J'ai découvert Ron Rash avec les douze nouvelles d'Incandescences. En tournant la dernière page du recueil, j'ai su que je lui serai fidèle. En attendant l'arrivée du Chant de la Tamassee, j'ai eu envie de lire un de ses précédants romans. J'ai hésité entre Un pied au paradis,Le monde à l'endroit et Une terre d'ombre.J'ai jeté mon dévolu sur ce dernier, son cinquième.
Le prologue met la table: un ingénieur de la Tennessee Valley Authority débarque à Mars Hill, en Caroline du Nord. Il doit annoncer aux habitants du comté
qu'un vallon sera englouti pour en faire un lac artificiel. Il craint la colère des uns et des autres, mais la nouvelle est accueillie avec joie. Enfin, cet «endroit où il n'arrivait que des malheur» disparaîtra. Lorsque l'ingénieur découvre un crâne au fond d'un puits, c'est une histoire terrible qui remonte à la surface.Premier chapitre, flashback quarante ans plus tôt, aux derniers milles de la Première Guerre mondiale. Laurel Shelton et son frère Hank vivent au fond d'un vallon plongé dans l'ombre, entre une falaise et une rivière. Un trou perdu, maudit, au cœur des Appalaches. Leurs parents avaient acheté cette terre, espérant y faire fortune.Une terre d'ombre et rien d'autre, lui avait dit sa mère, qui soutenait qu'il n'y avait pas d'endroit plus lugubre dans toute la chaîne des Blue Ridge. Un lieu maudit, aussi, pensait la plupart des habitants du comté, maudit bien avant que le père de Laurel n'achète ces terres. Les Cherokee avaient évité ce vallon, et dans la première famille blanche à s'y être installée tout le monde était mort de la varicelle. On racontait des histoires de chasseurs qui étaient entrés là et qu’on avait plus jamais revus, un lieu où erraient fantômes et esprits. Mais les parents de Laurel n'en savaient rien le printemps où son père, à la recherche de terres bon marché, avait passé la frontière séparant les comtés de Cocke et de Madison et trouvé cent acres pour le prix de vingt dans le Tennessee.Après la mort de leurs parents, Laurel et Hank se retrouvent avec cette terre maudite sur les bras. Déjà, le fait d'habiter ce vallon ne les aide pas à se faire des amis! Puis la tache de naissance de Laurel est une preuve de plus que ce lieu est damné.À cause de cette tache, Laurel est rejetée, pointée du doigt, traitée de sorcière. Elle allait à l'école, avant. Était une bonne élève, très appréciée de Mlle Calicut. Mais la pression des autres parents l'a emportée. Laurel a dû quitter l'école. Elle reste confinée dans le vallon, devenant «un être isolé des vivants», se démenant pour accomplir les tâches quotidiennes pendant que son frère fait de son mieux pour remettre sur pied la ferme familiale.Un jour, près de la rivière, Laurel entend un air de flûte. Envoûtée par ce qu'elle entend, elle s'enfonce dans la forêt. Là, un inconnu mal en point est adossé contre un arbre. Elle le ramène chez elle, prend soin de lui. Muet, l'homme donne un bout de papier à Laurel: il se nomme Walter et veut aller à New York.Laurel aimerait qu'il reste. Hank aussi, car il donne un bon coup de main. Et si Walter était pour Laurel une porte de sortie, une bouée de sauvetage, une chance - l'unique - d'avoir un meilleur destin? Walter ensoleille sa vie. Mais le soleil ne reste jamais bien longtemps dans ce vallon.Un étranger, une sorcière… Il n'en faut pas plus pour attiser la haine des habitants de Mars Hill. Leur vraie nature remonte à la surface. La méchanceté, la calomnie, la barbarie se déchaînent.Pas de doute, ce vallon est maudit…Je suis entrée dans Une terre d'ombre comme un couteau chaud dans du beurre. Prise dans les filets de cette histoire dès les premières pages.Les mots de Ron Rash sont porteurs d'une grande puissance d'évocation. À travers son écriture, c'est toute la rudesse de l'Amérique rural du début du 20e siècle qu'il raconte. L'étroitesse d'esprit des uns, la bêtise des autres. Les superstitions et les préjugés ont ici la couenne dure. Les personnages de Ron Rash sont pris au piège d'existences trop étroites pour eux. Avec sa grande humanité, il n'en fait jamais des victimes. Des personnages forts aux caractères complexes, bien circonscrits. Des vies déchirées... et déchirantesUn roman haletant, inquiétant. Des pages d'une grande intensité, habitées par une sourde violence et une grande humanité. Une tragédie magistrale comme je les aime!Une terre d'ombre, Ron Rash, Points Seuil, 288 pages, 2015.★★★★★