Voici un roman dont, je trouve, on a bien trop parlé, mais qui se trouve dans le traditionnel palmarès de fin d'année du magazine "Lire". Ce n'est pas ce qui m'a donné envie de le lire, mais un curieux hasard : une amie qui me demande si je connais un livre sur les gangs à Los Angeles... Aucune idée sur le moment, alors je cherche... et je tombe sur ce livre. L'histoire s'arrête là... jusqu'à un peu de mise en ordre dans les livres en attente. Et là, parmi les bouquins acquis par mon père, je découvre ce même livre. Je commence à le croiser un peu trop souvent pour ne pas m'y intéresser de plus près. C'est chose faite et, effectivement, c'est un roman noir d'une grande intensité, un roman choral remarquablement construit qui nous plonge au coeur d'une ville en proie à un incroyable chaos, où plus aucune loi ne s'applique, où les tabous n'existent plus, où ce n'est même pas la folie qui se déchaîne, mais des intérêts bien humains... Et ce, pendant "Six jours", titre du livre de Ryan Gattis, publié chez Fayard.
Le 3 mars 1991, à Los Angeles, Rodney King est arrêté pour un banal excès de vitesse. L'interpellation tourne mal et l'homme, afro-américain, est visé deux fois par un taser avant d'être roué de coups par les policiers, tous blancs. Une vidéo amateur est prise de ces événements et le scandale dépasse les frontières américaines.
Un an après, s'ouvre le procès de quatre des officiers ayant participé à l'agression de Rodney King. L'ambiance, à Los Angeles, est plus qu'électrique. Mais, lorsque, à la surprise générale, les policiers sont tous acquittés le 29 avril 1992, c'est une explosion de colère gigantesque qui s'abat sur Los Angeles. Instantanément, les quartiers noirs s'embrasent et six jours d'émeutes débutent.
Six jours... Le titre du roman de Ryan Gattis... Pourtant, le romancier n'a pas choisi de plonger tête la première dans ces émeutes, comme on pourrait s'y attendre. Non, il s'est intéressé à un autre aspect de cette semaine, son contre-coup, si l'on peut parler ainsi : ce qui s'est passé dans d'autres parties de la ville, livrées à elles-même, les autorités étant concentrées à 100% sur les quartiers qui se sont soulevés.
A Lynwood, par exemple, au sud de LA, ce sont les gangs latinos qui profitent de la situation. Pendant ces six jours, des bandes rivales vont se livrer à une guérilla sans merci, à des pillages très ciblés et des règlements de compte d'une violence effroyable. La seule autorité qui règne là, c'est la leur et eux aussi vont déclencher un chaos sans précédent.
Au départ, un fait qui, dans tout autre contexte, serait mineur, sans importance. Une histoire de fille qui couche avec un garçon. Mais Roméo et Juliette, c'est à Vérone, pas à Lynwood. Ici, ce genre d'histoire se règle dans le sang, surtout lorsque plus rien n'empêche la vengeance de s'exercer. Aveuglément. Arbitrairement.
Ernesto n'a jamais été membre de gang, il s'en est même tenu soigneusement éloigné. Désormais, il aspire à aller travailler dans un resto japonais du centre-ville, à apprendre un métier qui sera plus épanouissant que celui qu'il occupe dans un boui-boui du coin, où il passe ses journées à écraser de l'avocat pour faire du guacamole, et pas grand-chose d'autre.
Mais, son jeune frère et sa soeur, eux, ont rejoint les rangs d'un gang. Et le garçon qui a couché avec la fille qu'il n'aurait pas dû fréquenter, c'est justement ce frère, surnom : Lil Mosca. Ernesto n'a rien à voir avec les gangs mais il sera la première victime de ces six jours de violence débridée qui va frapper Lynwood.
Une agression éclair, impitoyable, humiliante, aussi, qui laisse Ernesto mourant, dans une ruelle, sur la chaussée... Un acte qui ne peut appeler que vengeance. En quelques heures, la violence entre gangs fait boules de neige et ça défouraille dans tous les sens, avec de gros calibres... Dès le premier soir, les cadavres se multiplient...
Mais, ce n'est pas tout. Dans une zone privée d'autorité, police, armée, les actes d'incivilité, si l'on peut parler ainsi, deviennent presque une activité sportive. Qu'ils émanent de junkies ou de citoyens lambda gagnés par l'envie de piller tel ou tel commerce, qu'ils aient des origines bassement matérielles ou empreintes d'un racisme omniprésent, ils grimpent eux aussi en flèche...
Six jours, six jours d'incendies volontaires, de fusillades, d'attaques de magasins, allant des simples centres commerciaux aux épiceries de quartier, en passant, et c'est le plus terrible dans un pays où les armes à feu occupent une place si spéciale, les armureries... Six jours sans plus aucun tabou, sans plus aucune limite, sans plus aucune loi, si ce n'est celle du premier qui tire...
Dans cette anarchie totale, à qui faire confiance ? A personne, sauf à soi-même, surtout si l'on a une arme... Et certains se font justice eux-mêmes, ajoutant la violence à la violence, même en pensant être "du bon côté". Quant aux rares représentants de l'ordre, eux aussi sont contaminés et leurs interventions sont elles aussi d'une violence inouïe, pas du tout mesurée et totalement disproportionnée.
Une véritable expédition punitive et ce constat terrible : enfin libéré des règles et des procédures, ces représentants de l'ordre appliquent aux gangs les mêmes méthodes, la même violence, ce que, en temps normal, on ne leur laisserait pas faire. Cette même violence sans frein qui est d'ailleurs la cause de tout ce bordel, tellement inattendue dans la deuxième ville de la plus grande puissance mondiale.
Je survole l'histoire de ce livre, je n'entre volontairement pas dans le détail des faits, vous les découvrirez en lisant le roman si vous le souhaitez. Mais, je n'ai pas encore parler de certains éléments essentiels de "Six jours", qui en font certainement un grand livre, et de Ryan Gattis un auteur qui vaut d'être découvert.
D'abord, c'est un roman choral. Chaque chapitre a un narrateur différent, que l'on suit plus ou moins longtemps, dans sa participation, volontaire ou parfois nettement moins, aux événements de Lynwood. Bien sûr, la majorité appartient aux deux gangs qui s'affrontent et soldent leurs contentieux au cours de cette semaine sanglante.
D'autres se retrouvent mêlés à cette affaire parce qu'ils travaillent comme pompiers ou infirmières, parce que leurs commerces, leurs activités sont en danger, parce qu'ils sont simplement témoins des troubles, des fusillades, de la tourmente qui se déchaîne... Mais tous sont impliqués chacun à leur manière dans cette semaine. "All involved", c'est d'ailleurs le titre original du roman.
A ce sujet, je dois compléter la citation placée en titre de ce billet. Car les mots qui suivent sont tout aussi forts et importants : "Certains d'entre nous sont enfermés dedans par leur naissance, ou la géographie, mais le reste d'entre nous, on ne fait qu'y travailler. Médecins, infirmières, pompiers, flics - nous la connaissons. Nous la voyons. Nous négocions avec la mort là où nous travaillons parce que, tout simplement, ça fait partie de notre boulot". Et n'oublions pas ceux qui habitent là et subissent.
Le choix fort, c'est de leur donner la parole, de raconter chaque chapitre avec ce "je" qui prend une force énorme au fil des récits qui se recoupent, s'entrecroisent. Le principe n'est pas neuf, pas non plus extrêmement original, mais peu importe, car, pour ce livre-là, pour cette histoire-là, c'est exactement ce qu'il faut pour mettre une bonne claque au lecteur.
Chaque tranche de vie est d'un réalisme cru, parfois d'une violence terrible, parfois racontée avec humour ou, au contraire, nous plongeant dans une noirceur dont on ne sait si l'on pourra émerger. On est vraiment sur le terrain, on suit toute l'action comme à travers une caméra subjective, portée à l'épaule. Ca bouge dans tous les sens, on se sort fort ou, au contraire, en danger.
La quatrième de couverture évoque d'ailleurs deux références qui viennent naturellement à l'esprit : "Short-cuts", de Raymond Carver (adapté par Robert Altman) et "Boyz in the hood", film choc de John Singleton, justement sorti en 1991. L'année de l'agression de Rodney King. Le film se déroule d'ailleurs dans les quartiers où se dérouleront les émeutes.
Cette fresque qui se dessine sous nos yeux, telle une tapisserie de Bayeux réalisée par des tagueurs, se nourrit du travail de très longue haleine de Ryan Gattis. Il a pris le temps de travailler en profondeur son sujet, de s'immerger dans cette semaine à travers des rencontres et des entretiens avec les différents acteurs qu'il a ensuite intégrés dans son histoire.
Il s'inspire du conflit interminable entre deux gangs dont le nom parlent à nos oreilles d'Européens, les Bloods et les Crips. Mais, outre les ex-membres de gangs, ce sont aussi toutes les autres personnes qu'il évoquent qu'il est allé voir, pour parler, par exemple, des conditions de travail des personnels de santé. Un simple exemple : alors que les agressions se multiplient, on ne ramasse plus les corps gisant dans la rue... Des scènes de guerre dans l'une des villes les plus riches au monde...
Ryan Gattis glisse dans le corps de son récit quelques informations statistiques sur les gangs et leur action. On parle de 1991-92, mais cela plante le décor et fait courir un frisson le long de l'échine du lecteur. Ainsi, on estime que les effectifs des gangs se montent à 102 000 individus (soit quasiment la population d'une ville comme Nancy !).
Je ne fais pas le détail du nombre d'armes en circulation et du calcul sur le nombre de munitions qui va avec (le chiffre est astronomique et plus encore celui de celles qui sont effectivement utilisées). Mais, je finis ce point par un chiffre, le plus terrible de tous : en 1991, ce sont 771 morts qui sont attribués aux gangs à LA. Deux victimes par jour, parmi lesquels, sans doute, des personnes qui n'en font pas partie, les subissent au quotidien.
Tout ce travail apporte un réalisme qui est l'une des grandes qualités du livre. Un roman noir, oui, mais pas uniquement. On aperçoit quelques rayons d'espoir, ici ou là. Quelques échappatoires, comme pour l'un des personnages, un tagueurs, qui refuse la récupération de son art par les gangs et qui va choisir de quitter la ville, faute de pouvoir s'opposer à eux. Mais, là où il va, il imagine la liberté...
Il n'est pas le seul, plusieurs autres personnages espèrent que cette semaine de dingues permettra de faire table rase d'un passé étouffant. Que, sur les décombres des maisons incendiés, des commerces pillés et sur les tombes des membres de gangs dessoudés, on pourra reconstruire une vie nouvelle, plus calme. Plus agréable et surtout apaisée. Pas certains que, près de 25 ans après, ces souhaits soient véritablement devenus réalité.
Deux fois que je parle de tagueur, et ce n'est pas un hasard. Ryan Gattis, parmi ses nombreuses activités, appartient à un "street art crew", un groupe d'artiste de rue. On mesure d'ailleurs comme la culture hip-hop et les gangs s'entre-pénètrent l'un l'autre, dans le roman. Comment cette culture urbaine se nourrit de la culture des gangs mais comment aussi les gangs cherchent à la récupérer à leur compte.
Une sorte d'arsenal de propagande qui vient s'ajouter à la fascination qu'exercent les gangs auprès de gamins qui idéalisent les gangstas, sans mesurer ce que cette vie impose sur le plan nerveux, la menace constante, la crainte de prendre une balle à tout moment, les représailles, les trafics, l'engagement à durée indéterminée qui peut valoir bien des ennuis si on change d'avis, etc.
Un dernier point avant de conclure ce billet-fleuve (oui, encore, je sais, mea culpa...). Symbole du soin mis par Ryan Gattis dans son travail d'écriture mais aussi de construction du livre : une bande musicale impeccable, riche et variée. Mais pas seulement : regardez les titres des morceaux, placez-les dans le contexte où ils apparaissent. Rien n'est laissé au hasard, même ces titres illustrent l'action. Chapeau bas !
Je ne suis pas critique littéraire, je suis un simple lecteur qui, un jour, a eu envie de partager ses lectures sur internet, pour que d'autres viennent échanger avec lui ou, pourquoi pas, aient envie de partager la lecture de certaines de ces histoires. Je ne sais absolument pas si "Lire" a raison de placer "Six jours" parmi les 20 meilleurs livres de 2015. Et je m'en moque un peu, à vrai dire.
Je sais juste que ce livre est incroyablement fort. Qu'il résonne aussi avec l'actualité présente des Etats-Unis. Les tensions raciales ravivées, les violences policières, le débat sur les armes, la sensation qu'on est proche d'une nouvelle implosion... Difficile, en refermant ce livre, de ne pas se demander si on revivra bientôt une telle semaine, mais plutôt quand elle se produira, tant elle semble inéluctable.
Le 3 mars 1991, à Los Angeles, Rodney King est arrêté pour un banal excès de vitesse. L'interpellation tourne mal et l'homme, afro-américain, est visé deux fois par un taser avant d'être roué de coups par les policiers, tous blancs. Une vidéo amateur est prise de ces événements et le scandale dépasse les frontières américaines.
Un an après, s'ouvre le procès de quatre des officiers ayant participé à l'agression de Rodney King. L'ambiance, à Los Angeles, est plus qu'électrique. Mais, lorsque, à la surprise générale, les policiers sont tous acquittés le 29 avril 1992, c'est une explosion de colère gigantesque qui s'abat sur Los Angeles. Instantanément, les quartiers noirs s'embrasent et six jours d'émeutes débutent.
Six jours... Le titre du roman de Ryan Gattis... Pourtant, le romancier n'a pas choisi de plonger tête la première dans ces émeutes, comme on pourrait s'y attendre. Non, il s'est intéressé à un autre aspect de cette semaine, son contre-coup, si l'on peut parler ainsi : ce qui s'est passé dans d'autres parties de la ville, livrées à elles-même, les autorités étant concentrées à 100% sur les quartiers qui se sont soulevés.
A Lynwood, par exemple, au sud de LA, ce sont les gangs latinos qui profitent de la situation. Pendant ces six jours, des bandes rivales vont se livrer à une guérilla sans merci, à des pillages très ciblés et des règlements de compte d'une violence effroyable. La seule autorité qui règne là, c'est la leur et eux aussi vont déclencher un chaos sans précédent.
Au départ, un fait qui, dans tout autre contexte, serait mineur, sans importance. Une histoire de fille qui couche avec un garçon. Mais Roméo et Juliette, c'est à Vérone, pas à Lynwood. Ici, ce genre d'histoire se règle dans le sang, surtout lorsque plus rien n'empêche la vengeance de s'exercer. Aveuglément. Arbitrairement.
Ernesto n'a jamais été membre de gang, il s'en est même tenu soigneusement éloigné. Désormais, il aspire à aller travailler dans un resto japonais du centre-ville, à apprendre un métier qui sera plus épanouissant que celui qu'il occupe dans un boui-boui du coin, où il passe ses journées à écraser de l'avocat pour faire du guacamole, et pas grand-chose d'autre.
Mais, son jeune frère et sa soeur, eux, ont rejoint les rangs d'un gang. Et le garçon qui a couché avec la fille qu'il n'aurait pas dû fréquenter, c'est justement ce frère, surnom : Lil Mosca. Ernesto n'a rien à voir avec les gangs mais il sera la première victime de ces six jours de violence débridée qui va frapper Lynwood.
Une agression éclair, impitoyable, humiliante, aussi, qui laisse Ernesto mourant, dans une ruelle, sur la chaussée... Un acte qui ne peut appeler que vengeance. En quelques heures, la violence entre gangs fait boules de neige et ça défouraille dans tous les sens, avec de gros calibres... Dès le premier soir, les cadavres se multiplient...
Mais, ce n'est pas tout. Dans une zone privée d'autorité, police, armée, les actes d'incivilité, si l'on peut parler ainsi, deviennent presque une activité sportive. Qu'ils émanent de junkies ou de citoyens lambda gagnés par l'envie de piller tel ou tel commerce, qu'ils aient des origines bassement matérielles ou empreintes d'un racisme omniprésent, ils grimpent eux aussi en flèche...
Six jours, six jours d'incendies volontaires, de fusillades, d'attaques de magasins, allant des simples centres commerciaux aux épiceries de quartier, en passant, et c'est le plus terrible dans un pays où les armes à feu occupent une place si spéciale, les armureries... Six jours sans plus aucun tabou, sans plus aucune limite, sans plus aucune loi, si ce n'est celle du premier qui tire...
Dans cette anarchie totale, à qui faire confiance ? A personne, sauf à soi-même, surtout si l'on a une arme... Et certains se font justice eux-mêmes, ajoutant la violence à la violence, même en pensant être "du bon côté". Quant aux rares représentants de l'ordre, eux aussi sont contaminés et leurs interventions sont elles aussi d'une violence inouïe, pas du tout mesurée et totalement disproportionnée.
Une véritable expédition punitive et ce constat terrible : enfin libéré des règles et des procédures, ces représentants de l'ordre appliquent aux gangs les mêmes méthodes, la même violence, ce que, en temps normal, on ne leur laisserait pas faire. Cette même violence sans frein qui est d'ailleurs la cause de tout ce bordel, tellement inattendue dans la deuxième ville de la plus grande puissance mondiale.
Je survole l'histoire de ce livre, je n'entre volontairement pas dans le détail des faits, vous les découvrirez en lisant le roman si vous le souhaitez. Mais, je n'ai pas encore parler de certains éléments essentiels de "Six jours", qui en font certainement un grand livre, et de Ryan Gattis un auteur qui vaut d'être découvert.
D'abord, c'est un roman choral. Chaque chapitre a un narrateur différent, que l'on suit plus ou moins longtemps, dans sa participation, volontaire ou parfois nettement moins, aux événements de Lynwood. Bien sûr, la majorité appartient aux deux gangs qui s'affrontent et soldent leurs contentieux au cours de cette semaine sanglante.
D'autres se retrouvent mêlés à cette affaire parce qu'ils travaillent comme pompiers ou infirmières, parce que leurs commerces, leurs activités sont en danger, parce qu'ils sont simplement témoins des troubles, des fusillades, de la tourmente qui se déchaîne... Mais tous sont impliqués chacun à leur manière dans cette semaine. "All involved", c'est d'ailleurs le titre original du roman.
A ce sujet, je dois compléter la citation placée en titre de ce billet. Car les mots qui suivent sont tout aussi forts et importants : "Certains d'entre nous sont enfermés dedans par leur naissance, ou la géographie, mais le reste d'entre nous, on ne fait qu'y travailler. Médecins, infirmières, pompiers, flics - nous la connaissons. Nous la voyons. Nous négocions avec la mort là où nous travaillons parce que, tout simplement, ça fait partie de notre boulot". Et n'oublions pas ceux qui habitent là et subissent.
Le choix fort, c'est de leur donner la parole, de raconter chaque chapitre avec ce "je" qui prend une force énorme au fil des récits qui se recoupent, s'entrecroisent. Le principe n'est pas neuf, pas non plus extrêmement original, mais peu importe, car, pour ce livre-là, pour cette histoire-là, c'est exactement ce qu'il faut pour mettre une bonne claque au lecteur.
Chaque tranche de vie est d'un réalisme cru, parfois d'une violence terrible, parfois racontée avec humour ou, au contraire, nous plongeant dans une noirceur dont on ne sait si l'on pourra émerger. On est vraiment sur le terrain, on suit toute l'action comme à travers une caméra subjective, portée à l'épaule. Ca bouge dans tous les sens, on se sort fort ou, au contraire, en danger.
La quatrième de couverture évoque d'ailleurs deux références qui viennent naturellement à l'esprit : "Short-cuts", de Raymond Carver (adapté par Robert Altman) et "Boyz in the hood", film choc de John Singleton, justement sorti en 1991. L'année de l'agression de Rodney King. Le film se déroule d'ailleurs dans les quartiers où se dérouleront les émeutes.
Cette fresque qui se dessine sous nos yeux, telle une tapisserie de Bayeux réalisée par des tagueurs, se nourrit du travail de très longue haleine de Ryan Gattis. Il a pris le temps de travailler en profondeur son sujet, de s'immerger dans cette semaine à travers des rencontres et des entretiens avec les différents acteurs qu'il a ensuite intégrés dans son histoire.
Il s'inspire du conflit interminable entre deux gangs dont le nom parlent à nos oreilles d'Européens, les Bloods et les Crips. Mais, outre les ex-membres de gangs, ce sont aussi toutes les autres personnes qu'il évoquent qu'il est allé voir, pour parler, par exemple, des conditions de travail des personnels de santé. Un simple exemple : alors que les agressions se multiplient, on ne ramasse plus les corps gisant dans la rue... Des scènes de guerre dans l'une des villes les plus riches au monde...
Ryan Gattis glisse dans le corps de son récit quelques informations statistiques sur les gangs et leur action. On parle de 1991-92, mais cela plante le décor et fait courir un frisson le long de l'échine du lecteur. Ainsi, on estime que les effectifs des gangs se montent à 102 000 individus (soit quasiment la population d'une ville comme Nancy !).
Je ne fais pas le détail du nombre d'armes en circulation et du calcul sur le nombre de munitions qui va avec (le chiffre est astronomique et plus encore celui de celles qui sont effectivement utilisées). Mais, je finis ce point par un chiffre, le plus terrible de tous : en 1991, ce sont 771 morts qui sont attribués aux gangs à LA. Deux victimes par jour, parmi lesquels, sans doute, des personnes qui n'en font pas partie, les subissent au quotidien.
Tout ce travail apporte un réalisme qui est l'une des grandes qualités du livre. Un roman noir, oui, mais pas uniquement. On aperçoit quelques rayons d'espoir, ici ou là. Quelques échappatoires, comme pour l'un des personnages, un tagueurs, qui refuse la récupération de son art par les gangs et qui va choisir de quitter la ville, faute de pouvoir s'opposer à eux. Mais, là où il va, il imagine la liberté...
Il n'est pas le seul, plusieurs autres personnages espèrent que cette semaine de dingues permettra de faire table rase d'un passé étouffant. Que, sur les décombres des maisons incendiés, des commerces pillés et sur les tombes des membres de gangs dessoudés, on pourra reconstruire une vie nouvelle, plus calme. Plus agréable et surtout apaisée. Pas certains que, près de 25 ans après, ces souhaits soient véritablement devenus réalité.
Deux fois que je parle de tagueur, et ce n'est pas un hasard. Ryan Gattis, parmi ses nombreuses activités, appartient à un "street art crew", un groupe d'artiste de rue. On mesure d'ailleurs comme la culture hip-hop et les gangs s'entre-pénètrent l'un l'autre, dans le roman. Comment cette culture urbaine se nourrit de la culture des gangs mais comment aussi les gangs cherchent à la récupérer à leur compte.
Une sorte d'arsenal de propagande qui vient s'ajouter à la fascination qu'exercent les gangs auprès de gamins qui idéalisent les gangstas, sans mesurer ce que cette vie impose sur le plan nerveux, la menace constante, la crainte de prendre une balle à tout moment, les représailles, les trafics, l'engagement à durée indéterminée qui peut valoir bien des ennuis si on change d'avis, etc.
Un dernier point avant de conclure ce billet-fleuve (oui, encore, je sais, mea culpa...). Symbole du soin mis par Ryan Gattis dans son travail d'écriture mais aussi de construction du livre : une bande musicale impeccable, riche et variée. Mais pas seulement : regardez les titres des morceaux, placez-les dans le contexte où ils apparaissent. Rien n'est laissé au hasard, même ces titres illustrent l'action. Chapeau bas !
Je ne suis pas critique littéraire, je suis un simple lecteur qui, un jour, a eu envie de partager ses lectures sur internet, pour que d'autres viennent échanger avec lui ou, pourquoi pas, aient envie de partager la lecture de certaines de ces histoires. Je ne sais absolument pas si "Lire" a raison de placer "Six jours" parmi les 20 meilleurs livres de 2015. Et je m'en moque un peu, à vrai dire.
Je sais juste que ce livre est incroyablement fort. Qu'il résonne aussi avec l'actualité présente des Etats-Unis. Les tensions raciales ravivées, les violences policières, le débat sur les armes, la sensation qu'on est proche d'une nouvelle implosion... Difficile, en refermant ce livre, de ne pas se demander si on revivra bientôt une telle semaine, mais plutôt quand elle se produira, tant elle semble inéluctable.