L'imposture... Nous venons de l'évoquer ici, à travers "Lady Mensonges", de Marie-Laure Le Foulon. Mais le sujet est vaste, sans doute aussi ancien que la littérature, alors, j'avais envie de continuer dans cette voix, avec un livre bien différent, dans le fond et dans la forme, alors qu'il y a pourtant nombre de points communs entre les sujets évoqués. Et cette différence de traitement n'est certainement pas étrangère à la perception nettement plus positive qu'on peut avoir d'Enric Marco, personnage central de notre livre du jour, malgré ses mensonges. Mais "L'Imposteur", de Javier Cercas (en grand format chez Actes Sud), n'est pas qu'une recherche biographique ou que le portrait d'un homme qui rêvait d'un destin extraordinaire. C'est une formidable réflexion sur la place que nous donnons au mensonge et à la vérité dans nos vies, mais aussi sur l'écriture et cet autre fieffé menteur : le romancier.
Le 27 janvier 2005, 60 ans jour pour jour après la libération du camp d'extermination nazi d'Auschwitz, les Cortes, le parlement espagnol, rend pour la première fois hommage aux déportés. A la tribune, monte un certain Enric Marco, lui-même ancien déporté au camp de Flossebürg, en Bavière, dont le discours, ce jour-là, touchera profondément ceux qui l'ont écouté.
Enric Marco est une figure populaire en Espagne. Ce Catalan, qui a dépassé allègrement les 80 ans, au moment de son discours, est une figure de l'anarcho-syndicalisme dans son pays. Militant antifranquiste dès l'adolescence, il a été, après le retour à la démocratie, à la fin des années 70, le secrétaire général de la CNT, syndicat historique en Espagne.
Par la suite, il a été à la tête d'une importante association de parents d'élèves puis, à la fin des années 90, a intégré l'Amicale de Mauthausen, dont il est devenu le président. Cette association rassemble les derniers déportés espagnols survivants, mais aussi des familles d'anciens déportés qui essayent de maintenir le souvenir de leur proche, dans une Espagne où la question des déportations n'occupe pas du tout la même place qu'en France, par exemple.
Au printemps suivant, c'est encore Enric Marco qui doit prendre la parole devant le premier ministre espagnol, Jose Luis Zapatero, le chancelier autrichien et des survivants venus de toutes l'Europe lors des cérémonies au camp de Mauthausen, libéré au début du mois de mai 1945. Mais, cette fois, il n'aura pas l'occasion de faire de discours.
Quelques jours avant son départ pour l'Autriche, une rumeur court, qui ne sera officialisée qu'après les cérémonies de Mauthausen : Enric Marco n'a jamais été déporté dans aucun camp nazi, il a menti pendant toutes ces années. A l'origine de l'information, un historien, Benito Bermejo, qui vient déjà de démontrer l'imposture d'un autre faux déporté espagnol, quelques mois plus tôt...
Le scandale est énorme, en Espagne. Enric Marco, depuis des années, se rend régulièrement dans les écoles du pays pour partager son expérience et sensibiliser les jeunes Espagnols à la question de la Shoah et du fascisme en général. Une activité dans laquelle il se montre brillant. Il est aussi régulièrement invité par les médias dès qu'on veut évoquer ces questions...
Et, pendant les années qui vont suivre la révélation de son imposture, Enric Marco va revenir périodiquement sur le devant de la scène à travers des reportages, des documentaires... Javier Cercas, romancier, connaît évidemment Enric Marco et, à la fin des années 2009, il envisage d'écrire un livre sur cette histoire.
Il rencontre une première fois celui que toute l'Espagne considère désormais comme l'Imposteur, mais, le moment n'est pas venu. C'est véritablement à partir de 2013 qu'il va véritablement se lancer dans ce projet. Un projet qui va prendre une dimension toute particulière quand Cercas réalise peu à peu que Marco n'a pas seulement menti sur sa déportation mais qu'il a en fait réécrit les 50 premières années de sa vie...
"L'imposteur", c'est à la fois le récit de ces entretiens, au cours desquels, dans un incroyable bras de fer, une lutte pied à pied, l'écrivain va obtenir les aveux, du bout des lèvres, de son interlocuteur, désormais nonagénaire, et reconstituer peu à peu son véritable parcours. Mais, c'est aussi un suivi de la démarche personnelle de Javier Cercas, ce livre s'inscrivant dans une période particulière de sa vie et de son oeuvre.
Javier Cercas utilise la révélation de Benito Bermejo comme le bout d'un écheveau qui dépasse et va tirer dessus pour le démêler, jusqu'à nous proposer un parcours bien différent d'Enric Marcos, qui a même menti sur sa date de naissance ! Il l'a décalée de deux jours, pour pouvoir dire qu'il est né le 14 avril 1921, soit 10 ans jour pour jour avant la proclamation de la Seconde République Espagnole.
Le genre de détails qui montre bien le patient et savant travail de réécriture auquel s'est astreint Enric Marco des années durant. Dans quel but ? Certainement par narcissisme, mais aussi par besoin personnel d'effacer la médiocrité de sa vie jusqu'à la mort de Franco, par une existence plus héroïque. Se mettre en valeur aux yeux des autres, c'est vrai, mais peut-être avant tout, aux siens...
Au fil de cette enquête au long cours, Javier Cercas ne va pas seulement mettre en évidence l'incroyable somme de mensonges (et dans tous les domaines, personnels, amoureux, familiaux, professionnels, politiques, etc.) d'Enric Marcos, ou, plus exactement, sa façon très habile de conclure de petits arrangements avec la vérité.
Il va également donner une vision bien moins flatteuse de ses expériences post-franquistes, à la tête, successivement, de la CNT, de la CGT, de son association de parents d'élèves et de l'Amicale de Mauthausen. Bref, fini le beau rôle, pour Enric Marco, la statue soigneusement sculptée par lui-même s'effondre dans un terrible fracas, projetant des milliers de petits morceaux de plâtre...
Et pourtant, tout menteur invétéré qu'il est, on ne peut s'empêcher de le trouver sympathique, cet Enric Marco. Et Javier Cercas le premier, même si, par moments, au cours de leurs entretiens, ce rodomont lui tape sérieusement sur le système. Mais, il y a aussi quelque chose de terriblement attachant chez cet homme, sous le costume de fanfaron duquel point une profonde tristesse.
Je ne vais pas ici insister ni sur la biographie moins fictive d'Enric Marco, ni sur les découvertes de Cercas en la matière. C'est, bien sûr, le coeur de "l'Imposteur" et le lecteur doit faire lui aussi le parcours, en se laissant entraîner dans cette étrange quête d'identité par procuration. Il nous faut aussi parler de Javier Cercas qui est également un personnage du livre.
Lorsque Cercas envisage pour la première fois d'écrire sur Enric Marco, il vient de publier une non-fiction et souhaite, pour des raisons personnelles, retourner à la fiction. "La réalité tue, la fiction sauve", répète-t-il comme un leitmotiv au long du livre. Formule qui vise aussi bien le faux déporté que l'écrivain lui-même.
Cercas traverse une mauvaise passe, il redoute lui-même d'être un imposteur et connaît une période de dépression. Cela explique le délai laissé avant de s'attaquer vraiment au cas Marco. Mais, une fois lancé, on se retrouve avec une espèce de mise en abyme très particulière : un écrivain souhaitant écrire de la fiction se retrouve à travailler sur le portrait d'un personnage réel ayant romancé sa vie...
Dans "l'Imposteur", fiction et réalité sont indissociables l'une de l'autre, elles en sont les deux mamelles, qui se complètent, s'opposent, s'attirent ou se repoussent à tout de rôle. Il y a dans le livre une analogie très juste entre Enric Marco et Don Quichotte, personnage emblématique de l'Espagne s'il en est.
Comme le chevalier à la triste figure, le jovial Enric Marco a attendu l'âge mûr pour réinventer sa vie. Mais, si l'hidalgo devient chevalier errant poussé par un coup de folie, le faux déporté, lui, a soigneusement orchestré sa vie rêvée, jusque dans les moindres détails, complétés petit à petit, au fil de voyages, d'expériences, de lectures, car c'est un boulimique de livres.
Mais, malgré cette différence, c'est vrai qu'on a là deux hommes qui ont certainement souffert de leur propre médiocrité et ont voulu y remédier, de façon spectaculaire pour le chasseur de moulins à vent, de façon plus discrète, subtile, sournoise, diront ses détracteurs (et il en a ! Beaucoup, même !), pour l'ancien syndicaliste.
Toutefois, le parallèle ne s'arrête pas là : en acceptant le jeu de la rencontre, de la discussion et des aveux, finalement, même si, pour en arriver là, pour avoir quelques instants de sincérité, pour que le comédien tombe enfin le masque, il va falloir patienter longtemps, Enric Marco fait de Javier Cercas son Cervantès.
Biographe devant trancher entre le vrai et le faux en permanence, cherchant les éléments à charge et à décharge, les inexactitudes, les imprécisions, soulevant les voiles et les coins de tapis, Javier Cercas fabrique un incroyable personnage, très romanesque, malgré tout ce qu'on peut, à juste titre, lui reprocher, en utilisant un matériau qui n'est pas issu de son propre imaginaire.
Autant que la double vie d'Enric Marco, les interrogations existentielles et artistiques de Javier Marcos sont passionnantes. On a un écrivain dans le doute, un doute profond, lié à des éléments aussi bien personnels que littéraires, et qui trouve dans son travail sur un imposteur le remède à son inquiétude, soigne le mal par le mal en racontant l'imposture pour ne plus se sentir imposteur.
L'écriture de ce livre a nécessité bien des recherches et l'on sent bien que Cercas n'a pas ménagé sa peine. La partie iconographique est très intéressante aussi, choisie à bon escient, jusqu'à la pièce finale, qui confère un certain génie et un certain panache à l'imposture d'Enric Marco même si, je le reconnais, c'est d'assez mauvais goût et moralement condamnable.
Le livre s'achève sur un long épilogue dont Cercas est le personnage. Pas d'ego-trip dans cette démarche, juste l'accomplissement final d'un travail qui, au fil des séances, a fini par prendre une tournure personnelle et même familiale pour l'auteur. Et l'on se rend compte aussi à quel point il se cherche, tout au long de cette décennie qui sépare la révélation de l'imposture de la sortie du livre.
Dernier aspect passionnant du livre : une réflexion sur le mensonge et la place, mais aussi le sens qu'on peut lui donner. Là encore, on se sent assez ambivalent face à Enric Marco. Si, en lisant "Lady Mensonges", je suis sorti très mal disposé à l'égard de Mary Lindell, j'ai du mal à détester Marco, malgré le côté assez vil de son imposture, malgré son choix contestable d'usurper le statut de déporté.
Pourquoi ? Parce que tout ceux qui ont entendu Enric Marco prendre la parole en tant que déporté, au nom des déportés, lors de rencontres scolaires, de manifestations officielles ou autres, ont tous salué le contenu de ses interventions et la justesse de sa pédagogie. Son discours a fait mouche et, si l'on excepte cette mise en scène de lui-même, il pourrait être repris par la suite...
Alors, y a-t-il de bons mensonges et de mauvais mensonges ? Y a-t-il des mensonges utiles, et d'autres détestables ? Philosophes à l'appui, et pas des moindres, Cercas réfléchit durant une partie du livre à la manière d'appréhender le mensonge de Marco, comme s'il lui cherchait des circonstances atténuantes voire un certain mérite à sa démarche d'imposteur.
Mais, c'est aussi une question que se pose l'écrivain sur lui-même. Le romancier est un menteur, dit en substance Umberto Eco, et Enric Marco, dans une formidable joute verbale, ne va pas se gêner pour rappeler à son interlocuteur que lui aussi gagne sa vie avec des mensonges, ceux qu'il fait gober à ses lecteurs.
Pour Cercas, la fiction, celle qui sauve, souvenez-vous, quand la réalité tue, est un outil pour dire le vrai. C'est donc un mensonge utile. Mais où situer quelqu'un comme Enric Marco, dans ces conditions ? N'est-il pas le plus habile des romanciers, lui qui a su faire de sa propre vie un roman que tant de gens ont cru et admiré ?
Ne vous attendez pas, en lisant "l'imposteur", à tomber sur un roman classique. J'ai essayé ici de mettre en valeur les différentes facettes de ce livre, qui s'entremêlent. Le récit de la vie de Marco, la fausse et la vraie, la confrontation de la vérité telle que la dessine Cercas et des mensonges, n'en est qu'une partie, la plus importante, certes, mais pas la seule qu'on trouve au coeur de ces pages.
Le destin d'Enric Marco, personnage baroque, excessif, fanfaron, prodigieux, tellement peu en phase avec cette vie ordinaire qu'il a cherché à ripoliner du sol au plafond, est extraordinaire. Elle nous met aussi, nous, lecteurs, face à nos petits mensonges quotidiens, allez, ne niez pas, on en dit tous, on arrange tous un peu la réalité pour qu'elle soit plus seyante. Parce que, pour nous aussi, la réalité tue et la fiction sauve.
Le 27 janvier 2005, 60 ans jour pour jour après la libération du camp d'extermination nazi d'Auschwitz, les Cortes, le parlement espagnol, rend pour la première fois hommage aux déportés. A la tribune, monte un certain Enric Marco, lui-même ancien déporté au camp de Flossebürg, en Bavière, dont le discours, ce jour-là, touchera profondément ceux qui l'ont écouté.
Enric Marco est une figure populaire en Espagne. Ce Catalan, qui a dépassé allègrement les 80 ans, au moment de son discours, est une figure de l'anarcho-syndicalisme dans son pays. Militant antifranquiste dès l'adolescence, il a été, après le retour à la démocratie, à la fin des années 70, le secrétaire général de la CNT, syndicat historique en Espagne.
Par la suite, il a été à la tête d'une importante association de parents d'élèves puis, à la fin des années 90, a intégré l'Amicale de Mauthausen, dont il est devenu le président. Cette association rassemble les derniers déportés espagnols survivants, mais aussi des familles d'anciens déportés qui essayent de maintenir le souvenir de leur proche, dans une Espagne où la question des déportations n'occupe pas du tout la même place qu'en France, par exemple.
Au printemps suivant, c'est encore Enric Marco qui doit prendre la parole devant le premier ministre espagnol, Jose Luis Zapatero, le chancelier autrichien et des survivants venus de toutes l'Europe lors des cérémonies au camp de Mauthausen, libéré au début du mois de mai 1945. Mais, cette fois, il n'aura pas l'occasion de faire de discours.
Quelques jours avant son départ pour l'Autriche, une rumeur court, qui ne sera officialisée qu'après les cérémonies de Mauthausen : Enric Marco n'a jamais été déporté dans aucun camp nazi, il a menti pendant toutes ces années. A l'origine de l'information, un historien, Benito Bermejo, qui vient déjà de démontrer l'imposture d'un autre faux déporté espagnol, quelques mois plus tôt...
Le scandale est énorme, en Espagne. Enric Marco, depuis des années, se rend régulièrement dans les écoles du pays pour partager son expérience et sensibiliser les jeunes Espagnols à la question de la Shoah et du fascisme en général. Une activité dans laquelle il se montre brillant. Il est aussi régulièrement invité par les médias dès qu'on veut évoquer ces questions...
Et, pendant les années qui vont suivre la révélation de son imposture, Enric Marco va revenir périodiquement sur le devant de la scène à travers des reportages, des documentaires... Javier Cercas, romancier, connaît évidemment Enric Marco et, à la fin des années 2009, il envisage d'écrire un livre sur cette histoire.
Il rencontre une première fois celui que toute l'Espagne considère désormais comme l'Imposteur, mais, le moment n'est pas venu. C'est véritablement à partir de 2013 qu'il va véritablement se lancer dans ce projet. Un projet qui va prendre une dimension toute particulière quand Cercas réalise peu à peu que Marco n'a pas seulement menti sur sa déportation mais qu'il a en fait réécrit les 50 premières années de sa vie...
"L'imposteur", c'est à la fois le récit de ces entretiens, au cours desquels, dans un incroyable bras de fer, une lutte pied à pied, l'écrivain va obtenir les aveux, du bout des lèvres, de son interlocuteur, désormais nonagénaire, et reconstituer peu à peu son véritable parcours. Mais, c'est aussi un suivi de la démarche personnelle de Javier Cercas, ce livre s'inscrivant dans une période particulière de sa vie et de son oeuvre.
Javier Cercas utilise la révélation de Benito Bermejo comme le bout d'un écheveau qui dépasse et va tirer dessus pour le démêler, jusqu'à nous proposer un parcours bien différent d'Enric Marcos, qui a même menti sur sa date de naissance ! Il l'a décalée de deux jours, pour pouvoir dire qu'il est né le 14 avril 1921, soit 10 ans jour pour jour avant la proclamation de la Seconde République Espagnole.
Le genre de détails qui montre bien le patient et savant travail de réécriture auquel s'est astreint Enric Marco des années durant. Dans quel but ? Certainement par narcissisme, mais aussi par besoin personnel d'effacer la médiocrité de sa vie jusqu'à la mort de Franco, par une existence plus héroïque. Se mettre en valeur aux yeux des autres, c'est vrai, mais peut-être avant tout, aux siens...
Au fil de cette enquête au long cours, Javier Cercas ne va pas seulement mettre en évidence l'incroyable somme de mensonges (et dans tous les domaines, personnels, amoureux, familiaux, professionnels, politiques, etc.) d'Enric Marcos, ou, plus exactement, sa façon très habile de conclure de petits arrangements avec la vérité.
Il va également donner une vision bien moins flatteuse de ses expériences post-franquistes, à la tête, successivement, de la CNT, de la CGT, de son association de parents d'élèves et de l'Amicale de Mauthausen. Bref, fini le beau rôle, pour Enric Marco, la statue soigneusement sculptée par lui-même s'effondre dans un terrible fracas, projetant des milliers de petits morceaux de plâtre...
Et pourtant, tout menteur invétéré qu'il est, on ne peut s'empêcher de le trouver sympathique, cet Enric Marco. Et Javier Cercas le premier, même si, par moments, au cours de leurs entretiens, ce rodomont lui tape sérieusement sur le système. Mais, il y a aussi quelque chose de terriblement attachant chez cet homme, sous le costume de fanfaron duquel point une profonde tristesse.
Je ne vais pas ici insister ni sur la biographie moins fictive d'Enric Marco, ni sur les découvertes de Cercas en la matière. C'est, bien sûr, le coeur de "l'Imposteur" et le lecteur doit faire lui aussi le parcours, en se laissant entraîner dans cette étrange quête d'identité par procuration. Il nous faut aussi parler de Javier Cercas qui est également un personnage du livre.
Lorsque Cercas envisage pour la première fois d'écrire sur Enric Marco, il vient de publier une non-fiction et souhaite, pour des raisons personnelles, retourner à la fiction. "La réalité tue, la fiction sauve", répète-t-il comme un leitmotiv au long du livre. Formule qui vise aussi bien le faux déporté que l'écrivain lui-même.
Cercas traverse une mauvaise passe, il redoute lui-même d'être un imposteur et connaît une période de dépression. Cela explique le délai laissé avant de s'attaquer vraiment au cas Marco. Mais, une fois lancé, on se retrouve avec une espèce de mise en abyme très particulière : un écrivain souhaitant écrire de la fiction se retrouve à travailler sur le portrait d'un personnage réel ayant romancé sa vie...
Dans "l'Imposteur", fiction et réalité sont indissociables l'une de l'autre, elles en sont les deux mamelles, qui se complètent, s'opposent, s'attirent ou se repoussent à tout de rôle. Il y a dans le livre une analogie très juste entre Enric Marco et Don Quichotte, personnage emblématique de l'Espagne s'il en est.
Comme le chevalier à la triste figure, le jovial Enric Marco a attendu l'âge mûr pour réinventer sa vie. Mais, si l'hidalgo devient chevalier errant poussé par un coup de folie, le faux déporté, lui, a soigneusement orchestré sa vie rêvée, jusque dans les moindres détails, complétés petit à petit, au fil de voyages, d'expériences, de lectures, car c'est un boulimique de livres.
Mais, malgré cette différence, c'est vrai qu'on a là deux hommes qui ont certainement souffert de leur propre médiocrité et ont voulu y remédier, de façon spectaculaire pour le chasseur de moulins à vent, de façon plus discrète, subtile, sournoise, diront ses détracteurs (et il en a ! Beaucoup, même !), pour l'ancien syndicaliste.
Toutefois, le parallèle ne s'arrête pas là : en acceptant le jeu de la rencontre, de la discussion et des aveux, finalement, même si, pour en arriver là, pour avoir quelques instants de sincérité, pour que le comédien tombe enfin le masque, il va falloir patienter longtemps, Enric Marco fait de Javier Cercas son Cervantès.
Biographe devant trancher entre le vrai et le faux en permanence, cherchant les éléments à charge et à décharge, les inexactitudes, les imprécisions, soulevant les voiles et les coins de tapis, Javier Cercas fabrique un incroyable personnage, très romanesque, malgré tout ce qu'on peut, à juste titre, lui reprocher, en utilisant un matériau qui n'est pas issu de son propre imaginaire.
Autant que la double vie d'Enric Marco, les interrogations existentielles et artistiques de Javier Marcos sont passionnantes. On a un écrivain dans le doute, un doute profond, lié à des éléments aussi bien personnels que littéraires, et qui trouve dans son travail sur un imposteur le remède à son inquiétude, soigne le mal par le mal en racontant l'imposture pour ne plus se sentir imposteur.
L'écriture de ce livre a nécessité bien des recherches et l'on sent bien que Cercas n'a pas ménagé sa peine. La partie iconographique est très intéressante aussi, choisie à bon escient, jusqu'à la pièce finale, qui confère un certain génie et un certain panache à l'imposture d'Enric Marco même si, je le reconnais, c'est d'assez mauvais goût et moralement condamnable.
Le livre s'achève sur un long épilogue dont Cercas est le personnage. Pas d'ego-trip dans cette démarche, juste l'accomplissement final d'un travail qui, au fil des séances, a fini par prendre une tournure personnelle et même familiale pour l'auteur. Et l'on se rend compte aussi à quel point il se cherche, tout au long de cette décennie qui sépare la révélation de l'imposture de la sortie du livre.
Dernier aspect passionnant du livre : une réflexion sur le mensonge et la place, mais aussi le sens qu'on peut lui donner. Là encore, on se sent assez ambivalent face à Enric Marco. Si, en lisant "Lady Mensonges", je suis sorti très mal disposé à l'égard de Mary Lindell, j'ai du mal à détester Marco, malgré le côté assez vil de son imposture, malgré son choix contestable d'usurper le statut de déporté.
Pourquoi ? Parce que tout ceux qui ont entendu Enric Marco prendre la parole en tant que déporté, au nom des déportés, lors de rencontres scolaires, de manifestations officielles ou autres, ont tous salué le contenu de ses interventions et la justesse de sa pédagogie. Son discours a fait mouche et, si l'on excepte cette mise en scène de lui-même, il pourrait être repris par la suite...
Alors, y a-t-il de bons mensonges et de mauvais mensonges ? Y a-t-il des mensonges utiles, et d'autres détestables ? Philosophes à l'appui, et pas des moindres, Cercas réfléchit durant une partie du livre à la manière d'appréhender le mensonge de Marco, comme s'il lui cherchait des circonstances atténuantes voire un certain mérite à sa démarche d'imposteur.
Mais, c'est aussi une question que se pose l'écrivain sur lui-même. Le romancier est un menteur, dit en substance Umberto Eco, et Enric Marco, dans une formidable joute verbale, ne va pas se gêner pour rappeler à son interlocuteur que lui aussi gagne sa vie avec des mensonges, ceux qu'il fait gober à ses lecteurs.
Pour Cercas, la fiction, celle qui sauve, souvenez-vous, quand la réalité tue, est un outil pour dire le vrai. C'est donc un mensonge utile. Mais où situer quelqu'un comme Enric Marco, dans ces conditions ? N'est-il pas le plus habile des romanciers, lui qui a su faire de sa propre vie un roman que tant de gens ont cru et admiré ?
Ne vous attendez pas, en lisant "l'imposteur", à tomber sur un roman classique. J'ai essayé ici de mettre en valeur les différentes facettes de ce livre, qui s'entremêlent. Le récit de la vie de Marco, la fausse et la vraie, la confrontation de la vérité telle que la dessine Cercas et des mensonges, n'en est qu'une partie, la plus importante, certes, mais pas la seule qu'on trouve au coeur de ces pages.
Le destin d'Enric Marco, personnage baroque, excessif, fanfaron, prodigieux, tellement peu en phase avec cette vie ordinaire qu'il a cherché à ripoliner du sol au plafond, est extraordinaire. Elle nous met aussi, nous, lecteurs, face à nos petits mensonges quotidiens, allez, ne niez pas, on en dit tous, on arrange tous un peu la réalité pour qu'elle soit plus seyante. Parce que, pour nous aussi, la réalité tue et la fiction sauve.