes d'intimidation des mafieux d'antan. Chacun guette l'arrivée du duo Gigi/Freddie, redoutant de passer un sale quart d'heure. Et cherchant désespérément comment rembourser ses dettes...
Pauline était dans ce cas. Une forte somme empruntée, pas de solution pour la rembourser, et on ne parle même pas des intérêts colossaux qui vont avec. Alors, Gigi et Freddie font office de parfaits suspects dans la mort de Pauline Leroy. Une affaire rondement menée ! Du moins en apparence, mais Buchmeyer apprécierait d'avoir des preuves inattaquables avant de boucler l'affaire...
Et le flair du flic blanchi sous le harnais lui dit que tout n'est pas aussi simple qu'il n'y paraît. Que les lames du rasoir d'Ockham sont parfois émoussées et que les apparences sont trompeuses. Alors, il furète, il observe, il s'immerge dans la petite société que représente Wollaing... Une commune qui sait parfaitement conserver ses secrets.
Il flotte, au-dessus de ce deuxième roman, une atmosphère qui fait penser à Georges Simenon, et pas seulement parce qu'on est tout proche de la frontière belge. Mais, Emmanuel Grand ne se contente pas de soulever les vieilles dentelles chics des grandes familles bourgeoises de Wollaing, comme le faisait Maigret. Il fouille partout, dans tous les milieux.
Et même si Buchemeyer n'a pas grand-chose en commun avec la figure légendaire du 36, quai des Orfèvres, on retrouve dans "les salauds devront payer", ce même genre d'ambiance pesante où celui qui n'appartient pas à la communauté n'est pas forcément malvenue, mais sera tenu à une distance respectable de l'intimité qui lie les uns et les autres.
On pourrait même se dire que Wollaing est une grande famille, avec ses frères ennemis, ses sujets de fâcherie, ses rancunes tenaces, ses atomes crochus et ses alliances. Et puis, ses souvenirs communs. C'est tout cela que Buchmeyer essaye de pénétrer pour mieux comprendre le contexte qui entoure la mort de Pauline Leroy.
Et la boîte de Pandore va s'ouvrir...
C'est vraiment ce contexte, remarquablement ausculté par Emmanuel Grand, qui est la force de ce livre. L'auteur, à l'intérieur de ce cadre, joue avec des codes et des ficelles classiques du polar, mais cela fonctionne. Parce que l'essentiel n'est pas dans la forme, mais véritablement dans le fond de ce roman noir.
On retrouve, traitées de façon différente, les préoccupations sociales qu'on avait déjà vues dans "Terminus Belz". Après les marins pêcheurs, les ouvriers du Nord, laissés orphelins par la globalisation de l'économie et la disparition des activités fortes de la région, malgré un acharnement thérapeutique de la part de l'Etat et des administrations territoriales.
Si les pêcheurs de Belz ont toujours une activité, même ralentie, même à l'agonie, même loin du glorieux passé, à Wollaing (ville imaginaire, mais qui s'inspire évidemment fortement de ce que traverse cette région), le boulot, c'est du passé, de l'Histoire, même. Le présent est pénible, aride, incertain, l'avenir est carrément bouché, au point de se dire qu'on se rapproche de plus en plus d'un gouffre.
La pauvreté et ses conséquences sont omniprésentes dans le roman d'Emmanuel Grand. Il y a les dynasties qui ont su traverser le temps, en s'adaptant, même si ce n'est pas sans dommage, il y a les plus habiles qui ont su donner une nouvelle direction à leur existence et puis, ceux qui vivent encore dans le souvenir de la puissance du fleuron industriel Berga.
Un tissu social en décomposition, un tissu politique en recomposition, où certaines ambitions ne se cachent plus et jouent sans vergogne sur le ressentiment né de cette déshérence, je n'entre pas dans les détails, les récents scrutins électoraux en disent plus long que moi, trafics divers fomentés parfois par des gangs venus de Belgique, cynisme des plus aisés... Wollaing n'est pas le paradis sur terre.
Emmanuel Grand plonge son lecteur dans ce terreau favorable, et je ne suis pas entré dans le détail, car il faut vous laisser découvrir les personnages, la place des uns et des autres et leur position vis-à-vis du crime initial. Voilà pour le présent... Il vous faudra aussi vous familiariser avec le passé, qui flotte toujours à chaque coin de rue de Wollaing, comme un esprit que jamais rien n'a su apaiser...
Et puis, il y a les salauds, puisqu'ils ont l'honneur de ce titre digne des plus belles heures de la Série Noire. D'emblée, ils semblent désignés puisque le livre s'ouvre sur des scènes du passé au cours desquels des personnages s'illustrent de façon bien peu glorieuses. Oui, on nous montre les salauds dès les premières pages... sauf qu'il manque des pièces au puzzle...
Pour être franc, j'ai craint lors de ce début de roman de sombrer dans un manichéisme assez facile. Mais, au fil des chapitres, certains détails transparaissent et ce qui semblait évident se brouille. Le portrait-robot du salaud ordinaire, comme dirait Didier Daeninckx, prend une tournure un peu différente et l'on se rend compte qu'être un salaud n'est l'apanage de personne.
Chacun peut l'être, et même de manière innée, pour certains, mais chacun peut aussi le devenir, lorsque les circonstances l'y poussent. Emmanuel Grand construit remarquablement son intrigue pour l'amener à un constat pas loin d'être désespérant, au final... De quoi se remettre en question soi-même, car qui dit qu'un jour, on n'a pas endossé le costume du salaud ?
Wollaing est un chaudron qui mijote depuis longtemps. Ah, oui, on a beau dire que plus un plat mijote, meilleur il est, ici, cela dure sans doute depuis un peu trop longtemps. Et, d'un coup, c'est comme si on avait monté le feu sous le chaudron. Et ça se remet à bouillonner, ça menace de déborder... Ce qu'il restera ? Le pire, la plus indigeste partie de la personnalité humaine...
Avec ce deuxième roman, Emmanuel Grand confirme son talent pour construire des décors passionnants et très riches dans lesquels installer ses intrigues. Celle de "les salauds devront payer" est assez classique, c'est vrai, à l'image d'un duo de flics différents et complémentaires, mais qu'on aimerait retrouver pour le voir évoluer. Mais c'est très efficace, avec un dénouement remarquable.
Et une galerie de personnages dont j'ai volontairement peu parlé dans ce billet, qui est riche et entourée d'un certain mystère qu'il faudra dissiper. Et un élément commun à "Terminus Belz" : le basculement de la raison vers la folie, lorsque la pression est trop forte et finit par tout faire sauter pour précipiter les protagonistes dans le drame, sans possibilité de retour...