L’Irlandais James Joyce s’en prenait, comme il est normal dans son cas, à l’Angleterre de son temps en disant d’un ton indubitable de mépris qu’un Anglais ne trouvait rien de mieux à dire pour vanter ses accomplissements que « I paid my way », j’ai « payé » pour en arriver là. De nos jours, un Américain formulerait ça autrement, et nous l’imiterions tous, puisque c’est là que nous en sommes : « I sold my way », j’ai « vendu » pour en arriver là. Dans les deux cas, l’acception est également métaphorique. Payer, c’est souffrir, trimer; entreprendre et vendre, c’est… la métaphore universelle du XXIe siècle.
Car la frénésie de vente y est si répandue que plusieurs vendraient leur mère, d’abord en gros, puis au détail, et que tous vendent de tout, à commencer par eux-mêmes et en allant jusqu’à leurs idées, quand ils en ont encore.
La communication sous pression
L’impératif de se vendre à qui nul désormais n’échappe, de Facebook au marché du travail, est, en fait le revers d’une médaille dont l’avers est la communication, une communication devenue virale, incessante et obligatoire. Et surtout à sens unique, car cette pseudo-communication ne s’embarrasse ni de questions ni de dialogue : l’autre n’y est qu’un figurant qu’il s’agit de prendre à témoin, comme on prend en otage, un horizon qu’il s’agit de saturer, comme on occupe tout le terrain.
Aussi ne s’agit-il pas vraiment de communiquer, avec la part d’aléatoire et d’ambigüité que cela implique, mais plutôt de convaincre, de persuader, de circonvenir, voire d’assommer. Comme le fait la pub quand elle abandonne la simple séduction pour matraquer, bombarder, abrutir et procéder ainsi plutôt au viol des consciences.
Notre mode de pensée collective est publicitaire, point à la ligne. Et il repose sur le plus imparable des cynismes : le pragmatisme. Le monde est ce qu’il est, on ne le changera pas et il faut se comporter en conséquence : la fin justifie tous les moyens, des plus ignobles aux plus raffinés. On appelle ça du cynisme, du moins quand on utilise le terme à bon escient.
Mais la question qui, dès lors, se pose pourrait se dire sous forme d’un jeu de mots en apparence innocent : à quelles fins la fin ? Dans quel but ultime le but ? Pour quoi faire la rentabilité ? Le déficit zéro ? C’est, il va de soi, une question apocalyptique, si l’apocalypse est bien, comme le dit son sens originel grec, le discours des fins dernières plus encore que celui de la fin de tout, à quoi on le réduit trop souvent.
En ces temps de « rentabilisme » — le néologisme s’impose — plus encore que de rentabilité, il faut reposer cette question haut et fort à quiconque nous assomme de cet impératif encore plus catégorique que celui de Kant.
La rentabilité, pour quoi faire ?
Et d’abord, qu’est-ce qui est rentable, mais rentable vraiment ? Ou pour dire cela autrement, qui peut bien dire qu’il est vraiment un self-made-man, qu’il s’est élevé à partir de rien ? Ou que l’entreprise qui l’a rendu milliardaire n’a jamais, dans ses débuts modestes, bénéficié de quelque aide publique, fût-elle infime, avant de recevoir tout au long de sa croissance suffisamment de subventions, de dégrèvements d’impôts, de primes et de prébendes de toute sorte pour pouvoir permettre au patron, à un moment ou à un autre, de partir avec la caisse, comme cela se voit tous les jours ? Quelle compagnie prétendument créatrice de richesses et vendeuse d’emplois (car oui, désormais, tous les pays achètent des emplois aux multinationales, et parfois au prix fort) n’a pas amplement profité des innombrables infrastructures et de la formation de sa main-d’œuvre pendant au moins dix ans, si elle ne dépasse pas le niveau d’ouvrier qualifié, et pendant près de vingt, si elle sort de l’université. Car, le recteur Breton de l’Université de Montréal se trompe, ce n’est pas le rôle spécifique de l’université que de « former des cerveaux pour l’industrie », c’est, d’une certaine façon, le rôle du système d’éducation tout entier, de la prématernelle au doctorat éventuellement. Tout état digne de ce nom offre gracieusement tout cela à toute industrie, à tout commerce, à tout employeur. Mais tout état digne de ce nom prétend aussi ne pas faire que former des travailleurs ou des employés en éduquant sa population. Tout état digne de ce nom devrait donc rester de marbre devant le rentabilisme conquérant. Inutile de souligner que les états dignes de ce nom sont de plus en plus rares sur cette malheureuse planète.
L’être humain est-il rentable ? Je suis profondément convaincu que non, si l’on évalue la rentabilité en termes strictement économiques ou, pire encore, comptables. Car cela reviendrait à dire que les enfants sont rentables pour leurs parents, ce qui serait une absurdité, même pour les pays peu développés où les enfants contribuent eux aussi et très tôt à la survie de leur famille.
L’homme des cavernes s’est-il posé la question de savoir s’il était sage, prévoyant, bref, rentable, de sortir de son antre et d’affronter mammouth, ours et tigre géant ? Si une telle interrogation ne lui avait ne serait-ce qu’effleuré l’esprit, nous en serions encore à nous serrer tous ensemble les uns contre les autres, accroupis autour du feu de camp, si du moins l’invention du feu avait eu lieu sans déficit. Et le recteur Breton rongerait un os d’auroch au fond d’un antre obscur.
Et la culture, bordel ?
Il n’y a rien de plus humain que la culture. C’est elle qui, prise dans son sens aussi bien anthropologique qu’élitiste ou de « croissance personnelle », conditionne la vie de tous les peuples et de toutes les nations.
Se poser la question de la rentabilité de la culture est tout simplement risible. C’est comme si nous adorions Attila ou Daesh. Comme si nous pensions, enfants de 1984, que la mort, c’est la vie, que l’éradication, c’est l’essaimage, que détruire, c’est construire.
Rien n’est plus stupide que l’expression « industrie culturelle » : absolument tautologique, elle revient à dire que vivre, c’est respirer ou même, pire encore, que faire, c’est faire.
C’est pourtant — « pire qu’un crime, une faute », comme disait Fouché qui s’y connaissait dans les deux — la chose inqualifiable qu’a osé commettre le premier ministre japonais, Shinzo Abe, qui vient de réussir à convaincre par lettre toutes les universités de son pays, sauf deux, que les sciences humaines au grand complet étaient « inutiles ». En entendant parler de culture, il avait sorti sa calculette, comme l’autre son révolver. Faut-il préciser que monsieur Abe est l’honorable descendant d’une des plus riches et honorables familles du Japon, une famille d’honorables brasseurs de soja, de bière et d’affaires ? Il ne craint pas de se poser en honorable béotien cynique.
À l’heure où les arts, les lettres, la culture, du moins celle qui ne peut pas être dite « populaire », c’est-à-dire qui ne peut pas, elle, être qualifiée d’« industrie », sont menacés partout sur la planète, il importe de se rappeler, comme en écho rectificateur à Joyce, l’une des plus fortes formules de ce grand Britannique, Winston Churchill, qui n’en fut certes pas avare. La scène est à Londres, sous les bombardements allemands. Tous ses ministres assiègent le vieux lion pour qu’il coupe les subventions à tout ce qui est culturel, sous prétexte, ô combien respectable en apparence, qu’il devrait y avoir d’autres priorités en de telles circonstances. Il répond avec une superbe tout anglaise : « then, what are we fighting for? » Alors, pourquoi combattons-nous ? À quelles fins, cette résistance ? Dans quel but cet effort manifestement, expressément, irrémédiablement non rentable ?
L’obsession du déficit zéro et de la rentabilité à tout prix, à quelque sphère de la société qu’elle s’applique, fait inévitablement surgir la question des fins ultimes. Pourquoi tout cela ? La valeur au sens comptable est-elle la seule qui nous reste ? Et si oui, n’est-ce pas la fin de l’humanité ? L’apocalypse, comme si vous étiez ?
Le problème est encore, finalement, économique. Car nous ne sommes plus du tout sûrs de pouvoir encore opposer une autre valeur à la perspective myope et au discours muet de la rentabilité.
Cette autre valeur susceptible de faire barrage à l’autre, il est fort probable que nous n’en avons plus en stock. Et que la fabrication de toute valeur non marchande, quelle qu’elle soit, a été discontinuée.
Vérifiez donc, pour voir.
Jean-Pierre Vidal
in Signe des temps, Le Chat qui Louche, janvier 2016
Notice biographique
Écrivain, sémioticien et chercheur, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a enseigné depuis sa fondation en 1969. Outre des centaines d’articles dans des revues universitairesquébécoises et françaises, il a publié deux livres sur Alain Robbe-Grillet, trois recueils de nouvelles (Histoires cruelles et lamentables – 1991, Petites morts et autres contrariétés – 2011, et Le chat qui avait mordu Sigmund Freud – 2013), un essai en 2004 : Le labyrinthe aboli – de quelques Minotaures contemporains ainsi qu’un recueil d’aphorismes,Apophtegmes et rancœurs, aux Éditions numériques du Chat qui louche en 2012. Jean-Pierre Vidal collabore à diverses revues culturelles et artistiques (Spirale, Tangence, XYZ, Esse, Etc, Ciel Variable, Zone occupée). En plus de cette Chronique d’humeur bimensuelle, il participe occasionnellement, sous le pseudonyme de Diogène l’ancien, au blogue de Mauvaise herbe. Depuis 2005, il est conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec–Société et Culture (F.R.Q.S.C.).