Nord Alice

Par Marie-Claude Rioux
Marc Séguin est un artiste pour qui j'ai une grande admiration. Il est rare qu'un même homme manie aussi habilement la plume que les pinceaux. Ses toiles me happent et m'ensorcellent. Ses romans (La foi du braconnier et Hollywood) m'ont virée à l'envers.Nord Alice, son troisième roman, avait tout pour me plaire. À une chose près: l'histoire d'amour toxique, du genre «je t'aime, je te hais», qu'il met en scène.  Parce qu'y a pas à dire, les histoires d'amour ont le don de m'ennuyer… Mais les multiples petites intrigues brodées autour de cette histoire d'amour dysfonctionnellesuffisent à faire de ce roman une œuvre d'une grande intensité. Et Nord Alice se déroule dans le Grand Nord… Il m'est impossible d'échapper à une histoire qui prend racine sur ce territoire.

Le narrateur de Nord Alice est chirurgien à New York. Il vit avec Alice, la première Inuite médecin spécialiste, qui a choisi de pratiquer la médecine dans le Sud. Leur passion bat des ailes. Le quotidien devient infernal, invivable. Beaucoup par la faute d'Alice: une maniaque du ménage en déficit constant d'affection. Un être insupportable.Pour sauver sa peau, le narrateur claque la porte, laissant son amoureuse derrière lui. Il fuit dans le Grand Nord, à Kuujjuaq, tel un animal blessé. Cet homme en déroute fuit son amour, se fuit lui-même. Une question de survie.Sa vie à Kuujjuaq s'égraine entre l'hôpital et l'écran de son ordinateur. Il tente de s'oublier en visitant des sites pornos, en sauvant des vies à l'urgence et en acceptant quelques parties de pêche. Il tient une sorte de journal dans lequel, sautant du coq à l'âne entre son présent et le passé, il cherche à démêler les fils qui le relient à ses ancêtres.

Roméo, son arrière-grand-père, est parti chercher de l'or dans les Territoires du Nord-Ouest au début du vingtième siècle. Ovide, son grand-père, s'est enrôlé pendant la Seconde Guerre mondiale. Son père Louis-Joseph a quitté la campagne pour aller étudier la médecine en ville. Et lui, il a quitté la ville pour la toundra, fuyant celle qu'il aime.À travers les vies de Roméo, d'Ovide et de Louis-Joseph, le narrateur cherche à comprendre ce qu'était un homme hier, et ce qu'il est aujourd'hui. Comment l'amour d'un homme pour une femme se vit, de génération en génération. (Tout semblait tellement plus simple avant!)Ces vies d'hommes et d'amoureux sont passionnantes et, à elles seules, valent la lecture. Mais il y a plus! Les descriptions du Blanc du Sud qui décrit le Nord sont à couper le souffle. Qu'il s'agisse de dépeindre l'immensité du territoire, la blancheur à n'en plus finir, le froid qui transperce la peau, Marc Séguin excelle. C'est dans ces description que la touche du peintre se fait le plus sentir.Le regard que pose le narrateur sur les Inuits est sans fard, d'un réalisme affligeant. Par les gens qui défilent à l'urgence, c'est toute la misère d'un peuple dépossédé qu'il touche du doigt. Et les touristes en prennent plein la gueule!Ils veulent voir des Esquimaux comme on va voir un éléphant au zoo du Bronx, en mangeant une barbe à papa. Mes préférés, c'étaient ceux en bateaux de croisière. On savait qu'ils n'allaient rester que quelques heures, de jour. Le temps de faire semblant de manger du phoque et de la baleine. D'acheter un souvenir inuit fait en Chine et de se faire prendre en photo devant un immense inukshuk en pierre guillotinée construit par des Blancs avec une grue et une pelle mécanique.Par-dessus tout, l'écriture de Marc Séguin captive. Sont style vif, brut, ses phrases courtes, hachées, pressantes sont envoûtantes. Hormis la fin qui m'a fait hurler de rage et le personnage d'Alice si détestable, c'est avec ardeur que je me suis laissée transporter par Nord AliceNord Alice, Marc Séguin, Leméac, 256 pages, 2015.